Pour son édition 2023, le Festival d’Automne consacre un portrait au compositeur Pierre-Yves Macé. Plusieurs des pièces programmées explorent avec brio le lien constant que l’artiste entretient depuis ses débuts avec la littérature, le texte et les voix.
Pierre-Yves, le croisement entre la littérature et la musique tient une place importante dans ton travail, comme en témoignent les œuvres présentées cet automne à Paris. Tu ne caches pas l’importance que revêt pour toi Heiner Goebbels; qu’est-ce que cette œuvre a suscité pour toi?
Oui, j’ai été particulièrement sensible à sa manière d’exister, en tant que compositeur, à la croisée des genres établis : il pouvait un jour écrire une partition pour l’Ensemble Modern, le lendemain travailler avec Arto Lindsay, Don Cherry ou André Wilms sur un spectacle de théâtre musical, et le surlendemain composer une pièce électroacoustique pour la radio…
Je me souviens assez précisément du moment où j’ai découvert son œuvre. J’étais étudiant en lettres modernes et commençais à composer de la musique. Mes études et ma passion pour la musique étaient deux univers relativement séparés. Et Heiner Goebbels venait les conjuguer, puisqu’il mettait en musique des auteurs que j’aimais, ou que j’étudiais à l’Université : Alain Robbe-Grillet, Francis Ponge et bien sûr Heiner Müller. Sa façon d’aborder les textes était tout à fait originale et hors des sentiers battus, à mille lieues de toute sacralisation de l’objet littéraire : il ne se privait pas d’opérer des coupes, des greffes, des montages. Il disait que les textes étaient pour lui des déclencheurs de forme, et que c’était d’abord la forme d’un texte qui lui donnait envie de travailler dessus.
J’avais envisagé un temps de me lancer dans un travail de recherche en littérature comparée sur la relation entre Müller et Goebbels. Mais finalement, mes études ont bifurqué vers la musicologie. Et lorsque j’ai écrit ma thèse sur la notion de document sonore et sa relation à la musique, j’ai intégré dans mon corpus deux œuvres de Goebbels : Shadow / Landscape with Argonauts et Verkommenes Ufer, deux Hörspiele qui reposent sur le même principe : le texte littéraire est lu par des anonymes rencontrés dans la rue, qui découvrent le texte en même temps que nous.
Cependant, la pièce à laquelle je reviens le plus souvent, c’est Maelstromsüdpol, une pièce radiophonique de Goebbels et Müller d’après Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe. C’est un véritable joyau, le poème de Müller, admirable de densité d’expression, comme la musique de Goebbels tout en contrastes, portée par des interprètes d’exception, notamment le regretté Peter Brötzmann. Petit détail, mais qui aura son importance par la suite : le texte de Müller incorpore une brève citation du poème The Waste Land de T.S. Eliot : « That corpse you planted last year in your garden / Has it begun to sprout? Will it bloom this year? / Oh keep the dog far hence, that’s friend to men / Or with his nails he’ll dig it up again!» (1). Goebbels en tire la section finale de sa pièce, une mémorable jam free jazz et bruitiste où ces mots sont hurlés par David Bennent jusqu’à saturation.
Longtemps, je n’ai connu de The Waste Land que ces quatre vers. Et lorsque, en 2022, j’ai moi-même travaillé sur le poème d’Eliot pour la composition de Ear to Ear, le souvenir de cette pièce de Goebbels a été très puissant.
Maelstrom_TrailerCut_FINALEVERSION_22-05-19 60fps.mp4 from heiner goebbels on Vimeo.
Comment as-tu construit cette lecture chorale Ear to Ear?
À l’origine, c’est une commande, assez « fléchée », pour un festival à Londres célébrant le centenaire du poème d’Eliot (1922-2022). Les commanditaires avaient une idée assez précise de ce qu’ils voulaient : une pièce électroacoustique où l’on entendrait le poème récité par une multitude de voix. La dimension chorale était inscrite dans la commande elle-même : il s’agissait de révéler toute la polyphonie latente du poème.
Au cours des échanges, nous nous sommes mis d’accord sur un nombre de voix (dix), et avons commencé à définir les vocalités. Je tenais à ce qu’il n’y ait pas que des acteurs, (qu’il puisse y avoir des voix assez singulières) mais aussi des voix singulières qui sortent de l’ordinaire d’une lecture à « voix blanche » (sans timbre): la voix d’un jeune enfant, ou d’une personne âgée, par exemple. Nous voulions que les citations en français, allemand et italien soient dites par des personnes dont c’étaient les langues maternelles. Il fallait aussi quelqu’un qui ait des notions de sanskrit pour la 5e partie. Tout cela combiné, nous avions un cahier des charges assez fourni. Sean et Liam, les deux commanditaires, se sont chargés de trouver les récitant.e.s pendant que, de mon côté, je faisais le travail d’attribution : je décidais qui allait lire quel(s) passage(s). Ce qui était une première étape de composition : je déterminais le degré de choralité, ou le caractère dramatique de chaque section.
Presque toute la musique est née des voix enregistrées. J’en ai tiré des motifs mélodiques, des suggestions harmoniques ou rythmiques. Puis, à mesure que la composition s’affinait, j’ai intégré quelques sonorités électroacoustiques et griffonné quelques lignes de partition pour soprano et harpe… Une figure tutélaire s’est imposée pendant cette étape de composition : Scott Walker, le grand songwriter, qui a toujours affirmé avoir été influencé par The Waste Land. J’ai appliqué trois principes qui me semblent à la base de ses chansons : parcimonie, sens du contraste et primauté du texte.
Ear to Ear, donne lieu à deux versions de l’œuvre : une « cinématique » aux Bouffes du Nord et une installation sonore à St Eustache. Tu en offres ainsi au public une perception et une écoute différente. Est-ce pour toi des formes radicalement distinctes ou des variations d’une même forme?
La forme est la même, ce sont deux manières différentes de l’appréhender, qui mettront en valeur tantôt sa mise en espace (version installation) tantôt la forme temporelle (concert). Au tout début, j’imaginais cette œuvre comme une installation, destinée à une écoute « non captive », mais la linéarité du poème a résisté, elle a véritablement imprimé à la pièce une forme dont il convient de faire l’expérience dans sa globalité. Entre temps, la musique s’est enrichie d’une création vidéo d’Oscar Lozano qui projette et fait vivre le poème sur l’écran – ici dans une traduction inédite de Joris Lacoste(1).
À l’occasion de ce portrait, tu proposes de nous faire entendre une réécriture de deux de tes pièces créées respectivement en 2017 et 2016 Maintenant, de toutes nos forces, essayons de ne rien comprendre à partir d’un texte de Pierre Senges et Kind des Faust sur un texte de Sylvain Creuzevault. Est-ce que ces réécritures sont à considérer à chaque fois comme une proposition nouvelle ou un approfondissement de l’écriture lequel effacerait les versions antérieures?
Les deux cas de figures sont légèrement différents. Pour Kind des Faust, il y avait pour ainsi dire nécessité d’une réécriture, puisqu’il y a un changement de régime de présentation de la pièce. A l’origine, ce petit opéra apparaissait dans une pièce de théâtre de Sylvain Creuzevault (Angelus Novus), sous une forme purement enregistrée. Cette fois, nous le montrons/présentons en version concert, avec un effectif instrumental un peu plus conséquent, et des chanteurs et chanteuses présents sur scène. Dans le cas de Maintenant, de toutes nos forces…, la réécriture n’avait pas ce caractère de nécessité, mais répondait davantage à certaines insatisfactions de détail par rapport à la version première.
Cette distinction faite, le travail de réécriture s’est déroulé de manière assez proche pour les deux pièces, c’est-à-dire que je me suis autorisé à chaque fois à développer des idées qui n’étaient qu’ébauchées, ou j’ai précisé des intentions musicales qui me semblaient un peu faibles. Je ne vais pas rejouer ici le refrain de l’artiste éternellement insatisfait : c’est un topos qui a bien sûr sa part de vérité, mais en ce qui me concerne, ces réécritures sont plutôt associées à une joie assez enfantine, la joie de démonter / remonter un jouet pour éprouver ce qu’il peut encore produire d’étonnant. Je me vois parfois comme un « recompositeur » plus que comme un compositeur, tant j’apprécie ce travail de reprise et relecture, ces réglages de détails qui, s’ils ne changent pas fondamentalement la forme, peuvent permettre de la rendre plus lisible.
Je ne saurais dire si la nouvelle version supplante l’ancienne. Sans doute que oui, mais jusqu’à quand ? J’ai beau être attaché à la notion d’œuvre (ou du moins ne pas chercher activement à la subvertir), j’ai du mal à en assumer le caractère figé dans le marbre. Au fond, c’est un peu comme un jazzman qui joue le même standard à 20 ans d’intervalle : la musique reste la même, mais les deux versions portent la marque du temps écoulé, de l’expérience accumulée. Ce sont ces différences-là qui font tout le sel de l’art, à mon sens.
La citation — littéraire ou musicale – comme procédé revient souvent dans ton travail. Dans le champ musical de nombreux compositeurs en ont usé — Satie, Stravinsky, Berio, Stockhausen… — chacun pour une finalité différente. Quel sens lui donnes-tu?
La plupart du temps, les citations ont chez moi une origine extra-musicale et produisent quelque chose comme un « effet de réel ». Dans Song Recycle, quand je prélève des enregistrements de chant a cappella trouvés sur YouTube, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le répertoire chanté mais le caractère found footage de l’enregistrement amateur, tout ce que cela suggère en tant que document. Dans Jardins Partagés, c’est l’expressivité singulière du chant amateur qui me retient.
Ailleurs, quand je cite la chanson O Sole Mio dans Je vais entendre encore une phrase de Sole Mio, c’est en relation à une « scène d’écoute » précisément décrite par Marcel Proust dans Albertine Disparue : un gondolier qui chante à Venise, tandis que le narrateur hésite à rentrer ou non à Paris.
Il y a cette dimension d’effet de réel de la citation, il me semble, chez Berio, notamment dans Naturale, avec ces enregistrements de chants de vendeurs de rue de Palerme, qui créent un espace dans lequel viennent se situer l’alto et la percussion. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à ce que cette pièce soit jouée lors du concert au Théâtre du Châtelet.
Justement, dans ce même concert, tu présentes les Variations Belvédère, une œuvre où tu t’inspires du compositeur catalan Federico Mompou…
En effet, avec les Variations Belvédère, je retrouve un emploi plus classique de la citation. L’œuvre a été commandée par l’ensemble L’Instant Donné pour le programme Mondes Nouveaux. Elle a été créée dans un lieu très atypique, l’hôtel le Belvédère du rayon vert à Cerbère, village limitrophe de la frontière espagnole dans les Pyrénées Orientales. C’est une sorte de pièce de concert in situ, que j’ai voulue aussi ouverte que possible à son environnement immédiat : la culture catalane, et la sardane en particulier, une danse très populaire en Catalogne.
Mompou, qui était catalan, a écrit beaucoup de partitions en s’inspirant de sa tradition musicale, notamment un cycle pour piano, les Cançons i danses, une douzaine de petites pièces qui sont construites en diptyque : une première partie dédiée à la chanson et au lyrisme, et une seconde partie plus enlevée dédiée à la danse. Je fais un peu la même chose dans les Variations Belvédère, mais en condensant une multitude de citations dans chaque partie de mon diptyque. Et comme ma pièce est vocale (soprano et ensemble), il y a aussi le langage, on y entend du catalan. Dans la première partie en particulier, j’ai pratiqué un montage à la fois littéraire et musical en prélevant et juxtaposant des fragments de chansons traditionnelles. Ce qui était nouveau et stimulant pour moi, bien sûr, c’était la dimension littéraire de tout cela : d’observer comment je pouvais jouer avec le sens des mots en les décontextualisant. Un exemple parmi d’autres : à un moment donné, je cite une chanson catalane, « La Remendraye » (la ravaudeuse de filets), dont les paroles sont particulièrement misogynes. La ravaudeuse dont il est question est une jeune femme qui n’aime pas travailler, préfère « inviter les garçons » derrière les buissons. Et le refrain, très cinglant, dit quelque chose comme : « toute le monde le sait : tu ne trouveras jamais de galant ». J’ai remarqué que simplement en supprimant ce refrain et en remodelant l’harmonie d’accompagnement, cette satire un peu bête et méchante pouvait se retourner en portrait d’une femme fière et émancipée.
Pierre-Yves, tu sembles naviguer entre l’abstrait et le réel, as-tu d’autres moyens que de t’appuyer sur le texte ou les voix, pour garder le cap?
Il est vrai que la plupart de mes pièces ont un point de départ extra-musical ou documentaire, souvent en lien avec la voix ou le texte, mais ce n’est pas systématique. Ainsi, pour l’écriture de Notes pour les diapasons invisibles, pièce mixte qui sera jouée par l’ensemble Dedalus au théâtre des Bouffes du Nord après Ear to Ear, j’ai travaillé à partir d’un ensemble d’enregistrements de chants d’oiseaux, dont j’ai ralenti les vitesses pour les faire coïncider (ou non) avec les registres des instruments. Une fois ralenti, le chant d’oiseau révèle des trésors de complexité mélodique et rythmique, sur lesquels je me suis appuyé pour écrire la partition. Il y a donc tout un jeu de coïncidence et de déprise, de phasage et de déphasage (pour reprendre une terminologie à la Steve Reich), entre les chants d’oiseaux et les instruments, jeu qui crée une polyphonie parfois très dense, à la limite de l’entropie. Je suis loin d’être le premier compositeur fasciné par le chant d’oiseau, c’est peu de le dire ! Mais peut-être que dans ma façon d’aborder la vox animae, il y a le souvenir du travail que j’ai pu effectuer à partir de la parole humaine avec l’Encyclopédie de la parole, les spectacles Suite no 3 (2017) et Suite no 4 (2020) en particulier. Les chants de rousserolle effarvatte ou de monticole bleu ont ouvert mon écoute et déplacé mon écriture de la même manière que les documents de parole enregistrée – même si l’altérité était plus radicale, et le défi pour la composition encore plus grand. Au bout du compte, on reste dans le domaine de la voix…
Propos recueillis par Anne-Laure Chamboissier
(1)Traduction du poème par Joris Lacoste : Le cadavre que tu as planté l’an dernier dans ton jardin, /A-t-il commencé à germer ? Fleurira-t-il cette année ?/ Oh ! tiens le chien loin de là, cet ami des hommes, /Ou de ses griffes il ira le déterrer à nouveau !
Photo © Christophe Berlet