Quand la tradition devient expérimentale

Eclairages 02.05.2021

Les instruments traditionnels sont aujourd’hui de plus en plus fréquemment utilisés dans le cadre des musiques expérimentales. Ils intègrent également les répertoires écrits de la création musicale, en solistes ou en ensembles. On n’hésite plus à leur adjoindre de nombreux effets électroniques, ou à transformer leur lutherie. Des musiciens issus d’un enseignement et d’une culture traditionnelle franchissent allègrement des frontières toujours plus perméables pour arpenter d’autres univers sonores.

Si ce phénomène prend un essor inédit, notamment avec les nouvelles technologies et la possibilité infinie d’écouter une phonothèque mondiale mise à disposition sur internet, les musiques savantes écrites se sont toujours nourries des musiques folkloriques de tradition orale : que l’on pense aux chansons et danses populaires de la Renaissance intégrées par les compositeurs à leurs édifices polyphoniques ; aux suites baroques, réutilisant dans un contexte aristocratique des danses populaires ; ou à l’adoption des traditions nationales par les romantiques, à la fois en tant que revendication d’un art authentique et proche des racines du peuple que comme volonté d’exalter un puissant sentiment patriotique fédérateur. Le XIXe siècle voit ainsi fleurir de nombreuses écoles nationales dans toute l’Europe, marquées par ces traditions, à l’origine de musiques fortement caractérisées, bien au-delà des nations musicales dominantes qui furent jusqu’alors les principaux moteurs de l’histoire de la musique, la France, l’Allemagne et l’Italie. Après une première époque marquée par exemple par les mazurkas et les polonaises de Frédéric Chopin, évoquant son pays lointain et martyrisé, ou par les rhapsodies hongroises de Franz Liszt, des écoles importantes sevont voir le jour : russe, norvégienne, finlandaise, danoise, espagnole, tchèque, etc. Ce mouvement d’ampleur, illustré par des dizaines de compositeurs, s’intensifie dans la seconde moitié du siècle, s’enrichissant de recherches musicologiques et de collectages, comme ceux du musicologue Felipe Pedrell en Espagne et du courant folkloriste français. On n’hésite alors plus à revendiquer son terroir d’origine et à s’en nourrir, comme on l’observe en France avec les bourrées auvergnates d’Emmanuel Chabrier, l’ancrage breton de Guy Ropartz et de Jean Cras ou les références cévenoles de Vincent d’Indy. Au tournant du XXe siècle, ce mouvement prend une tournure scientifique avec la naissance de l’ethnomusicologie. L’un de ses premiers représentants est le compositeur Béla Bartók, dont les collectages initiaux ont été réalisés aux côtés de Zoltán Kodály.

Puis les choses se tassent. Les compositeurs regardent ailleurs, vers le jazz, qui secoue la planète, vers l’exploration de nouvelles grammaires complexes ou de nouvelles technologies instrumentales. Pendant ce temps, les collectages des ethnomusicologues se poursuivent, avec l’idée de sauver un patrimoine gigantesque en cours de disparition. Des enregistrements extrêmement riches et diversifiés s’amoncellent dans de nombreux pays, à l’image du travail exceptionnel de John Lomax et de son fils Alan Lomax aux Etats-Unis, fixant sur bande un véritable trésor musical pour la Bibliothèque du Congrès : chants de travail, chants sacrés, chants de veillées, danses et blues des états du Sud et des Caraïbes. C’est de ces sources importantes que naît une seconde vague de fond, inscrite cette fois dans la pop des années cinquante et soixante, qualifié de « renouveau folk ». Parti des Etats-Unis où il est teinté d’esprit beatnik puis hippie, ce mouvement va prendre de l’ampleur dans tout l’Occident. Après Leadbelly, les protest songs de Pete Seeger et de Woody Guthrie, c’est Bob Dylan, Joan Baez, Buffy Sainte-Marie, la Canadienne Joni Mitchell et le Britannique Donovan qui en prennent les rênes.

En France, parmi une myriade de groupes qui vont connaître un beau succès dans les années soixante-dix, se détachent entre autres Malicorne et la musique bretonne d’Alan Stivell et de Dan Ar Braz. Les collectages et les enregistrements y vont également bon train (patrimoines breton, auvergnat, alsacien, basque, occitan…). Des interprètes anonymes se retrouvent parfois propulsés sur le devant de la scène, comme les sœurs Goadec et leur kan ha diskan patrimonial et immémorial. Des centaines de musiciens sont enregistrés, notamment pour les labels Radio-France Ocora ou Le Chant du Monde.

De nouveau, le mouvement s’essouffle à la fin de la décennie, notamment secoué par la vague punk et par le déploiement de l’électronique dans la musique populaire, qui lui insuffle un parfum de ringard. Aujourd’hui, la musique folklorique connaît un regain d’intérêt et surtout un nouveau visage. Plus que jamais, ses traditions se réinventent et n’hésitent plus à regarder du côté des technologies électroniques, à fricoter avec les scènes de musiques expérimentales ou improvisées. Quand John Cage et Karlheinz Stockhausen s’intéressaient à des ensembles exotiques très éloignés de leur culture, respectivement au gamelan balinais et au gagaku japonais, les compositeurs et les performeurs d’aujourd’hui se plongent dans leurs propres terroirs, ou en tout cas s’intéressent à des musiques et à des instruments géographiquement plus proches d’eux. Les exemples sont de plus en plus nombreux. Ainsi, le sonneur breton Erwan Keravec se fait depuis 2010 une spécialité de commander des œuvres à plus d’une vingtaine de compositeurs d’aujourd’hui pour sa cornemuse ; Kaija Saariaho donne la part belle au kantele traditionnel finlandais, joué par Eija Kankaanranta dans l’orchestre de son opéra Only the Sounds Remains (2015) ; le Kronos Quartet intègre la vielle à roue russe (kolesnaya lira) sur Quartet for Five. 

Erwan Keravec précise que «les cornemuses et binious n’ont pas été épurés comme d’autres instruments dans le but d’intégrer les formations, ce qui fait qu’ils sont très riches en harmoniques».  Cette particularité est propre à tous ces instruments traditionnels. Associée à leurs techniques de jeu particulières, elle permet aux compositeurs de sortir d’un instrumentarium occidental très standardisé, quand les musiciens ne s’impliquent pas d’eux-mêmes dans des pratiques expérimentales (drone, immersion sonore, spatialisation, jeux temporels, installations, nouvelles lutheries), à l’image du vielliste Yann Gourdon et du collectif La Nóvia auquel il appartient, ou de Kreis /collectif continu à Strasbourg, avec Lise Barkas, Félix Chaillou, Léo Maurel, Lisa Käuffert, Ross Heselton et Léonie Risjeterre. Dans le même temps, les étiquettes du folk dans un domaine plus pop ont explosé depuis les trente dernières années : indie-folk, folk metal, néofolk, laptop folk, electro-folk… C’est en quelque sorte un nouvel âge du folk, dans une époque où les œillères sont tombées et où tous les croisements esthétiques sont possibles. C’est quand elles ne se renouvellent pas que les traditions se condamnent à l’oubli.

Guillaume Kosmicki

Dessin original © Carla Ladau

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