Yann Gourdon La dynamique de l’impalpable

Interviews 02.05.2021

Parti des musiques traditionnelles et du bal folk, le vielliste Yann Gourdon a mis ses bourdons au service de la musique expérimentale, fondant le groupe France en 2005. S’exprimant en solo ou dans toutes sortes de configurations d’ensembles, il a contribué à démontrer, aux côtés des douze musiciens du collectif La Nòvia, comment la tradition peut se réinventer aujourd’hui en ouvrant des champs d’explorations sonores immersives et hypnotiques.

Entretien réalisé le 12 février 2021

Commençons par ton parcours, ta formation. Qu’est-ce qui t’a poussé à choisir cet instrument, la vielle à roue ? Quand cela s’est-il passé ?
Ça date de mon enfance : mon père était musicien, violoneux et pratiquait notamment les musiques traditionnelles irlandaises. La vielle faisait partie des instruments que je croisais et l’envie m’est venue soudainement d’en jouer, après avoir fait du piano classique. J’ai démarré à l’âge de douze ans. J’ai pris des cours à Grenoble avec Isabelle Pignol et Valentin Clastrier.

Ce sont deux grands noms de la vielle à roue. Que t’ont-ils apporté ?
Ils m’ont apporté une façon d’aborder et de concevoir l’instrument qui tendait vers l’ouverture à d’autres champs musicaux. Mon père était ami avec le luthier Denis Soriat, qui a développé le premier prototype de vielle électroacoustique, notamment pour Valentin Clastrier. Mon premier instrument n’avait donc pas une forme traditionnelle, c’était une vielle plate, ce qui a déjà été un bouleversement pour moi. 

Quelle est la différence entre une vielle plate et une vielle traditionnelle ?
Il existe des vielles traditionnelles plates en forme de guitare, et d’autres en forme ronde de luth. Il y a eu au XVIIIe siècle un engouement pour cet instrument de la part de la noblesse et de la bourgeoisie, et de nombreux luthiers se sont mis à transformer des luths et des guitares en vieilles. Les vielles plates de Denis Soriat ont cependant une forme contemporaine qui n’a rien à voir avec la guitare, il les a conçues en vue de les électrifier avec des micros piezo (micros contact). Les quatre parties distinctes de la vielle sont les mélodies (chanterelles), le bourdon, le chien (cordes de bourdon) et les cordes sympathiques.

Entre 1993 et 2003, tu joues avec le groupe Djal (« Du Jour Au Lendemain »). C’est un groupe de musique traditionnelle ?
Djal est une histoire particulière, qui est liée à mon père. Nous jouions dans la rue en faisant la manche, et dans l’association grenobloise où il donnait des cours de violon. Là s’organisait une scène ouverte en bal toutes les semaines, où nous jouions en duo. Des amis de mon père se sont greffés. Le groupe Djal a émergé de ces rencontres. Ce groupe existe toujours. Ils pratiquent le bal folk sans spécificité régionale, puisant dans toutes sortes de répertoire et de danses à travers la France.

Les musiques traditionnelles sont donc un véritable terreau pour toi ?
C’est ce qui m’a propulsé. J’ai vraiment débuté dans ce milieu. J’étais dans un environnement professionnel dès l’âge de 13 ans, et je pense que c’est ce qui a déterminé le fait que je continue la musique.

En 1999, tu t’orientes vers les musiques expérimentales. Tu étudies à l’École Nationale de Musique de Villeurbanne jusqu’en 2003. Qu’est-ce qui t’a poussé vers ce domaine musical, après avoir tant joué de musique traditionnelle ?
C’est le fruit d’un hasard total et d’une rencontre. Quelqu’un m’a fait écouter les sons paradoxaux de Jean-Claude Risset, qui m’ont beaucoup interpelé. À cette même époque, j’avais découvert à la radio les musiques de Stockhausen et de Varèse, qui m’avaient chatouillé les oreilles. J’ai appelé Bernard Fort et j’ai suivi ses cours d’électroacoustique, mais aussi des cours de composition, d’improvisation libre, de synthèse analogique.

Tu es ensuite inscrit aux Beaux-Arts de Valence, où ton intérêt se porte encore sur les expériences sonores. Quelle est la teneur de tes projets ?
Je voulais retrouver un contexte de recherche et d’expérimentation. Je suis entré aux Beaux-Arts pour y chercher une dimension visuelle. J’avais envie de faire de la vidéo et de me confronter à l’installation : réfléchir à des œuvres dans l’espace. J’y ai rencontré Jérémie (Sauvage) à la basse et Mathieu (Tilly) à la batterie, avec qui nous avons fondé le groupe France.

Ce groupe France naît à ce moment, en 2005 ?
Nous nous retrouvions avec Jérémie tous les mardis dans l’amphithéâtre pour préparer des performances, avec des dispositifs très différents. Jérémie m’a proposé un jour de faire une reprise de l’album de Faust et Tony Conrad. Nous sommes donc partis à la quête d’un batteur et avons trouvé Mathieu. Le groupe était créé.

Quel est la raison du choix du nom du groupe ?
C’est uniquement une référence au prénom France, il n’y a aucune idée nationaliste, ni de rejet ou de provocation.

Vos prestations reposent-elles sur de l’improvisation pure ou y a-t-il des moments prévus, les performances sont-elles cartographiées en amont ?
Ça fait maintenant plus de dix ans qu’on joue la même chose, sans lassitude. L’assise rythmique est donnée par la basse et la batterie. Sur cette assise fixe, la vielle vient remplir l’espace, dans un geste plus improvisé, mais qui reste contraint à un processus. Elle est inscrite dans un développement toujours assez similaire, qui ne varie que selon les contextes de jeu, les espaces et les interactions du public. Jérémie et moi jouons dans la fosse, dans le public. On s’inscrit dans le même flot que les auditeurs, pour entendre ce qu’ils entendent, afin de créer un feedback entre eux et notre musique.

Ta musique repose sur des sons continus, des bourdons, notamment sous-entendus par ton instrument lui-même, et sur une gestion très particulière du temps, basée sur son élasticité, qui entraîne une notion immersive, la perte de repères et la plongée au cœur du son. Quelles sont tes influences dans ce domaine ?
L’influence première, c’est la vielle et ses bourdons. Dès que j’ai commencé à bricoler avec mon instrument, je me suis rendu compte que je m’abandonnais dans ce son continu. J’étais conforté par la rencontre de musiciens tels que Tony Conrad, La Monte Young et Phill Niblock. J’ai été aussi beaucoup marqué par les œuvres d’Alvin Lucier, encore un compositeur américain qui avait un véritable intérêt pour la dimension spatiale et acoustique du son. Je voulais baigner dans un bourdon et essayer de m’y maintenir. A l’époque, c’étaient les balbutiements. Maintenant, je peux aller beaucoup plus loin. J’écoute tout ce qui peut se développer dans un bourdon : il y a une multitude de choses à écouter à l’intérieur, ça ouvre de nouveaux mondes, des nouvelles orientations, des petits recoins à aller chercher.

Tu as utilisé un mot très fort : le verbe « s’abandonner ». C’est aussi ce qu’on ressent à l’écoute de ta musique en concert. Il faut se laisser aller complètement. S’il y a un blocage, l’expérience ne fonctionne pas. Mais à partir du moment où on accepte d’être dépassé et de se laisser prendre totalement par ce continuum sonore, quelque chose s’opère. Tu évoques donc le même phénomène du côté du musicien ?
Ça demande en premier lieu un effort, effectivement, pour passer un cap où on va relâcher et abandonner les craintes, les repères culturels, les habitudes. J’aime beaucoup cette notion de perte de repères. Travailler sur des temps plutôt longs induit de ne plus savoir dans quelle temporalité on se trouve ; comme travailler sur les espaces acoustiques, jouer sur les réflexions du son, induit une perte de repères dans l’espace, ne plus savoir d’où vient le son exactement. C’est pour moi l’endroit du vertige, la limite avant de tomber.

Tu cherches effectivement une relation dynamique avec les lieux où tu te produis. Tu as travaillé ce sujet aux Beaux-Arts de Valence, c’est quelque chose que tu expérimentes tout au long de ton parcours. Comment est-ce que ça se passe concrètement : quand tu arrives dans un lieu, tu étudies la salle ?
C’est très instinctif et c’est surtout dans le jeu que ça s’opère. Tous les espaces ne s’y prêtent pas. Il y a des endroits où les résonances et la perte de repères sont difficiles à mettre en œuvre. Il faut alors chercher des procédés dans la musique elle-même. 

Il y a, je crois, une dimension contestataire dans ton attitude face au temps, à ton refus des cadres et d’une vision commensurable propre à nos sociétés. Tu le confirmes ?
Contestataire, je ne sais pas, mais ce qui est certain est que je n’aime ni les cadres ni les étiquettes. Je n’aime pas être enfermé, je préfère aller chercher les zones de frontière, les endroits plus flous, plus impalpables. C’est à la fois ce que je cherche dans le son mais c’est sans doute une attitude de vie au quotidien. Aujourd’hui, on est obligé de mettre des étiquettes sur tout. Moi-même j’en utilise : « musique traditionnelle » et « musique expérimentale » sont des étiquettes. J’accorde un sens très particulier à « traditionnel », qui n’est pas nécessairement le même que le tien, celui d’Erwan (Keravec) ou de Lise (Barkas). Par exemple dans mes travaux sur le déphasage rythmique, ce n’est pas tant l’effet du déphasage qui m’intéresse que ce qui a lieu dans l’intervalle du décalage, qui ouvre tout d’un coup un nouveau champ. Tous ces microphénomènes, ces limites floues, auxquels on ne prête pas attention a priori, m’intéressent. 

Ta vielle à roue, outre le fait que tu la sonorises, a-t-elle des particularités propres qui la distingue des versions traditionnelles (modes de jeu, cordes en plus…) ?
En termes de lutherie, énormément de choses ont été expérimentées depuis une cinquantaine d’années. Pour ma part, j’ai changé récemment de vielle pour retrouver un instrument plus simple, plus petit, plus efficace. Je suis passé de l’alto à la soprano, avec moins de cordes. Elle a été fabriquée par Joël Traunecker avec un moteur sur la roue, sur le principe des boîtes à bourdon de Léo Maurel. J’ai toujours la possibilité de l’utiliser avec la manivelle. Même quand le moteur tourne, je peux avoir la main sur la manivelle pour des transformations sonores.

Rajoutes-tu par ailleurs des effets sur ta vielle, comme de la distorsion ?
J’utilise très peu d’effets. Quand j’étais jeune, j’ai essayé tous les effets possibles. Je les ai tous délaissés sauf un : le delay. Je l’utilise pour générer des motifs répétitifs.

Joues-tu toujours de la musique traditionnelle aujourd’hui ?
Oui, bien sûr. C’est l’un des éléments centraux qui rassemble le collectif La Nòvia, dont je fais partie. Nous sommes une douzaine de musiciens, pour la plupart issus des musiques traditionnelles. Aux côtés de propositions très diverses plus expérimentales, on y trouve des groupes spécifiques de musique traditionnelle à danser, jouée pour du bal. Nous sommes rassemblés par une sensibilité commune, profondément liée aux musiques traditionnelles, à la fois par l’instrumentation (vielles, cornemuses, violons…) et parce qu’on a été touchés par certains aspects propres à ces musiques, qu’on a éventuellement développés dans des pratiques plus contemporaines et plus expérimentales.

La Nòvia regroupe de nombreux artistes entre la Haute-Loire, L’Auvergne, Rhône-Alpes, le Béarn, les Cévennes, les Hautes-Alpes et l’Alsace. Comment ce collectif s’est-il constitué ?
Le collectif a été initié par notre trio cornemuse, guitare et vielle, Toad, qui a débuté en même temps que France, en 2005 (avec Pierre-Vincent Fortunier et Guilhem Lacroux). C’est un trio très électrique, avec lequel nous avons fait du bal sur de la musique traditionnelle auvergnate. L’association est devenue la Nòvia, qui nous a permis de salarier Elodie, ma compagne et chargée de production. La rencontre de Basile Brémaud et Jacques Puech a amené d’autres personnalités autour de Toad, des nouveaux projets, des nouveaux groupes. Le collectif est progressivement devenu ce qu’il est aujourd’hui avec ses douze musiciens.

D’où vient ce nom, la Nòvia ?
Si mes souvenirs sont bons, c’est un hommage repris sur le disque éponyme d’Acid Mothers Temple, sur lequel on trouvait une reprise d’une chanson traditionnelle occitane du même titre, qui signifie « la jeune mariée ».

Tu parlais de groupes de bal dans la Nòvia. Je t’ai déjà entendu parler de la bourrée, cette danse traditionnelle auvergnate, à propos de laquelle tu évoques des déséquilibres et rééquilibrages constants du corps. Est-ce quelque chose qui t’influence dans le cadre de ta musique ?
Il y a effectivement les pas de base, les pas de la cadence, qui permettent de reconnaître la bourrée, mais constamment réadaptés en fonction du milieu. C’est ce qui m’a beaucoup plu dans cette danse, la gestion de l’espace qui demande d’être à l’écoute mais pas uniquement du sonore. On doit sentir les autres danseurs pour ne pas se percuter. Cela génère une forme d’attention très particulière auquel s’ajoute, selon moi, un jeu de bascule, un mouvement juste avant la chute, avant de repartir dans un autre pas. C’est ce que j’y recherche. 

Tu as eu beaucoup de collaborations, beaucoup de groupes. Tu as enregistré également énormément de disques (j’en ai compté trente-huit, en solo ou avec des formations diverses). Comment expliques-tu cette soif de création, d’enregistrement, de rencontres ?
Les disques ne font pas partie d’une finalité pour moi. J’ai mis très longtemps avant de me décider à enregistrer des albums. Au début, ça ne m’intéressait pas du tout. Je me suis mis à faire des disques avec Toad et la Nòvia, tout simplement parce que ça nous permettait de diffuser notre musique, de la faire connaître, d’avoir des dates de concerts. C’était purement fonctionnel, et ça l’est toujours un peu. Je considère ce qu’on y trouve comme un instant particulier de la musique, mais qui pourrait être complètement différent en concert, ou si on l’avait enregistré quelques jours plus tard. Je n’ignore tout de même pas complètement la dimension artistique : quand on fait un disque, je réfléchis à la manière d’adapter la musique pour qu’elle puisse être perçue au mieux, et tendre vers ce que je voudrais qu’on y entende. Et puis il faut dire que sur ce nombre de disques, il y a des éléments que je ne contrôle pas. C’est le cas des disques de France. On ne va jamais en studio avec ce groupe, ce ne sont que des enregistrements live, et parfois même des enregistrements assez aléatoires. Je crois que certains d’entre eux ont juste été réalisés avec un petit enregistreur tenu par quelqu’un dans le public. En fait, pour France, je ne contrôle pas du tout, Jérémie s’en charge avec son label. J’ai fait ce choix de laisser faire, c’est ma volonté. A mon avis, faire exister un groupe comme France sur disque n’a pas de sens. Ces albums existent et je ne les renie pas non plus, mais je considère les disques comme des archives, ils n’ont pas plus de valeur que ça pour moi. S’ils devaient disparaître, je n’en serais pas malheureux. Ce dont j’ai besoin est d’être confronté au live, dans une situation de proximité avec l’auditeur.

Propos recueillis par Guillaume Kosmicki

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