L’odyssée marine du Balcon

Concerts 21.10.2021

L’équipe du Balcon et son capitaine Maxime Pascal larguent les amarres dans Au cœur de l’océan, un opéra expérimental et immersif qui relie les mondes et navigue entre l’écrit et le non-écrit. Après son annulation à l’opéra de Lille en janvier dernier, l’ouvrage est donné en création mondiale sur le plateau de l’Athénée.

A la tête de cette aventure sous-marine, deux compositeurs ont conjugué leur talent : Frédéric Blondy, également pianiste et directeur de l’Onceim rompu aux techniques de l’improvisation, et  Arthur Lavandier, le trublion de la composition (il faut écouter son arrangement de la « Fantastique »!) et complice du Balcon avec qui il a déjà monté trois opéras. Au cœur de l’océan relève d’un travail collaboratif assez inhabituel, une sorte d’ « écriture de plateau » sollicitant les deux musiciens et le librettiste lillois Halory Goerger qui signe également la mise en scène : « On a fait cohabiter nos façons d’écrire le livret et la partition, de jouer la musique et d’écrire le phénomène scénique », précise-t-il ; avec l’idée première, celle de Frédéric Blondy, de travailler avec six interprètes-vocalistes qui ne sont pas des chanteurs lyriques et qui, le plus souvent, s’éloignent du texte pour chercher en eux, à travers le corps et la voix génitrice, d’autres moyens de communication. Ce sont tous des solistes, développant chacun à leur manière des techniques de voix hautement virtuoses, « in sync » et « in tune » (synchro et en accord) avec l’océan et la flore sous-marine. La mise en scène associant la vidéo est à l’image de cette plongée dans les abysses, passant d’un décor et d’une lumière « de surface » plutôt réalistes à une vision plus onirique du tréfonds de l’océan via une descente vertigineuse accompagnée d’un très beau ballet de méduses (la vidéo générative de Jacques Hoepffner).   

Avouons le, l’histoire, s’il y en a vraiment une, est difficile à suivre, du fait même que les personnages ne s’expriment plus avec des mots. On apprend, en lisant l’argument, qu’un riche oligarque connu sous le nom de Nowitz a financé la première compagnie sous-marine de très grande profondeur, un équipage de six personnages en quête d’aventure et désireux d’atteindre « les meilleures conditions possibles avec le milieu aquatique ». Et si bien souvent le sens nous échappe, tout comme le fil dramatique très/trop lâche, la performance vocale des personnages capte l’écoute et dégage une force expressive hallucinante : l’émission vient du corps, qui passe par la gorge et vibre dans toutes les cavités résonnantes du thorax, du visage et du nez. Entre chant diphonique, technique d’ornementation et sonorités subliminales à la Beñat Achary, la déploration de la biologiste (Audrey Chen) sur les « voix » lointaines de l’orchestre, nous fait quitter « le monde d’en haut ». Plus on descend, plus les voix – celles de Claire Bergerault, Isabelle Duthoit, Phil Minton, Alex Nowitz et Ute Wasserman, toutes délirantes et surréalistes, deviennent étranges et semblent se fondre à la faune et la flore aquatiques : borborygmes, langage « à clic », manifestations bruitées, claquements percussifs et autre souffle laryngé sont poussés jusqu’aux limites physiques de l’interprète : « Ce que trouvent les personnages en arrivant au fond de l’océan n’est jamais nommé ; c’est un rapport au monde qui les satisfait, explique Halory Goerger dans sa note d’intention, une manière de « vivre la connaissance par les gouffres » qu’ils nous communiquent à travers leur mode d’expression respectif. Les voix sont amplifiées mais il n’y a aucun traitement artificiel, assure Frédéric Blondy. 

Amplifié lui aussi – c’est une donnée constitutive de l’esthétique du Balcon – l’orchestre est dans la fosse et les musiciens en habit de marin, prêtant souvent main forte à l’équipage avec des allées et venues constantes sur la scène : une fanfare militaire pour le début de l’expédition et de nombreux solos instrumentaux, celui de la guitare électrique sur la voix de crooner d’Han Buhrs (qui reste sur le pont), ceux du tuba et de l’accordéon partageant l’aventure sous-marine avec les personnages ou encore des quatre percussionnistes et leur carillon initiant une cérémonie aux allures de rituel dans le dernier tableau ; autant d’interventions sans le recours à la partition car l’essentiel de la musique – exceptée la partie fixée de l’électronique – est improvisée, générée à partir d’indications verbales ou graphiques données par les compositeurs. Bras tendus et visage expressif, Maxime Pascal dirige l’improvisation, entre bourdon discret et continu et trame mouvante aux riches moirures faisant appel aux techniques de jeu étendues sur les instruments. On se laisse peu à peu envahir par la vague sonore qui nous submerge, l’obscurité abyssale et les phénomènes étranges qui la traversent ; et force est de constater que l’on ne revient pas intact des abysses! 

Michèle Tosi

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