Steve Reich, un Américain à Paris

Concerts 14.02.2024

Survitaminée par la présence des Roomful of Teeth prêtant leurs voix à Tehillim, la dernière journée de Présences à Radio France (du 5 au 11 février) porte très haut la musique du New-Yorkais Steve Reich, tête d’affiche de l’édition 2024.

Investissant en alternance l’Auditorium de la Maison ronde et le Studio 104, les trois derniers concerts du festival Présences louvoient entre le petit ensemble et l’orchestre symphonique, en passant par la formation du quatuor à cordes.

Il est quinze heures lorsque le collectif I Giardini, co-fondé par Pauline Buet (violoncelle) et David Violi (piano) entre en scène sur un plateau rehaussé de couleurs, un camaïeu rose-mauve cernant le Steinway, dont on pourra apprécier les variations au cours du concert. On rentre dans le vif du sujet avec le Trio pour violon, violoncelle et piano – variations sur la « sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont » de Marin Marais de Philippe Hersant, une pièce déjà ancienne du compositeur dont la commande en 1998 provenait de Radio France. Certes loin de l’esthétique de Steve Reich, la pièce ne joue pas moins sur la répétition/variation de trois notes, celles des trois cloches du carillon (qui avait séduit en son temps le violiste et compositeur Marin Marais) dont Hersant, à travers les ressorts d’une écriture très raffinée, exploite le potentiel de résonance. Le violoniste Hugo Meder s’est joint à David Violi et Pauline Buet dans cette interprétation au cordeau d’une œuvre qu’ils ont, de toute évidence, inscrite à leur répertoire. 

Nommé aux Victoires de la musique classique 2021, I Giardini a enregistré chez Alaph Classics un CD monographique de Caroline Shaw, compositrice, violoniste et chanteuse américaine de 39 ans, mise en vedette lors de cette dernière journée de Présences. Après l’élégiaque et mélancolique Rest(e) de la Franco-britannique Joséphine Stephenson, musique de la disparition qui laisse apprécier le mezzo velouté de Fiona McGown, on pénètre dans l’univers de Caroline Shaw avec The Wheel (la roue) pour violoncelle et piano : esthétique de l’effleurement où la matière oscille, s’étire, s’enroule, simple, sweet and cool… La voix de la compositrice est jolie mais peu contrôlée dans And So, mêlant ses propres mots à ceux d’autres poètes ; elle est plus convaincante dans Cant voi l’aube empruntant la “canso” du trouvère Gace Brulé que l’éclectique Shaw fait accompagner par le quatuor à cordes. Elle survole élégamment le modèle des concertos pour clavier de Bach (arpèges, bariolages et glissades insolentes) dans son Concerto pour clavecin et cordes donné en création mondiale dans la version pour quintette avec piano où elle joue elle-même le deuxième violon.

On se dirige très vite au 104 où le concert du Quatuor Tana a été retardé de dix minutes pour nous laisser le temps de longer le couloir de la Maison ronde jusqu’au Studio.

Au programme, une pièce attendue, Carrot Revolution (2015), de la jeune Américaine Gabriella Smith, trois fois programmée durant Présences. Le titre, un brin intrigant, est à rattacher au contexte, l’exposition The Order of things, à l’occasion de laquelle l’œuvre a été créée. Énergique et ludique, la musique à haute tension de l’Américaine se nourrit de citations qu’elle remodèle à son désir au sein d’un parcours qui juxtapose des séquences contrastées. Elle est défendue avec une belle vitalité par les quatre archets des Tana

Quatuor à cordes n°1, titre très simplement Othman Louati, un compositeur dont on a pu découvrir le premier opéra, Les ailes du désir, en octobre dernier. Commande de Radio France et des Tana, l’œuvre est donnée en création mondiale. Des six mouvements du quatuor, on retient d’abord cette franche rupture au mitan de la pièce qui met fin au travail essentiellement rythmique d’une première partie très tendue. La seconde, tout rythme cessant, interroge, même si le pattern mélodico-rythmique dont nous parle Antoine Maisonhaute dans sa présentation, resurgit dans une temporalité que le compositeur étire plus que de raison : musique liminale qui s’effiloche et joue avec nos nerfs, avant de disparaître. 

Écrit en 1988, pour le Kronos Quartet, Different Trains (1988) pour quatuor à cordes amplifié et sons fixés est également le premier quatuor de Steve Reich auquel succéderont Triple Quartet et WTC 9/11. Comme dans ce dernier, écrit en hommage aux victimes de l’attentat du World Trade Center, les musiciens de Different Trains se superposent aux parties de quatuor à cordes pré-enregistrées dans la bande. L’œuvre se construit sur une trame narrative à laquelle contribue le support électroacoustique qui laisse entendre, à travers les haut-parleurs, bribes de voix, sirènes, sifflets de gare et bruits du rail. Steve Reich se souvient de ses voyages avec sa nourrice lorsque, enfant, il allait de New York (où habitait sa mère) à Los Angeles (où vivait son père): « J’ai conscience aujourd’hui que si j’avais vécu en Europe pendant cette période, il m’aurait fallu, en tant que juif, prendre des trains bien différents… », fait-il remarquer. 

La performance des interprètes est endurante, soumise au défilement de la bande avec laquelle ils interagissent, anticipant ou doublant la voix dont le profil mélodico-rythmique revient de manière obsédante. L’invention est à l’œuvre dans ce quatuor rien moins que minimaliste, avec le flux des samples qui boostent le jeu instrumental. Force est de constater que l’équilibre sonore, toujours fragile dans l’œuvre mixte, n’est pas totalement atteint pour permettre aux deux sources sonores de fusionner, même si la concentration et la qualité des archets restent exemplaires durant les vingt-sept minutes de contrepoint électrique sans répit. 

Élaboré avec discernement par les équipes du festival (Pierre Charvet et Bruno Berenguer), le concert de clôture réunit sur le plateau de l’Auditorium l’orgue Grenzing de Radio France, les huit voix des Roomful of Teeth (dont c’est la première prestation à Radio France), les deux accordéons microtonals du duo Xamp et l’Orchestre Philharmonique sous la direction de Lucie Leguay.

En ouverture, les voix a cappella des Roomful of Teeth, collectif américain ouvert sur les musiques du monde, chantent en fond de scène Partita for 8 voices, une œuvre d’envergure de Caroline Shaw (présente au sein de l’ensemble) avec laquelle elle remporte, à 31 ans, le Prix Pulitzer de la Musique. Si l’œuvre balance entre support écrit et tradition orale, le titre Partita et ses quatre mouvements de danse (Allemande, Sarabande, Courante et Passacaille) affichent clairement leur attachement à la musique baroque. Les emprunts aux différents types de chant traditionnels (chant diphonique mongol, chant de gorge inuit, polyphonie géorgienne, etc.) renouvellent les configurations vocales assumées avec autant d’aisance que de virtuosité par le collectif très investi. La Sarabande est particulièrement savoureuse, avec son “tour-de-gosier” (ornementation baroque) entendu à chaque début de phrase qui en souligne l’élégance et la scansion métrique.

Le plateau est prêt pour accueillir le Philharmonique et les deux accordéonistes, Fanny Vicens et Jean-Étienne Sotty (duo Xamp) placés de part et d’autre de la cheffe Lucie Leguay pour la création mondiale du Xamp Concerto du Français Théo Mérigeau. 

Deux dimensions retiennent particulièrement l’intérêt du jeune compositeur : le timbre et ses riches composantes ainsi que le rythme et ses complexités. Ainsi a-t-il construit son propre instrument, le “trident”, un tuyau en PVC relié à trois flûtes harmoniques sonnant entre l’ocarina et l’orgue de barbarie. Au sein de l’orchestre, il crée une alchimie de timbres inouïs avec les autres instruments, notamment les deux flûtes traversières. Ce sont les solistes qui donnent l’impulsion de départ, prolongés par les sonorités de l’orchestre qu’ils irriguent de l’intérieur et au sein duquel ils tendent à fusionner. La façon de lancer les cuivres par salves hurlantes n’est pas sans rappeler les samples dans Different Trains entendus dans le concert précédent. Le remous orchestral déclenché brusquement après la courte cadence des deux solistes dans le registre scintillant de leur tessiture est particulièrement musclé et coloré, rehaussé par une percussion métallique très en dehors. Ce sont les accordéons toujours et l’énergie cinétique de leurs motifs en boucle qui tiennent le tutti dans la belle envolée finale. La fin est sans appel, bien négociée par nos deux solistes et un Orchestre Philharmonique en parfaite complicité.

Hoquetus animalis, cinq miniatures pour orgue du même Théo Mérigeau, avait été annulé l’année dernière en raison d’une avarie technique sur l’orgue Grenzing. La pièce, au format des Alla Breve / Création Mondiale d’Anne Montaron, est entendue en seconde partie de concert sous les doigts de Lucile Dollat. Conçue pour une écoute radiophonique plus intimiste, l’œuvre peine à convaincre dans l’espace ouvert de l’Auditorium.

Tehillim de Steve Reich, pour ensemble et quatre voix de femmes (celles des Roomful of Teeth), referme en beauté cette 34ᵉ édition de Présences suivie, cette année, par un public particulièrement fervent : «  (…) J’ai composé Tehillim (Psaumes en hébreu ancien) en 1981, parce que je voulais utiliser du texte hébreu, comme je revenais vers le judaïsme depuis quelques années », explique Steve Reich dans l’entretien qu’il accorde à Arnaud Merlin. Caroline Shaw entonne le premier psaume, voix claire et agile doublée par la clarinette et accompagnée du petit tambour sans grelots. C’est la première fois que Reich met un texte en musique et c’est le rythme du texte qui gouverne ici l’écriture instrumentale tandis que le canon régit celle des quatre voix. Tenu de main ferme par Lucie Leguay, l’ensemble orchestral ponctue le chant des psaumes (Parties I et II) ou assure les contrepoints (partie III). Les voix sont galvanisantes et le verbe haut, accompagné par des claquements de main (clapping) et enrichi par le maracas agité sans répit par un des valeureux percussionnistes. Tournant dans l’œuvre reichienne, Tehillim s’inscrit au rang des chefs-d’œuvre du New-Yorkais, précédant l’écriture de The Desert Music qui, en 1984, en constitue l’agrandissement. 

Michèle Tosi

Maison de la Radio et de la Musique, Paris le 11-02-2024
15h, Auditorium : œuvres de Philippe Hersant, Joséphine Stephenson, Caroline Shaw. Caroline Shaw, violon et chant, ; Fiona McGown, mezzo-soprano ; I Giardini : Hugo Meder, violon ; Léa Hennino, alto ; Pauline Buet, violoncelle ; David Violi, piano. 
16h30, Studio 104 : œuvres de Gabriella Smith, Othman Louati et Steve Reich. Quatuor Tana : Antoine Maisonhaute, Ivan Lebrun, violons ; Takumi Nozawa, alto ; Jeanne Maisonhaute, violoncelle.
18h, Auditorium : œuvres de Caroline Shaw, Théo Mérigeau et Steve Reich. Lucile Dollat, orgue ; Duo Xamp : Fanny Vicens, Jean-Étienne Sotty, accordéons microtonals ; Roomful of Teeth : Orchestre Philharmonique de Radio France ; direction Lucie Leguay.

Photo portrait © © picture-alliance/dpa/J.Lizon

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