Le temps qui reste

Chroniques 10.01.2023

Figure pivot d’une certaine scène expérimentale française férue de musiques traditionnelles, le percussionniste Alexis Degrenier a publié à l’automne dernier son premier album solo. En six mouvements aussi délicatement que puissamment poétiques, La Mort aura tes yeux s’écoute comme une palpitante et poignante, une vibrante et bien vivante expérience de la durée.

Écrit ? Non-écrit ? Voilà belle lurette qu’Alexis Degrenier ne se pose plus la question. Plus précisément, depuis qu’il a suivi les conseils de ses professeurs du conservatoire – où il étudia la percussion et la composition – qui l’exhortaient « avec une grande bienveillance » à aller voir ailleurs (ainsi qu’il le racontait en mars 2022 à Libération à la veille de ses concerts au festival Sonic Protest), pour s’immerger dans l’univers de ces musiques à bourdon qui le fascinent depuis toujours : les musiques traditionnelles du Moyen-Orient dont il est un fervent adepte, mais aussi celle de ce Massif central où il a élu domicile désormais.
Depuis, on a ainsi pu le croiser, aux percussions ou à la vielle à roue, au sein de l’ensemble Minisym, dédié à la musique de Moondog, comme du collectif La Nòvia, qui fait souffler un vent de fraîcheur et d’expérimentation sur la scène des musiques folkloriques. Avec certains de ses membres, il a pu initier des projets aussi passionnants que La Tène ou Tanz Mein Herz.

C’est durant un long séjour de trois années à l’hôpital qui l’a tenu éloigné des salles de concert qu’Alexis Degrenier a mûri un projet solo – Mouvement fantômes, membres miroirs – qu’est venu prolonger cet album publié en novembre par Murailles Music et Standard In-fi : La Mort aura tes yeux. Un album composé, mixé et pré-masterisé par ses soins, qui déploie un instrumentarium atypique au service d’un minimalisme d’une étonnante richesse.

Le temps qu’il fait

Fatiguer, le morceau d’ouverture, donne le ton de ce disque dont les six titres à l’infinitif sont hantés par l’idée d’épuisement et de disparition : il entrelace les cliquetis claudiquants de métronomes et autres chronomètres avec les tintements de trois cloches, cependant qu’au second plan un tambour égrène une pulsation qui ressemble à un rythme cardiaque. Ce n’est presque rien (au sens ferrarien de l’expression), mais la manière dont cela se passe – la subtilité avec laquelle sont composés les différents plans sonores et orchestré le jeu des panoramiques, le raffinement des textures et des traitements, qui installent dans les deux dernières minutes une polyrythmie fascinante – tout cela crée d’emblée au creux de nos oreilles tout un monde fourmillant, organique, littéralement palpitant.

Musicien d’une folle érudition, Alexis Degrenier est également épris de cinéma – celui de Jean-Luc Godard qu’il révère (il fait d’ailleurs partie, comme György Ligeti, des dédicataires du disque), ou de la cinéaste Rose Lowder avec laquelle il collabore régulièrement – et plus encore de poésie. Cela est particulièrement sensible dans Épuiser, le morceau qui clôt la face A : la circulation des billes et le vrombissement des peaux frottées évoquent d’abord quelque tempête lointaine tournoyant en stéréo, avant que les « pierres jouées » ne viennent égrener ce qui ressemble aux premières gouttes d’une ondée. Une teneur climatique, proprement élémentaires, qui possède la modestie et la plénitude d’un haïku de Bashô :

« À la saison des pluies
Des bruits qui tombent
J’en suis toute ouïe. »

À moins que ces « bruits qui tombent », que cet écoulement ne soient celui du temps ?

Le temps qu’il faut

« Je ne crois pas à l’idée de ‘voix personnelle’, ce serait plutôt prétentieux. Pour moi, il y a des instants, du temps, des durées et des moments. Ce qui m’attire, c’est ce qui se trouve à l’intérieur de ces points », déclarait récemment le musicien au webzine britannique 15 Questions. Le temps semble bien être le « sujet », ou plutôt la matière essentielle de ce disque rigoureusement architecturé : deux faces comportant trois morceaux chacune, dont les deux morceaux médians semblent se répondre, avec leur boîte à bourdon. Sur ces six morceaux, il n’est pas sans doute pas un hasard que deux s’éploient sur un nombre exact de minutes, quand les quatre autres s’arrêtent tous à la dernière seconde – la 59e…
Le perpétuel (quoique irrégulier) battement qui le parcourt – un peu comme celui qui court d’un bout à l’autre de An Hour For Piano de Tom Johnson, partition d’une durée de 60 minutes dans laquelle le pianiste égrène chaque seconde – donne ainsi à l’ensemble du disque des allures de compte à rebours.

Je n’ignore pas combien Alexis – qui dédie encore son disque à « chaque instant même les derniers / (…) / À l’oubli pourvu qu’il ne vienne pas / À ma perte / À la maladie… » – se méfie du « storytelling » ; à juste titre si l’on songe à la manière dont celui-ci triomphe un peu partout de nos jours, prenant le pas sur l’analyse, au point de devenir bien souvent le premier des arguments de vente en matière de biens culturels.
J’avoue néanmoins pour ma part que dans bien des cas, la connaissance de la vie de l’auteur.e, du contexte biographique dans lequel son œuvre a vu le jour, est venue conférer un surcroît d’intensité à l’expérience esthétique que celle-ci me proposait. (Savoir par exemple que Lili Boulanger l’a composé sur son lit de mort, en le dictant à sa sœur Nadia, ne rend que plus bouleversante encore l’écoute de son sublime Pie Jesu (1918) ; que David Sylvain a enregistré Dead Bees On A Cake (1999), le plus happy de ses disques à défaut d’être le meilleur, peu après avoir rencontré sa future femme, donne une couleur particulière à celui-ci. De même, connaître la biographie de Vladimir Nabokov – pour citer un auteur cher au cœur d’Alexis Degrenier, quoique particulièrement critique à l’égard de telles spéculations – intensifie encore l’émotion procurée par les magnifiques passages sur le deuil ou sur le premier amour qui ponctuent Le Don, son ultime roman russe. Connaître celle de Leos Carax donne un relief particulièrement touchant à son apparition, aux côtés de sa fille, dans l’ultime scène de son film Annette (2021). Etc. etc.)

Ainsi, si je le relie à la biographie d’Alexis Degrenier, à cette vie suspendue à la maladie, La Mort aura tes yeux prend à mes oreilles une tonalité encore plus mélancolique, vibre d’une énergie plus précieuse. Nommer, sans doute le morceau le plus sombre, avec ses gongs profonds et les fascinants entrelacs de textures parasites créés par divers « objets vibrants », est scandé par un martial martèlement de tambour qui résonne comme une marche vers l’échafaud (il m’a fait songer, allez savoir pourquoi, au Death Of A Man de Death In June (1986), long instrumental mettant en musique la mort de l’écrivain Yukio Mishima). Un «mortel battement» qui me ramène une fois encore à la poésie (celle de Jean Tardieu).

Terminer, qui clôt l’album à bout de souffle, s’achève, après l’ultime résonance d’un gong et d’un bol, sur un fondu, comme un bruit de pas qui s’éloignent… Ainsi, à la fin de l’écoute de ce grand disque, dans le silence, c’est le temps qui reste.

David Sanson

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