Les mille et une vies de Juliet Fraser

Interviews 13.05.2022

On entend de plus en plus souvent Juliet Fraser chanter en France : à l’Ircam, à la Cité de la Musique, à la Muse en Circuit, au Gmem de Marseille… Entre deux concerts et après une magnifique version de “Skin”, composition de Rebecca Saunders pensée pour Juliet Fraser, nous échangeons autour des fils tissés par la musicienne : sa carrière de soliste, et ses activités de curatrice d’un festival à Londres et de co-directrice artistique d’un label dédié aux musiques d’aujourd’hui.

Juliet, quelles sont tes relations à la France, aux institutions et aux compositeurs français ? Tu as chanté les musiques de Georges Aperghis, Gérard Grisey et plus récemment de Pascale Criton …
En réalité, je pense que ma relation à la France est en évolution permanente. Le fait est que je parle français, et honnêtement c’est la seule langue que je parle, en dehors de l’anglais. Et dès que j’ai eu l’opportunité de travailler en France, je l’ai saisie. Donc j’ai un rapport spécial avec ce pays. 
En 2008, j’ai décidé de passer deux mois à Paris. À ce moment-là j’avais déjà créé l’ensemble vocal EXAUDI (il était dans sa 6ème année d’existence). C’était une période de ma vie un peu particulière. Je cherchais une nouvelle direction. 
J’ai pris ces deux mois pour faire le point : j’ai tout laissé tomber en Angleterre pendant un moment, je suis venue à Paris pour me reposer, rencontrer des gens, et réfléchir au type de vie que je souhaitais. C’était très important pour moi. A ce moment-là, je me souviens, il y a eu une réunion à l’Ircam pour un projet avec EXAUDI et l’ensemble L’Instant Donné, autour de la création d’une pièce de Gérard Pesson. C’est resté dans ma mémoire, car à ce moment-là, quelque chose a bougé, sans doute. 
Ensuite, on a travaillé plusieurs fois ensemble, EXAUDI et l’Instant Donné. 
Puis il y a eu la collaboration avec Royaumont, et avec l’Ircam, qui a été une institution très importante, et pour EXAUDI, et pour moi en tant que soliste, puisqu’en 2020 j’y ai chanté la pièce de Rebecca Saunders “The Mouth” (pour soprano & électroniques). En dehors de ce lien assez fort avec l’Ircam et Royaumont, mes expériences avec les CNCM (les Centres Nationaux de Création Musicale) sont beaucoup plus récentes : je viens de travailler à La Muse en Circuit, au Gmem et au Théâtre Garonne, mais invitée par le Gmea. C’est super ça, de découvrir ces équipes, et ce système musical, car ça n’existe pas en Angleterre. C’est tout nouveau pour moi !

Tu as appris le français à l’école ? 
Oui, et j’ai passé plusieurs vacances en France quand j’étais jeune. Et j’adore Paris ! J’ai une tendresse pour la France, même si j’ai aussi des relations assez fortes avec d’autres pays, comme l’Allemagne et l’Autriche. C’est comme un patchwork … J’ai des relations et des amis partout en Europe. Je me sens musicienne européenne !

On peut évoquer ensemble ta collaboration avec la compositrice Pascale Criton  sur sa nouvelle pièce avec orchestre “Alter”? Quels  textes chantes-tu ?
Il y a trois textes ; l’un en français (quelques mots de Pascale), un autre en arabe, et un dernier en anglais écrit par moi. Pascale a choisi quelques mots extraits d’un essai (“Inside Out”) que j’ai écrit pendant le confinement, à la fin de l’année 2020. On a pas mal travaillé ensemble pendant ces dernières années, mais les recherches sont encore un peu imprécises, car elle voulait d’abord écrire pour moi une pièce solo avec électronique. Cette pièce devait être créée en premier, mais elle a été repoussée. Finalement, tous nos échanges mêlent les idées pour les deux pièces, et ça se confond un peu … Il m’a semblé néanmoins que les recherches de Pascale se situaient toujours du côté du son, des sensations du son, et des phénomènes acoustiques.

Je suppose que tu chantes des micro intervalles, car l’univers de Pascale Criton explore depuis quelques années cet espace-là ?
Tu as déjà fait ce type de travail avec d’autres compositeurs j’imagine? 
Oui, j’ai chanté plein de pièces avec des systèmes microtonals. Souvent, dans ce type d’approche, les effets des micro-intervalles sont inattendus, en tout cas très différents de ce qu’on peut lire sur la partition. Mais je dois dire que Pascale a une approche particulière des micro-intervalles. Ce qu’elle cherche, ce sont les battements entre les sons stables et les sons très proches, mais qui bougent un peu. J’aime bien faire ça ! 
A ce propos, j’ai un peu de mal avec le tempérament égal. Je ne comprends jamais pourquoi la voix devrait-elle être “limitée”; on peut chanter n’importe quel type d’intervalle ! 
Je pense toujours en termes de sensations, même si on parle là d’un système très intellectuel. En réalité, cet exercice qui consiste à se sentir en relation avec quelque chose d’autre – ces frottements – c’est quelque-chose de très physique, de très sensible, et j’aime bien ça !

Juliet, pour moi tu n’es pas une chanteuse tout à fait comme les autres, dans la mesure où tu aimes analyser la musique et parler de ta pratique, de tes engagements pour la création. Tu représentes tout l’inverse de l’image type de la chanteuse. Tu as écrit plusieurs essais sur la musique, on dispose de plusieurs interviews de toi, de plusieurs podcasts. Tu évoquais à l’instant l’aller-retour entre l’intellect et le sensible, finalement quand on chante la musique d’aujourd’hui ces deux aspects sont souvent reliés !
C’est sûr, mais en même temps je pense qu’on a toujours cette balance entre l’intellect et la sensibilité. C’est, je crois, le point de départ de la pratique musicale ! Parce que quand on répète chez soi, on est plutôt engagé du côté rationnel – on se critique, on déconstruit, on prend des décisions, on essaie des choses –  mais au moment de la performance, on doit laisser tomber tout ça, pour entrer dans une autre dimension, régie par l’instinct et la sensation. Donc il y a toujours cette tension entre ces deux versants, cette bizarre combinaison. 
Ce que tu dis au sujet de mon approche de la musique est pour moi la combinaison naturelle de ces deux perspectives, mais en même temps, je trouve que c’est important de parler aussi de choses pratiques, de choses concrètes, de donner une image en trois dimensions d’un.e artiste, parce qu’il existe toujours cette espèce de mythologie autour du chant : l’image de la diva, de la chanteuse, de la soprane… et je déteste ça! En fait, je veux montrer quelque chose de beaucoup plus humain, et aussi de plus complexe.

Pour revenir à Pascale Criton, et à son processus de travail avec les interprètes, je sais qu’il est important pour elle de travailler main dans la main avec les musiciens ; c’est quasi un processus de composition à plusieurs, et souvent la musique ne se réalise que le jour de la création en concert.  Est-ce que tu le vis comme ça ?
Oui, c’est exactement ça ! Et même si j’ai reçu la partition de sa nouvelle pièce, je sens qu’elle ne prendra réalité qu’au moment de la chanter sur scène :  c’est si complexe, il y a une telle subtilité, les détails sont si fins ! Et il y a des sons que je ne peux pas imaginer encore, car ils seront le résultat de toutes les lignes jouées par les instruments… J’imagine que même Pascale doit avoir des doutes sur le résultat final !  En effet, l’expérience me dit que la musique se construit jusqu’au dernier moment…

Peut-on parler d’une autre collaboration avec un musicien français, puisqu’on évoque la France ? Je pense à ton duo avec le contrebassiste Florentin Ginot et à la création en gestation :“We are all lichens” ?
Avec Florentin, on s’est rencontrés en 2018. On a joué une grande pièce de Rebecca Saunders, avec Musikfabrik. Dans cette pièce il y avait au début une petite partie pour voix et contrebasse, qui nous a donné l’idée de faire un grand projet ensemble. Nous avons commencé nos recherches en 2019, mais pour les raisons que l’on sait, ça ne se réalise finalement que cette année ! 
Pour “We are all lichens”, nous avons fait des commandes au compositeur tchèque Martin Smolka et à l’artiste multidisciplinaire polonaise Anna Zaradny. Ça tourne en ce moment, et c’est devenu un projet très particulier. L’an passé, pour nous préparer, on a également fait un petit projet en duo à Aberdeen avec la musique de Pascale Criton et une partie de la nouvelle pièce de Martin Smolka ; une sorte de laboratoire, avant le grand projet de cette année. En juin, on va proposer aussi un portrait de Georges Aperghis.

Quelle est ta relation à la musique de Georges Aperghis ? Tu as chanté ses Récitations je crois ?
Ah oui ! J’ai chanté lesRécitations”, comme presque toutes les chanteuses qui veulent explorer la musique contemporaine ! Et pour moi, comme pour beaucoup de chanteuses, c’est une pièce qui m’a ouvert un incroyable champ des possibles. Je crois que c’était en 2010, ou quelque chose comme ça… Je me souviens de la première fois, où j’ai donné un récital solo à Londres, avec seulement de la musique contemporaine. Pour moi, c’était un moment charnière. J’étais arrivée à un stade où je devais décider : “est-ce que je peux essayer d’être soliste ? Est-ce ce que je veux faire, être seule sur scène ?” 
Car jusque là je faisais partie d’ensembles comme EXAUDI, ou d’autres ensembles et chœurs ; je chantais beaucoup de musique contemporaine, et aussi de la musique baroque ou renaissance … mais en vérité j’étais un peu frustrée. Donc avec ce récital solo est venu le moment de se poser cette question : “est-ce que je veux être soliste, et qu’est-ce que ça veut dire ?”
Et le travail que j’ai fait sur les “Récitations” était très important pour moi, car il y avait à mes yeux dans cette partition quelque chose de très particulier. C’était comme un secret qui se révélait subitement, ou un puzzle qui prenait forme : je commençais à chanter la partition, je répétais les formules, une fois, deux fois… et  tout d’un coup, le caractère ou l’esprit de la “Récitation” se révélait ! C’était comme si une bête, un organisme vivant se tenait caché dans les sons, quelque chose de très spécifique et de clair, qui d’un coup se révélait, et j’adorais ça ! Et puis j’aime beaucoup cette combinaison de précision et de liberté propre à la musique d’Aperghis. En dehors desRécitations”, j’ai chanté aussi les “Monomanies”, mais sinon je n’ai pas beaucoup chanté sa musique.

Tu as donc décidé à un moment de te lancer dans la carrière de soliste. Quand tu présentes ton travail et ton champ d’exploration (je fais allusion à ta biographie officielle sur ta page de site), tu évoques “les gnarly edges of contemporary music”. C’est assez spécifique comme façon de faire !
C’est vrai, c’est un peu spécial ! Mais souvent ce qu’on lit dans une biographie m’énerve tellement … Dans cette formule, il y a mon côté poétique, et aussi toujours un désir de précision : je cherche à formuler ces considérations “professionnelles” d’une façon personnelle. “Gnarly edges” c’est une formule poétique; ça veut dire : “noueux” – on le dit des mains ou d’un arbre – donc c’est un peu l’image de quelque chose d’organique, qui se transforme, et qui n’a pas une beauté évidente au départ …

Quelque chose qui résiste et qui nécessite de la volonté, du désir pour se l’approprier, et de l’entêtement ?
Oui, c’est ça ! Surtout, j’aime que ce soit une expression inattendue et difficile à définir, donc l’inverse d’un cliché.

Tu écris aussi que tu aimes chanter les musiques qui sont “brand new”, et des œuvres écrites spécialement pour toi. On le sait, tu es une commanditaire très active ! Cela veut dire que tu écoutes beaucoup de musiques, que tu es sans cesse à l’affût de nouvelles directions dans la musique ?
Oui, que ce soit pour la programmation d’œuvres qui existent déjà, ou pour des commandes, les recherches à faire prennent du temps et de l’énergie. Mais c’est absolument nécessaire, quand on a ses propres idées, ses propres désirs. 
Commander des pièces est une façon de former, de “sculpter” du répertoire, et de donner une plateforme à des artistes qui m’intéressent, mais qui peut-être n’ont pas encore d’espace pour le moment – ou de faire confiance à mon flair ! Je ne peux pas rester allongée sur mon canapé en attendant qu’un nouveau répertoire surgisse ! (rires). Je veux suivre mes intérêts.

Peut-être aussi pour conjurer le fait que parfois les programmateurs ont tendance à une forme d’uniformisation ?
Oui, peut-être ! Honnêtement je crois que c’est juste une question d’être active plutôt que réactive, d’avoir mes propres idées, et aussi de créer des collaborations ou des relations créatives, dans lesquelles je peux m’investir. Parce que c’est épuisant de travailler avec quelqu’un ! (rires) Donc à mon avis, c’est mieux de pouvoir choisir, d’être très engagé dans ce processus.

Tu aimes susciter des œuvres nouvelles, découvrir, mais cela ne t’empêche pas de chanter et re-chanter “Skin” de Rebecca Saunders ; cet été, tu vas chanter “Skin“ pour la 20ème fois ! C’est la pièce que tu as le plus chantée ?
Oui, après le Messie (rires), et j’adore  ! D’ailleurs, j’ai parlé tout à l’heure de l’importance de Georges Aperghis dans mon parcours, mais il faut d’abord que je parle de Rebecca Saunders, qui est peut-être dix fois plus importante pour moi. 

Comment s’est faite la rencontre ?
En fait, elle m’a choisie ! C’est vraiment grâce à elle que je suis devenue ce que je suis aujourd’hui. J’ai su qu’elle m’avait choisie pour cette pièce, alors qu’un festival avait essayé de l’en dissuader, en disant que personne ne me connaissait, et qu’il fallait une star. Mais elle est aussi têtue que moi (rires), et elle a tenu bon ! J’ai donc eu l’opportunité de travailler avec elle, et elle a écrit “Skin” pour moi en 2016. On a fait quatre ou cinq sessions ensemble dans son studio à Berlin. La première fois, j’étais très anxieuse ! Je lui ai chanté des petits morceaux, des pièces d’Aperghis, de Enno Poppe et d’autres, et très vite on est passées à des formes d’improvisations, d’expérimentations sur quelques gestes – on a exploré les registres de la voix, sur telle ou telle voyelle – et “Skin” s’est écrite comme ça, avec ma voix dans ses oreilles. Donc c’était vraiment du “sur-mesure”. C’est pour ça que ça me va très bien ! 

Comme un vêtement que tu aurais toujours porté ?
Oui, c’est ça. Mais je dois dire que ma voix a changé toutes ces années. Cela m’a pris du temps de l’incarner pleinement, de trouver tout ce que je cherchais dedans.

Vous parlez ensemble de cette évolution ? 
Non pas trop ! Peut-être qu’elle surgit malgré tout dans le fait que sa dernière pièce “The Mouth”, écrite aussi pour moi, est très différente. C’est sûrement dû aussi à son évolution à elle, à l’évolution de ses désirs artistiques, ou bien c’est une conjonction de nos deux cheminements. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des choses que je peux faire aujourd’hui avec ma voix que je ne pouvais pas faire il y a quatre ou cinq ans. Donc j’ai pu lui faire des propositions différentes pour “The Mouth”.

Qu’est-ce qui a changé précisément dans ta voix ces dernières années ?
A la base, c’est le corps qui change. Je vieillis ; je suis plus forte. Aujourd’hui j’ai 42 ans, je ne suis plus la même qu’il y a huit ans ! On le sait, le corps, et donc la voix change ; ce n’est pas comme une clarinette, qui ne bouge pas. On doit tous.toutes négocier avec ces changements physiques (d’ordre hormonal, ou relatifs à la santé, à la vieillesse…); ça fait partie intégrante de la nature du chanteur/de la chanteuse. Par ailleurs, il faut prendre en compte le travail technique, car là aussi il y a des choses qui changent. J’ai fait un travail énorme ces dernières années, et je peux faire aujourd’hui techniquement des choses que je ne pouvais pas faire avant. En plus, je crois que j’ai un peu plus de courage maintenant ! C’est grâce à ça que j’ai pu faire des propositions à Rebecca pour “The Mouth”, que jamais je n’aurais osé faire autrefois. C’est aussi une question de connaissance de soi, et de confiance en mon instrument.

Une forme d’assurance ? 
Oui c’est ça ! Au début, quand j’ai rencontré Rebecca, j’étais à un autre endroit. Il faut préciser que “Skin” a été un moment charnière pour moi par rapport aux interrogations évoquées auparavant : “est-ce que je peux être soliste, est-ce que je le veux ?”. Ces questions étaient devenues presque obsessionnelles, car je sentais que je ne pourrais pas longtemps tergiverser, et qu’il fallait me décider vite, si je voulais changer de direction. Il existe une pression terrible sur les jeunes musicien.e.s – et surtout sur les femmes – dans la mesure où il faut faire ses preuves, “avant qu’il ne soit trop tard”. Cette année 2016 était très spéciale : j’étais ballottée entre une espèce de terreur et de joie, et c’était difficile à vivre… J’étais comme “au bord” de mes possibilités, de sorte que je ne savais pas, si j’allais pouvoir honorer les créations dont j’avais rêvé depuis si longtemps. Mais petit à petit j’ai trouvé la force pour cela.

Pourquoi cette peur ? Parce que psychologiquement, on est plus exposé en tant que chanteur soliste que comme instrumentiste ?
En réalité, c’est un ensemble de facteurs. Quand on a l’habitude de chanter à côté de musiciens qu’on connaît très bien (l’expérience de l’ensemble vocal), la situation change radicalement quand on se sent seule sur scène. Il y a aussi plein de “petites choses” qui changent : on voyage seul.e, on arrive seul.e aux répétitions. Il n’y a personne avec qui on peut se montrer vulnérable ou honnête. Tout ça c’est un énorme changement !
Par ailleurs, il y a ce que les autres attendent de vous, cette histoire de “mythologie” de la chanteuse : ce que je dois être comme soliste, comment je dois me comporter…
Donc je me suis trouvée subitement dans un monde et une façon de faire la musique complètement différents. Et même si j’avais envie de ce changement, c’était une vraie rupture ! Ensuite, on s’habitue, mais ça prend du temps…

C’est un sujet un peu tabou, non ? On en parle rarement…
Je crains que oui.

Et si on parlait de tes duos ? Celui avec le pianiste Mark Knoop par exemple, ou avec Florentin Ginot ?
A ce propos, c’est vrai que je me considère toujours comme musicienne “de chambre”. Ce sont mes racines, à la fois comme hautboïste et comme chanteuse. Cette idée de faire partie d’un petit ensemble, c’est toujours ce que j’ai adoré ! Donc même si je suis soliste aujourd’hui, j’ai gardé cet état d’esprit. J’essaie toujours de me sentir comme faisant partie d’un ensemble, dans ma façon de chanter et d’écouter aussi.

Même quand tu chantes en solo avec l’électronique ?
Ah, ça c’est le plus dur évidemment, mais je trouve des solutions ! Ce que j’aime beaucoup c’est être “obligée” d’écouter. Dès que j’écoute, ça me détend un peu, ça m’occupe l’esprit.

D’une certaine façon, ça fait diversion ? 
Oui, car je suis en situation d’écouter plutôt qu’en train de me “projeter”. Donc les duos pour moi, c’est la possibilité d’avoir cette relation de musique de chambre, cet esprit pendant les répétitions : de s’amuser, de prendre les décisions ensemble, de faire de la magie sur scène, de prendre des risques, de partager tout ça… Alors bien sûr, il faut choisir les bons partenaires, mais j’ai eu de la chance jusque-là ! Mark est formidable, et Florentin aussi…

Comment ton amour de la musique s’est-il développé ? Tes parents étaient-ils mélomanes ?
Oui, il y a toujours eu de la musique dans ma famille. Mes parents étaient d’une certaine façon des musiciens sans formation. Ils chantaient, ma mère jouait de l’alto… Il y avait cet environnement musical. Et puis il y a cette histoire, vraie ou fabulée, racontée par ma mère : quand elle était enceinte de moi, elle est allée écouter du Beethoven, compositeur qu’elle adorait, et il paraît que j’ai donné des coups dans son ventre, sur le rythme de la musique de Beethoven ! (rires) 

Tu aurais pu devenir percussionniste !
Sûrement pas, car je ne peux pas faire deux choses en même temps, j’ai un cerveau mélodique ! J’ai d’abord fait du violoncelle dès cinq ans, puis du hautbois, enfin j’ai choisi la voix.

A quel âge ?  
A vingt ans. Donc assez tard. Et je n’ai pas suivi une formation traditionnelle…

L’aventure avec EXAUDI continue pour toi ? Tu chantes encore dans l’ensemble ?
En principe, je chante toujours avec eux, mais c’est compliqué; souvent mon agenda se remplit avant celui d’EXAUDI. C’est un peu triste parfois, mais j’essaie quand même de continuer, parce que c’est mon bébé ! Quand je chante avec eux les madrigaux de Gesualdo et tout notre répertoire, que je connais très bien, je ne me sens pas seule du tout ; c’est ma famille !

Aujourd’hui tu chantes surtout le répertoire contemporain, mais tu as aussi beaucoup chanté la musique ancienne.  Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce répertoire ? 
Quand j’ai commencé à chanter, c’était la musique sacrée dans des chœurs d’église, à l’université. On chantait les musiques de la tradition anglaise :  celles de Byrd, Tallis, Purcell, par exemple. On chantait plusieurs fois par semaine pour les Vêpres, et toutes les messes : c’était ce type de musique. Et dès que j’ai commencé à chanter professionnellement, c’était une continuation de cette tradition, au sein des chœurs anglais. Par exemple avec le Monteverdi Choir dirigé par John Eliot Gardiner : là, on chantait beaucoup de Bach, de Mozart. Et après, avec le Collegium Vocale Gent de Philippe Herreweghe, j’ai chanté beaucoup de polyphonie :  la musique de Orlando de Lassus, de Victoria, de Morales, et Gesualdo. Ces œuvres-là sont des trésors incontournables !

Si tu ne chantes plus ces musiques aujourd’hui au concert, est-ce qu’il t’arrive de les fredonner quand tu te lèves le matin ?
Non, pas du tout ! je ne chante pas le matin…(rires) 
J’avoue que ça me manque, mais je réfléchis actuellement à la façon de garder la musique ancienne dans ma vie. Je suis en train d’organiser une soirée avec des amis de Londres : on va chanter ces musiques, et boire un coup ! 
Plus sérieusement, je pense aux possibilités de mélanger la musique ancienne et la musique contemporaine dans mes programmes de concert comme soliste. De quelle manière, je ne sais pas encore, mais il y a beaucoup de possibilités ! EXAUDI a toujours travaillé dans ce sens. Mais je veux prendre mon temps pour trouver des correspondances, des passerelles. Je veux le faire de façon intelligente.

On peut évoquer à présent la série des eavesdropping que tu as initiée ? Cet été, il n’y aura pas d’édition, mais un petit événement relié à cette série est prévu à Aldeburgh, avant la quatrième édition de l’année prochaine ?
Oui, en effet, je vais y présenter deux artistes des saisons précédentes. C’est une belle opportunité pour toucher un autre public et se présenter ailleurs eavesdropping est quelque chose de spécial pour moi; c’est un événement qui est en train d’évoluer dans son esprit et dans ses formes. Ce n’est plus vraiment une série, mais plutôt une plateforme donnée à d’autres artistes, et ça me touche beaucoup de jouer ce rôle ! Ce que je veux, c’est leur donner le soutien dont j’ai eu besoin, moi aussi, comme artiste pour m’épanouir : c’est en quelque sorte être une curatrice qui connaît très bien les désirs des autres artistes et leur apporte à la fois une forme de “contrôle” et des possibilités d’agir.

Cette plateforme, ce sont plusieurs événements : des concerts, des conférences, des colloques ?
La saison prochaine, ce sera un festival avec des concerts, une sorte de conférence (on a changé un peu la formule), et un podcast – je fais des interviews avec chaque artiste. On réfléchit aussi en ce moment à d’autres formes, plus pédagogiques (des workshops, des formations). Par exemple, à la fin de la saison dernière, on a fait un workshop sur les “unconscious bias”. J’aimerais renouveler cette expérience. L’idée, c’est d’offrir ces formations aux musiciens intermittents qui ne sont pas soutenus par des institutions ou des organisations et qui n’ont pas accès à ce type de formation.

Ce sont six jours de festival, avec toutes sortes de musiques de création, y compris les musiques improvisées ?
Oui, c’est un grand mélange ! Et c’est toujours un peu différent.
Chaque soir, je donne carte blanche à deux artistes, et j’essaie de trouver des combinaisons un peu étranges, ou intéressantes, ou même proches pour chaque soir. Le champ est vaste : ça peut être de l’improvisation, de la musique classique contemporaine, de la musique électro, des platines. Je pense même aussi introduire les “spoken words” (le slam).
On a eu les autres années pas mal d’artistes qui font des choses proches du RnB, du jazz, de la folk… Donc le focus est très large.

Décloisonner c’est important pour toi ?
Tout à fait, et aussi pouvoir se rendre compte que les frontières entre les genres expérimentaux sont souvent très fines et qu’elles peuvent être poreuses.
Parfois les termes qu’on utilise pour parler d’une musique sont trop limités et risquent de ne pas parler à ceux qui écoutent, car ils ne tiennent pas compte de cette porosité. En réalité, dans eavesdropping, je programme ce que j’ai envie d’entendre, c’est une façon de créer une expérience un peu inattendue pour moi-même !

Et si on évoquait le label all that dust, encore une autre extension de Juliet Fraser ? C’est une aventure à trois, avec Newton Armstrong et Mark Knoop, c’est un petit label indépendant fondé en même temps que les “eavesdropping” en 2017. Quelle est l’éthique de ce label ?
Au commencement de ce travail pour le label, il y a les histoires compliquées que j’ai eues avec d’autres labels, et qui m’ont laissée insatisfaite.
L’idée était surtout de créer quelque chose pour les autres artistes qui soit plus adapté, plus souple, moins cher, et qui leur donne plus de contrôle dans le processus. Avec Newton et Mark, nous partageons une longue amitié. Chacun d’entre nous a ses propres compétences, on se complète très bien. Et puis travailler à trois permet de sortir des certaines impasses.
On s’est projetés sur trois ans, et déjà on est dans la sixième année du label. On verra bien comment les choses évoluent, mais c’est un énorme travail, surtout pour eux ! Ils font les enregistrements, le mixage, le mastering… Je suis plutôt active sur le versant business, communication et promotion. Mais c’est une aventure, et c’est un plaisir de travailler avec les artistes, et d’apporter quelque chose à notre petite communauté.

Quel rêve fou as-tu pour l’avenir, Juliet?
Honnêtement, je suis déjà très heureuse avec ce que je fais. Je me sens nourrie et chanceuse. Mais, si j’avais un rêve… j’aimerais créer une formation pour les chanteur.ses avancé.e.s qui veulent explorer ou développer un répertoire vocal contemporain. Cela n’existe pas en Angleterre : il y a un manque !
Il existe par ailleurs quelques académies de musique contemporaine pour les instrumentistes, initiées par les ensembles, mais il y en a très peu pour les chanteurs, et c’est très difficile pour les étudiant.e.s qui sont au conservatoire de trouver un chemin pour explorer ce répertoire. Tout est encore très cloisonné, bloqué même, dans les conservatoires. J’aimerais bien changer ça, mais ça va prendre un peu de temps.

En France non plus ça n’existe pas ! A part les initiatives de chanteuses comme Françoise Kubler, Valérie Philippin ou Donatienne Michel Dansac
En effet, parce que l’impulsion vient des chanteurs et des chanteuses!  Ce sont des initiatives personnelles, initiées par des musicien.nes qui ont vécu cette expérience, ce manque. Une telle formation n’existait pas pour moi, ni sans doute pour Donatienne ou Françoise. C’est pour cela que je veux aider celles et ceux qui veulent explorer ce monde riche et vaste. Ce que j’aimerais faire en même temps, c’est casser le tabou qui consiste à penser que chanter une musique qui a été écrite après… disons… 1923 (rires), c’est dangereux pour la voix ; que ça va signer la fin de ta carrière, toutes ces idées ridicules et qui m’énervent énormément, car elles sont motivées par la peur, et ne correspondent pas à la réalité.

Le chemin est encore très long pour changer les mentalités ? 
Oui, pour le moment, les préjugés sont tenaces !
Heureusement, il y a des résidences comme Royaumont, en France, ou Britten Pears Arts chez nous, qui changent les attitudes, le regard. Mais dans les institutions plus traditionnelles, on en est encore loin. Le but c’est de reconnaître ce que la création offre à ceux et celles qui l’explorent : c’est la promesse d’une grande aventure, et d’une merveilleuse libération.

Propos recueillis par Anne Montaron

Vous pouvez écouter Juliet Fraser le 1er juin à la Philharmonie de Paris dans Zig Bang de Georges Aperghis

Photos © Dimitri Djuric
Photos © Herve Veronese

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