Sonntag aus Licht de Karlheinz Stockhausen: un opéra total?

Concerts 23.11.2023

Sonntag aus Licht était programmé pour la première fois en France dans son intégralité à la Philharmonie de Paris les 16, 17 et 20 novembre. Ces représentations s’inscrivent dans un projet au long cours de l’ensemble Le Balcon : celui de donner à entendre, à Paris, les sept opéras du cycle. Sonntag aus Licht était le cinquième à être présenté. Sans doute à cause de sa durée – cinq heures de musique (sans compter les entractes) – l’œuvre était découpée en deux soirées, l’une consacrée aux deux premières scènes dans la salle de la Cité de la musique, l’autre aux trois dernières dans la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Deux parties qui ont été chroniquées par deux auteurs, Lambert Dousson pour la première, Bastien Gallet pour la seconde.

Scènes 1 et 2

Lors de la création scénique de Sonntag aus Licht de Stockhausen à Cologne en avril 2011, le choix avait été offert aux spectateurs d’assister à la représentation de l’opéra de deux manières : ou bien dans son intégralité au cours d’une unique longue soirée, ou bien en deux temps, la première soirée consacrée aux deux premières scènes, la seconde aux trois scènes suivantes. Il doit sans doute y avoir d’excellentes raisons qui ont poussé les programmateurs de la première française à décider de ne pas laisser ce choix au public parisien, dès lors contraint de voir Sonntag découpé en deux parties, privé du droit de chercher à sentir ce que cela fait de s’immerger dans les presque cinq heures que dure le dernier opéra de Stockhausen. Sans qu’il soit besoin de s’imaginer comment auraient réagi les afficionados de Wagner si l’on avait fait subir le même sort au Crépuscule des dieux ou à Parsifal, de longueur analogue, il n’en demeure pas moins qu’une telle option — ou plutôt absence d’option — n’est pas sans effet sur le type d’expérience artistique qu’elle engendre, en même temps qu’elle met au jour le caractère problématique de l’unité de Licht

Cette unité, on le sait, est fondée sur la « super-formule », chacune des scènes composant l’heptalogie étant entièrement construite à partir d’un fragment de celle-ci, dont il fournit les coordonnées temporelles et le matériau mélodique, harmonique, rythmique… C’est ce qui explique que Licht soit fréquemment présenté comme l’opéra le plus long de l’histoire de la musique : 28 heures divisées en sept journées… Or, Stockhausen n’a jamais parlé de faire jouer ses sept opéras d’une traite ; il rêvait plutôt d’un parc contenant sept auditoriums permettant de les représenter simultanément en continu. Mais aussi, et surtout, chaque scène de chaque journée est conçue comme une œuvre autonome, composée et créée parfois à plusieurs années d’intervalle des autres, suite à des commandes passées par des ensembles instrumentaux aux effectifs distincts, pour former un opéra composite. 
Dans cette perspective, il revient aux programmateurs de décider entre deux types d’expérience (ou de faire en sorte que le public ait le choix entre les deux). Le premier type consiste à écouter l’esprit de Sonntag, et de proposer une expérience au sens propre, celle d’un rituel mystique, qui se déploie lentement dans le temps et dans l’espace, de manière continue. Traverser ces cinq heures de musique constituerait sans doute une épreuve physique, tant pour les interprètes que pour les auditeurs, dont tous ressortiraient exténués : de la même fatigue que celui qui vient d’accomplir un rite de passage. Tout cela demande sans doute une réflexion sur la « mise en espace » de cette musique, et il est possible que l’élaborer « d’après les indications de Karlheinz Stockhausen », comme il est indiqué dans la notice de programme, ne suffise pas, tant cela revient à confondre fidélité et littéralité.

Or la musique de Sonntag dessine bel et bien un rite. Il y a tous ces mouvements accomplis par les musiciens, et surtout cette sensation d’éternité, incarnée dans ces bourdons quasi-immobiles, au synthétiseur (Haga Ratovo, scène 1, Lichter-Wasser – Sonntag Gruss) ou au chœur qui encercle le public (chœur Stella Maris, scène 2, Engel-Prozessionen), avec leurs harmonies suspendues que viennent bercer des vagues sonores animées d’une sorte de périodicité, qui est celle de la révolution des planètes, ou des étapes de la procession des anges. Et Stockhausen d’accomplir ainsi le prodige de replier le temps sur lui-même, si bien qu’une fois les cinquante minutes de Lichter-Wasser et les quarante de Engel-Prozessionencloses on se dit : comment, c’est déjà terminé ? 

Le second type d’expérience consiste à inscrire Sonntag dans le paradigme de l’œuvre musicale avec début, fin, et applaudissements. La représentation des scènes 1 et 2 proposée à la Cité de la Musique relevait sans conteste, non pas du paradigme de l’expérience-rituel, mais bien de celui de l’expérience-œuvre. D’où le sentiment d’être resté à distance alors qu’on aurait souhaité être emporté. D’où, aussi, le sentiment d’une expérience incomplètement vécue. La mise en scène, particulièrement minimale, participait sans doute de cette impression de détachement : privée d’atmosphère, la représentation donnait à voir une communion entre musiciens – à l’image des dernières mesures, extraordinaires, de Engel-Prozessionen –, mais à laquelle on assistait plus que l’on y participait. Dans ce cadre, difficile de se laisser ensorceler par un livret composé de noms de planètes, de dieux et de symboles… D’où, enfin, cette impression désagréable d’être spectateur d’une performance qui se déroule à distance, plutôt que de vivre une cérémonie célébrant l’amour mystique. Il est vrai que, si le ténor Hubert Mayer fait un Michael sobre et généreux, la soprano Michiko Takahashi incarne quant à elle une Ève absolument rayonnante, qui parcourt avec une aisance jubilatoire les montagnes russes vocales de cet immense mélodiste qu’était Stockhausen, avec ses suraigus merveilleusement maîtrisés. À eux deux ils composent un magnifique duo dans Lichter-Wasser – Sonntag Gruss, dont les premières mesures saisissent par leur beauté. Quant aux musiciens et chanteurs du Balcon, et au chef Maxime Pascal lui-même, leur virtuosité, leur investissement et leur enthousiasme à servir une si grande musique ne font aucun doute. 

Scènes 3, 4 et 5

Sonntag au Licht est l’opéra de l’union – entre Ève et de Michaël, l’eau et la lumière, le cœur et l’anneau, le vert et le bleu, etc. – mais c’est aussi celui de la récapitulation de ce qui a précédé, des six autres jours et opéras et de tout ce qu’ils charrient de choses, d’êtres, de motifs et de symboles. On y énumère donc beaucoup. Le livret est une suite presque ininterrompue de listes qui disent à elles seules l’ambition de Licht : tout embrasser, du plus infime – la fleur, le caillou, l’oiseau – au plus vaste – Dieu. Ce qui fait de Sonntag un opéra très peu dramatique. Après les péripéties des six premiers jours, Dimanche est celui où l’on fait retour sur le chemin parcouru, où le disparate et l’hétérogène s’énoncent et s’enlacent pour faire monde. Si Mittwoch (Mercredi) est le jour où les êtres font assemblée (et où s’allient les trois figures du cycle), Sonntag est celui où toute la création s’unit pour rendre grâce à Dieu et célébrer l’union d’Ève et de Michaël. On nomme, on prie, on loue et on s’étreint (jusqu’à la fusion mystique). C’est à peu près tout le programme de l’opéra.
L’enjeu n’est pas de raconter mais de faire vivre aux spectateurs-spectatrices ce processus – repris à chaque scène – de louange-union, nomination-fusion et superposition-entrelacement. Il est d’ailleurs tout à fait possible de l’écouter (et de le vivre) sans adhérer au caractère cérémonial de certaines scènes et sans accorder de valeur aux symboles (et aux puissances) énoncés. 

Il importe cependant que la mise en scène soit à la hauteur de ce que la musique donne à entendre, autrement dit qu’elle ne se contente pas d’illustrer ou de répéter ce que l’opéra dit déjà clairement. C’est malheureusement ce qui fut proposé aux spectateurs-spectatrices de Sonntag aus Licht. Les deux metteurs en scène – Ted Huffman et Maxime Pascal (qui assurait aussi la direction musicale) – ont préféré l’expression de « mise en espace », sans doute parce que la scénographie se limitait à un grand écran au-dessus du plateau (scènes 3 à 5) et que les costumes, excepté pour les solistes de la scène 4, étaient relativement simples (et dans l’ensemble plutôt réussis, notamment ceux, blancs et volontiers agenrés, des musiciens et des musiciennes). Le problème est que cette apparente absence de choix accentue à force de redondance la littéralité déjà fastidieuse du livret : le ténor chante « volcan » et l’on voit sur l’écran le mot et l’image, le ténor chante « aigle », le ténor chante « iris », etc. – on pourrait y entendre une parodie de Joseph Kosuth (One and Three Chairs, 1965) si le propos n’était pas si manifestement didactique. On veut nous expliquer alors qu’on préfèrerait mille fois être saisi et emporté (on l’est quand même un peu, surtout dans la scène 5 où la « mise en espace » se fait moins visible). Licht a besoin de mystère, pas de cours de rattrapage.

Après deux premières scènes spectaculaires – où chœur et orchestre se succèdent, où les sons circulent, où les Anges mêlent leurs voix et chantent en langues – les scènes 3 et 4 sont plus intimes, proches de la musique de chambre. La troisième scène (Licht-Bilder) voit Ève et Michaël se diviser et former un quatuor de trois instruments (flûte, cor de basset, trompette) et une voix de ténor. L’homme nomme les choses et les êtres qui habitent la Terre pendant que les instruments autour de lui virevoltent. Cette scène de prière et de louange est un rite incantatoire où il s’agit moins d’énumérer que de rassembler les entités terrestres, de réveiller les âmes des fleurs, des pierres et des volcans afin de les rappeler à leur vocation divine, de conjoindre leurs voix disparates. Le charme de la scène tient à ce mélange singulier entre la naïveté de l’intention et la complexité formelle de l’écriture. Elle a quelque chose d’enfantin et de savant à la fois que la « mise en espace » ne parvenait pas à restituer, malgré les dessins d’enfants projetés sur l’écran. 

La quatrième scène (Düfte-Zeichen) est celle de la synthèse, où chaque journée se condense en deux motifs et un lieu. Deux chanteuses et quatre chanteurs, tous remarquables, détaillent ainsi sept emblèmes et sept régions du monde tout en faisant brûler sept parfums. Il pourrait ne rester de Licht que les effluves de ces senteurs, des odeurs fugaces et labiles, perméables les unes aux autres, capables de ressusciter des morceaux de monde. La belle et puissante voix d’alto de Léa Trommenschlager retentit, elle est Ève-Marie. Tous unissent leurs voix derrière elle. Michaël apparaît. C’est un enfant à la voix cristalline (Aurélien Segarra). Le duo qui suit est un des plus beaux moments de l’opéra, d’autant plus beau que rien ne le laissait prévoir. L’union est vocale mais elle est aussi, un peu, mystique : incongrue et évidente.  

La cinquième scène (Hoch-Zeiten) est la plus spectaculaire de l’opéra et la plus délicate à monter. Elle se joue simultanément dans deux espaces distincts : en l’occurrence la Grande salle de la Philharmonie et la salle de la Cité de la musique. Cinq groupes instrumentaux d’un côté et cinq chœurs de l’autre sont à la fois séparés (dirigés par cinq chefs de chaque côté) et reliés (à sept reprises, la musique des uns se fait entendre dans l’espace des autres). La scène est jouée deux fois, de manière à ce que les spectateurs-spectatrices puissent faire l’expérience des deux ailes du dispositif. Lundi 20 novembre, l’image accompagnait le son. Le principe de redondance, encore une fois. Le son n’aurait-il pas suffi ? Pourquoi fallait-il, en plus, voir ? Et voir quoi ? Des musiciens qu’on avait déjà vus (ou qu’on verra). Ce qui nous est refusé est précisément de les entendre sans les voir. Le moment fut perdu où l’auditif pouvait se dissocier du visuel. Cela n’enleva cependant rien à la puissance musicale de la scène, superbement interprétée par la Maîtrise de Paris et les élèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse. 

Malgré ces quelques réserves, il convient de saluer le travail et l’abnégation de l’ensemble Le Balcon, qui, depuis 2018, nous permet de vivre ces expériences aussi étranges que nécessaires. 

Lambert Dousson* et Bastien Gallet

*Agrégé et docteur en philosophie, Lambert Dousson est professeur de sciences humaines à l’École nationale supérieure d’art de Dijon et l’auteur de « … la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier… » Stockhausen et le 11 septembre, essai sur la musique et la violence (Editions MF, 2020). 

Photos © Denis Allard

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