Lise Barkas/Kreis Collectif Le monde dans un cercle

Interviews 02.05.2021

Lise Barkas est musicienne et vit à Strasbourg. Elle joue de la vielle à roue et de la cornemuse par passion pour ces instruments traditionnels et les effets sonores qu’ils produisent. Elle a co-fondé Kreis / Collectif continu et se produit dans de nombreuses formations à vocation expérimentale, dont L’Écluse et le duo Lise & Lisa.

Entretien réalisé le 19 février 2021

Qu’est-ce qui pousse une jeune musicienne à choisir la vielle à roue et la cornemuse pour s’exprimer ? De quand ce choix date-t-il ? Comment as-tu appris à jouer de ces instruments ?
J’ai commencé par la vielle en 2010. Je n’avais jamais joué de musique avant. Je n’y suis pas arrivée par le répertoire, mais parce que j’ai apprécié le son de cet instrument en l’entendant sur des disques, aussi bien de la musique traditionnelle, Malicorne par exemple, que de musiques expérimentales, comme le groupe Coil, avec le vielliste Cliff Stapleton. J’écoutais déjà Coil, mais cet instrument m’a interpellée. J’ai demandé autour de moi, car je savais que ce groupe utilisait des synthétiseurs modulaires et de l’électronique, mais ce son-là me semblait très différent, plus organique. Quand j’ai pu l’identifier, j’ai cherché toutes les musiques possibles avec de la vielle à roue, et j’ai passé deux ans à en écouter. Quand j’étais enfant, j’avais déjà entendu quelqu’un jouer régulièrement de la vielle dans la rue : peut-être que mon attirance venait aussi de ce souvenir lointain ?

Et la cornemuse ?
C’est arrivé plus tard. J’ai déménagé à Lille, où j’ai participé au concert de fin d’année de l’école de musique. Nous jouions en compagnie des cornemuses. Le bourdon et le son de ces instruments me plaisaient déjà depuis ma découverte du festival Le Son continu, mais jouer en leur compagnie, les voir s’afférer sur leurs instruments, en ressentir les effets et les sensations, j’ai eu envie d’approcher cet instrument. C’était en 2013. Ensuite, j’ai suivi les cours d’Edouard Bauer.

Joues-tu toujours de la musique traditionnelle aujourd’hui, de la musique à danser par exemple ?
Un peu moins qu’au début, car les bals traditionnels étaient alors le seul milieu dans lequel je pouvais jouer de la musique. Mais j’en joue toujours. C’est quelque chose que j’aime faire, même si je n’ai jamais été particulièrement attachée au répertoire.

Ce que je connais de toi appartient surtout au domaine de la musique de performance et de la musique expérimentale. De quand te vient cet intérêt particulier ?
C’est antérieur à mon intérêt pour la vieille. J’écoutais beaucoup de musique expérimentale depuis longtemps. Je m’intéressais également aux ambiances sonores des films. J’ai découvert un grand nombre de musiques par ce biais, comme dans Stalker de Tarkovski, notamment des musiques traditionnelles chez Paradjanov. De fil en aiguille, j’ai écouté du rock expérimental et des musiques électroniques comme Coil. J’ai conservé cette approche quand j’ai eu ma vielle. Encore une fois, c’est pour des raisons sonores que j’ai choisi cet instrument, pas pour le répertoire. Une fois que je l’ai mieux maîtrisé, j’ai cherché de nouvelles techniques de jeu inhabituelles. J’ai écouté aussi Yann Gourdon vers 2012, qui m’a montré qu’il était possible de réunir ces deux choses que j’appréciais : mon instrument et les répertoires expérimentaux.

Quel rapport fais-tu entre cette pratique expérimentale et la musique traditionnelle ?
Pour moi, il y a un ressenti similaire. J’y trouve quelque chose qui me parle de la même manière, mais que je ne saurais pas expliquer.

Sur votre site, la musique de L’Écluse est décrite comme une musique de transe. Peut-être y aurait-il là un lien entre ces deux univers ?
La description de L’Écluse sur notre site n’a pas été écrite par nous mais par un journaliste, Michel Henritzi. Je n’ai moi-même jamais utilisé ce mot, même si je vois ce que tu veux dire. Dans les bals, avec la danse, comme dans notre musique, même si elle n’est pas à danser, on peut effectivement retrouver cette même quête d’un autre état de conscience.

Parlons maintenant de Kreis/Collectif continu. Tu fondes ce collectif en 2017 avec Félix Chaillou (multi-instrumentiste, notamment joueur de vielle à roue et bricoleur d’instruments), et Léo Maurel (luthier spécialisé dans les vielles à roue et de nombreux dérivés, tels les boîtes à bourdon). Voici sa présentation sur votre site internet : Kreis « a forgé son identité autour de l’idée de son continu, inhérent à certains instruments comme la vielle à roue, tout en s’intéressant aux musiques expérimentales et improvisées, aux musiques de transe et à différents répertoires traditionnels. » Il est signalé également que Kreis « a tissé des liens étroits avec des musiciens et des collectifs aussi bien locaux qu’internationaux. » Que veux dire Kreis ?
Kreis, c’est le « cercle » en allemand. Ça nous amusait avec Félix de trouver un mot qui exprime à la fois quelque chose de circulaire comme la roue de la vielle, et un peu l’idée d’une secte, parce qu’on se sentait un peu à part avec nos histoires de vielles à roue, et qu’on voulait assumer cette image. Le mot allemand nous plaisait également, et Lisa Käufert, qui joue de la cornemuse avec nous, est allemande.

Tu m’as précisé qu’une bonne partie de ce que vous faites est liée aux activités d’une salle alternative et du Tunnel. Tu m’as également indiqué que « les seuls témoignages actuellement sont quelques cassettes éparpillées et un seul enregistrement de cornemuse de trois minutes » ce qui « rend pour le moment inaudible tout un pan de notre travail qui nous tient pourtant à cœur » . Qu’est ce que ce lieu alternatif et qu’est ce que le Tunnel ?
Il s’agit d’une salle de concert alternative à Strasbourg. Ce lieu se préserve parce qu’il est à la marge, et ne souhaite pas attirer trop l’attention sur lui. Cette salle est associative, et permet une grande liberté dans l’organisation des concerts, la programmation, les délais, etc. Elle présente beaucoup d’avantages, mais pas celui de pouvoir communiquer au plus grand nombre sur les événements.
Le Tunnel est un nom générique, même s’il existe effectivement bien un véritable tunnel dans une forêt, qui n’est pas une salle officielle. On a conservé ce nom pour différentes soirées qu’on organise dans des lieux abandonnés. Des personnes se baladent beaucoup, par exemple dans les vieux forts autour de Strasbourg, pour repérer des endroits intéressants et y organiser des rencontres alternatives. Nous avons deux endroits réguliers, mais beaucoup d’autres lieux encore, éphémères et nomades. L’organisation est totalement DIY (Do It Yourself), l’entrée est libre, les boissons et la nourriture sont souvent partagées gratuitement. Les artistes jouent également gratuitement, ou au chapeau. Ça permet d’expérimenter beaucoup de choses, que l’on ne pourrait pas faire sur un festival tel que Musique Action, par exemple.

Vous accordez une grande importance aux lieux. Sur votre CD de L’Écluse paru chez Soleils bleus, vous écrivez par exemple : « Nous avons commencé L’Écluse en 2016, aux pieds de la cathédrale de Strasbourg, avec une cornemuse et deux guitares, parmi les vents tournoyants dont on dit qu’ils sont le diable essayant, en vain, de pénétrer l’édifice. » Je vous ai vu occuper les espaces de la MJC Lillebone de Nancy lors du festival de rattrapage Musique Action en septembre dernier. À un moment de la performance, les deux guitaristes descendaient des escaliers équipés de cloches et passaient dans la cour au milieu du public. Le son venait de tous les côtés et se fusionnait avec vos bourdons, c’était très beau. Vous avez un rapport particulier aux lieux que vous investissez ?
C’est pour chacun assez personnel. Ce n’est pas possible avec la vielle, car je dois rester assise, mais j’aime beaucoup me déplacer avec la cornemuse, entendre comment le son se transforme, résonne à certains endroits, et en jouer. C’est la même chose, j’imagine, pour Ross Heselton et Léonie Risjeterre, qui peuvent se déplacer avec leurs guitares durant les sets de L’Écluse. Je pense qu’il y a aussi quelque chose d’esthétique dans leur vision. Léonie a une formation artistique en illustration et s’attache à l’aspect visuel, à la manière dont on se dispose. Pour moi, c’est plus une histoire de ressenti et d’appréciation sonore, qui met en valeur le son de l’instrument. Léonie, Ross et moi avons constitué le noyau de base. Comme on jouait beaucoup dans la rue au début, on invitait plein de monde : un joueur de didgeridoo, Félix, Lisa… Beaucoup de musiciens se joignaient aussi à nous quand on jouait lors de premières parties de concert, par exemple à la Mine. La Mine est une salle dans une école d’art de Strasbourg, où étudiait Léonie. Je ne sais pas si cela définit  L’Écluse, mais beaucoup de musiciens ont effectivement traversé le groupe, même si le noyau a subsisté, et que Lisa et Félix sont devenus des membres à part entière.

Comment définis-tu la musique de L’Écluse ? Est-ce une forme moderne de musique traditionnelle, rattachée au courant de la drone folk ? Est-ce de la musique à s’extasier ?
Je ne suis pas sûre de savoir exactement à quoi « drone folk » fait référence, mais dans notre musique, il y a effectivement du drone et de la folk. Le petit ostinato que je joue à la vielle vient d’un morceau traditionnel hongrois. On peut donc dire que c’est une lointaine référence à la musique folklorique. Cependant, pour parler de notre musique, je ne ferais pas de référence aux musiques traditionnelles. Je relève surtout les aspects répétitifs, communs aussi bien aux musiques folkloriques qu’au minimalisme américain. La jonction se fait peut-être sur ce point. Par ailleurs, nous nous sommes entendus entre nous sur la question des tempéraments et de la microtonalité, sur la notion de justesse et de fausseté. Enfin, nous aimons les durées longues. J’aime prendre le temps d’entrer dans un morceau, de ressentir les choses autrement.

Parlons maintenant de votre label, Soleils Bleus, décrit comme « un microlabel et une maison d’édition pour musiques folk & expérimentales », basé à Strasbourg, fondé en 2015. Il édite aussi des BD et de la poésie. Peux-tu nous le présenter ?
Le label a été créé par Ross et Léonie. Bien avant la création de L’Écluse, ils ont commencé à enregistrer des concerts d’amis à eux, pour témoigner de ce qui se passe à Strasbourg et alentours. Le label fonctionne beaucoup sur les liens affectifs, ce n’est pas uniquement une question musicale. Ce sont de toutes petites éditions reposant sur le DIY, réalisées sur des CDR, à la maison.

Ces disques « faits main » sont toutefois de beaux objets, avec leurs papiers pliés, leur design.
Ils y mettent beaucoup de soin. J’ai organisé des concerts où des musiciens ont été enregistrés par le label, j’ai moi-même enregistré pour eux. Ce sont eux qui s’occupent du disque, de l’objet.

Vous enregistrez assez souvent, cela semble être nécessaire. Est-ce important pour vous de fixer ainsi des jalons de votre parcours ?
Oui, conserver une trace me semble important. Ross et Léonie s’appliquent sur la qualité plastique des disques. Si ça ne tenait qu’à moi, je me contenterais de cassettes en dessinant au feutre sur le boîtier. Ce qui m’intéresse surtout est le souvenir du concert. Pas forcément un enregistrement très fidèle, mais une trace qui puisse évoquer une impression ou un sentiment à quelqu’un qui n’y était pas : un témoignage. Ce sont souvent des lives enregistrés. Ross a fait un album studio, mais les disques sont pour la plupart des captations de concerts.

Dans ton univers, on croise souvent le nom d’un autre collectif, avec sensiblement les mêmes musiciens notamment le violoncelliste Stéphane Clor : Dreieck Interférences. Qu’est-ce que ce collectif ? Que signifie son nom ? Quelle est la différence avec Kreis ?
Dreieck Interférences est le bébé de Stéphane. C’est un ensemble d’une vingtaine de musiciens principalement du Grand Est. Stéphane a voulu créer un réseau plutôt qu’un groupe, ouvert aux expériences, comme pendant le premier confinement, avec les Compilations confinement. Elles ont rassemblées de nombreux artistes à distance. C’est une sorte de réservoir de musiciens dont beaucoup sont des improvisateurs mais aussi une structure pour présenter des projets. Kreis est un collectif d’organisation de concerts, sans structure associative. Ce collectif a vraiment débuté autour de la vielle à roue, avec des affinités musicales. Même si Kreis a évolué, allant au-delà des bourdons de vielles et de cornemuses, Dreieck est beaucoup plus varié au niveau des esthétiques. 

Peux-tu me parler du duo constitué avec Lisa Käuffert, Lise & Lisa, sur des cornemuses centre-France ?
J’ai commencé à jouer avec Lisa en 2014. Nous nous sommes rencontrées à la fête de la vielle. Nous avons d’abord joué du répertoire de bal, mais j’essayais alors des pistes différentes à la cornemuse. Mon parcours sur cet instrument a été sensiblement le même que celui de la vielle : l’apprentissage de la technique puis la recherche de nouvelles expériences. Quand j’ai rencontré Lisa, je cherchais à voir si un assemblage de cornemuses maximiserait l’effet. On a d’abord joué à La Mine, invité par Soleils bleus. Nous avions préparé un morceau avec trois ou quatre notes, très répétitif, pas extrêmement structuré, laissant une large place à l’improvisation, tout en restant dans un rythme. L’influence des bals se faisait encore sentir, avec le rythme de la bourrée bien présent, mais associé à des motifs étrangers, qui créaient des interactions entre les deux cornemuses, aux sons très similaires. Au début, nous étions encore beaucoup dans la mélodie, que nous avons abandonnée petit à petit. J’explorerais des procédés différents : altérer les hauteurs de notes ou découvrir des timbres nouveaux. Nous avons intégré ces éléments dans le duo, jouant ainsi sur la microtonalité.

Avec L’Écluse ou Lise & Lisa, vous avez joué récemment à Météo à Mulhouse, à Musique Action à Nancy et à Musica à Strasbourg, trois festivals inscrits dans les avant-gardes, historiquement dans des domaines distincts : le jazz, la musique de performance et d’improvisation et la musique savante. Il me semble que c’est très révélateur. Aujourd’hui, les chapelles sont tombées. Qu’en dis-tu ?
J’avoue que je ne m’y connais pas très bien en « chapelles ».  J’ai l’impression effectivement que ça répond à une volonté des programmateurs de ne pas avoir des artistes issus des mêmes milieux et des mêmes courants. Mathieu Schoenahl, alors futur directeur du festival Météo, était présent lors du premier concert de L’Écluse à La Mine. Il a été témoin de la naissance du groupe et il avait apparemment gardé en tête l’idée de nous faire jouer quelque part. Il a été le premier à nous proposer de jouer dans un festival de cette envergure. Il en a parlé à Olivier Perry, le directeur de Musique Action. Je me suis rapprochée à titre personnel du festival Musica, à Strasbourg, car j’aime bien suivre ce qui se passe dans ma ville et créer des liens, et parce que l’arrivée du nouveau directeur, Stéphane Roth, a marqué le début d’une programmation qui m’intéressait plus. Il semble que notre travail pouvait également s’y intégrer, puisque nous avons été invités au concert de clôture de la dernière édition. Les effets du confinement ont peut-être poussé le festival a programmer plus d’artistes locaux ?

Propos recueillis par Guillaume Kosmicki

Ecoutez Par monts et par sons sur RBG (Radio Bro Gwened), portraits sonores Partie 1 et Partie 2 avec Lise Barkas et Guillaume Kosmicki
Photo article ©Laura Sifi

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