Une nature musicale

Eclairages 06.10.2021

Auteur d’un passionnant essai sur les « phonographies contemporaines », le compositeur et musicologue Pierre-Yves Macé revient avec nous sur les enjeux propres à la pratique du field recording dans les musiques d’aujourd’hui.

Née, comme son nom l’indique, avec l’enregistrement, la pratique du field recording («enregistrement de terrain») s’est massivement répandue ces trois dernières décennies, avec la miniaturisation des appareils (mais aussi la banalisation des voyages). Dans une grande variété de directions musicales. Artistes sonores ou (ex-)rockeurs (ou souvent les deux, comme Chris Watson, eRikm ou Stephen Vitellio), naturalistes ou abstraits, sculpteurs ou agitateurs, adeptes de l’ambient ou du DIY, nombre d’explorateurs sonores y ont recours dans leur œuvre. Certains (Watson ou Jana Winderen) ont même fait du field recording leur unique instrument, leur champ de composition exclusif. Le temps est déjà si loin où un pionnier tel que l’Autrichien Ludwig Koch (1881-1974) enregistrait pour la première fois, à l’âge de huit ans et à l’aide d’un phonographe Edison, les chants des animaux. Où les ethnomusicologues de l’ère pré-analogique – Hugh Tracey, Alan et John Lomax, Alice Marshall Moyle, Kurosawa Takatomo…(1) – utilisaient l’enregistreur pour garder une trace de traditions musicales vernaculaires en voie d’extinction.
C’est aussi que le field recording ouvre, pour un créateur, des questionnements fertiles et passionnants : celles de l’écoute et de sa qualité, du haut-parleur et de sa fidélité, du microphone et de son objectivité, du document et de l’exotisme, de l’écologie et de la technologie, du monde naturel et du monde (hyper)réel, de la texture du son et de celle du temps… Avec le field recording, il est question d’un certain « usage sonore du monde », pour reprendre le titre (lui-même référence à l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier) de l’ouvrage d’Alexandre Galand sur le sujet (2). C’est-à-dire avant tout de poésie. La plupart des grands inventeurs du genre ne furent-ils pas des musiciens poètes – John Cage, Luc Ferrari, Knud Viktor, dont on croise les noms au détour de ce dossier ?
Auteur d’une passionnante thèse de musicologie sur l’usage du document sonore dans la musique, compositeur lui-même – auteur notamment d’une série de Phonotopies dont un nouveau volet vient de paraître, enregistrements instrumentaux réalisés dans divers lieux extérieurs de Paris –, Pierre-Yves Macé revient sur le field recording à travers ce qui fait sa nature musicale.

Parmi toutes les pratiques musicales que vous regroupez dans votre livre Musique et document sonore sous le terme de « phonographie », quelle serait la spécificité du field recording ? Quelle est d’ailleurs selon vous la meilleure traduction de ce terme : enregistrement de terrain ? enregistrement environnemental ?
Dans mon livre, j’emploie le terme technique « phonographie » pour désigner ce que l’on appelle communément « enregistrement ». A l’intérieur de ce grand ensemble, le field recording (enregistrement de terrain, in French, cela me va bien) apparaît comme une sous-catégorie, un cas particulier. On pourrait la définir comme une pratique essentiellement mobile de l’enregistrement qui a été rendue possible grâce à la miniaturisation progressive des outils de captation. Lorsque micros et magnétophones sont devenus portatifs, on a pu enregistrer en extérieur tout un ensemble de phénomènes sonores qui auparavant n’existaient qu’in situ : les chants des animaux, les sons dits « naturels » (cascades, vent, orages…), les musiques traditionnelles de pays éloignés, etc. 

Cette pratique n’a en soi rien de musical, et peut s’appliquer à un large éventail de domaines : la radio, le cinéma, le design sonore, l’ethnomusicologie, l’audio-naturalisme, l’ornithologie… Le field recording ne devient musical que dans un cadre qui permet et encourage sa perception comme musique à part entière, c’est-à-dire lorsqu’il est édité sur disque, ou présenté en concert. Prenez n’importe quel disque de Chris Watson et mettez-le sur des images animées : personne ne songera à y entendre de la musique. 

Lié aux débuts de l’enregistrement et aux évolutions technologiques qu’il a successivement connues, le field recording repose au départ sur l’idée d’objectivité : c’est la volonté de documenter et d’archiver le réel qui guide les premiers ethnomusicologues comme les audio-naturalistes. A quel moment cette idée est-elle perçue comme un leurre, une illusion – à partir de quand s’impose cette approche moderne selon laquelle documenter, c’est déjà créer ? 
Ce qui est un leurre, plutôt que la volonté de documenter elle-même, c’est d’imaginer que la phonographie soit une réplique stricte du phénomène sonore d’origine. Et cela vaut pour toutes les reproductions (photo, film) : on ne duplique pas le réel, comme l’a bien montré le philosophe Clément Rosset, on n’en produit que des « doubles » incomplets, partiels et fragmentaires. Pour autant, contrairement aux imitations vocales ou instrumentales de phénomènes réels (la flûte de Pierre et le Loup imitant l’oiseau, par exemple), la copie phonographique, par son caractère mécanique même, possède une forme d’exactitude qu’il ne faut pas minimiser. Elle vaut comme reproduction orthotéthique du réel selon le terme de Bernard Stiegler : qui pose exactement – quels que soient, d’une part son caractère lacunaire et d’autre part la possibilité ultérieure de sa falsification. 
Quant à cette approche moderne (documenter, c’est créer), il me semble qu’elle est une conséquence du ready-made plastique : le geste du prélèvement fait œuvre en tant que tel. Cette approche est libératrice, mais il ne faut pas en perdre de vue les écueils possibles. Je pense en particulier à ce que Michel Chion appelle le « chantage à la cause » : lorsqu’on a parcouru des milliers de kilomètres pour enregistrer un son avec un micro coûtant les yeux de la tête, on est peut-être un peu trop disposé à le trouver formidablement « musical » et à intimer aux auditeurs de l’apprécier comme tel.

Un document sonore peut-il être objectif ? Le choix de l’équipement, du type et de la position du ou des micro(s), du moment où l’on appuie sur la touche « Record », n’est-il pas en lui-même un acte créateur, ou en tout cas un facteur subjectif – sans parler du mode de diffusion ?
Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce que signifie « objectif » dans ce cadre. D’un certain point de vue, rien de plus subjectif qu’une prise de son, puisqu’elle implique un (ou plusieurs) « point de son » depuis lequel elle reçoit le signal sonore – de même qu’une image photographique ou cinématographique suppose un point de vue. Je crois que la notion-clé est plutôt celle de fidélité. On demande aux micros (plus globalement à toute la chaîne sonore) d’être aussi fidèle que possible au phénomène sonore d’origine. Le signal fixé sur le support doit être aussi proche que possible de ce que reçoit l’oreille « nue » dans la même situation. 
Il est communément admis que la technique a fait des progrès tout à fait remarquables dans ce domaine. et c’est incontestable : il n’est que d’écouter les premiers cylindres d’Edison et de les comparer avec les enregistrements numériques d’aujourd’hui. Pour autant, la notion de fidélité peut être critiquée pour sa tendance à naturaliser la technique, à la rendre purement servile, et donc à en nier la spécificité. Poussée jusqu’à un certain point, cette volonté de rendre la technique transparente confine, paradoxalement, à la technophobie. Une telle ambiguïté apparaît chez R. Murray Schafer, le compositeur et théoricien canadien, auteur du livre séminal Le Paysage sonore (The Tuning of the World a été publié en 1977, et traduit en français en 2010 aux éditions Wildproject, Ndlr). Comme l’a bien montré Michel Chion, avec ce terme de « paysage sonore », on ne sait jamais s’il s’agit de ce qui se présente à l’écoute in situ ou bien par la médiation d’une phonographie. Ce n’est pas du tout la même chose en termes d’expérience sensible. Et pourtant, il semble, que, pour Murray Schafer, cela revienne au même. C’est une façon à la fois de surestimer la phonographie comme prodige technique, sa capacité à « conserver » ce qui est menacé de disparaître (alors qu’elle n’en garde que des traces) et de la ravaler comme objet sensible au rang de succédané de l’écoute « naturelle ». On peut soutenir à l’inverse que la technique façonne notre façon de sentir, notre rapport au monde, tout ce qui relève de l’aisthesis. On n’entend plus le chant des oiseaux de la même façon lorsqu’on a écouté la musique de Bernard Fort ; tous les phénomènes microacoustiques (liés notamment à l’activé des insectes) ont littéralement besoin du microphone comme porte-voix pour accéder au domaine de la perception – le compositeur Knud Victor est allé assez loin dans ce domaine ; l’écoute réduite, qui nous donne accès aux morphologies des sons, est proprement une écoute « appareillée » qui dépend étroitement de l’existence de dispositifs techniques.

Quel lien le field recording entretient-il historiquement avec la musique concrète (je pense aux notions d’« objet sonore » et d’« écoute réduite ») ? Dans quelle mesure le Presque rien n° 1 de Luc Ferrari, en 1970, constitue-t-il un point de bascule ?
A l’époque où Schaeffer a écrit ses premiers essais sur la musique concrète (1948), le field recording n’existait pas, ou bien de façon très embryonnaire, car il était quasi-impossible d’enregistrer hors des studios. La théorisation de la musique concrète s’est faite sur des bases tout à fait différentes. Ce que Schaeffer nomme « objet sonore », c’est une forme identifiable comme unité et se détachant d’un fond. Tout l’inverse, en somme, des flux sonores du field recording. De plus, l’écoute réduite consiste à écouter un objet sonore pour ce qu’il est, à le décrire de la façon la plus objective possible en en dégageant les traits morphologiques les plus saillants. Dans la plupart des pièces de musique concrète des années 1950-1960, tout le travail de la composition consiste à créer et à organiser de tels objets sonores, sans considération pour l’origine causale de ces sons ni pour les référents qu’ils peuvent convoquer. Le field recording, en revanche, a plutôt tendance à affirmer les causes et les référents des sons, aussi triviales soient-ils. 
Le parcours de Luc Ferrari est passionnant à cet égard. Ses premières pièces des années 1950-60 sont une musique concrète, disons, « classique », très ciselée, qui appréhende les sons essentiellement comme des morphologies. Et puis, à partir d’Hétérozygote (1964), le compositeur se met à introduire ce qu’il appelle des sons « anecdotiques » : de pures phonographies de scènes banales du quotidien, en apparence non retouchées. On y entend des « trouées », des fenêtres ouvertes sur le quotidien, et c’est très surprenant (renversement intéressant : c’est la banalité qui crée la surprise…). L’intention de Ferrari était, je crois, d’inscrire dans le champ de la musique la présence d’un niveau « trivial » du réel, qui existe dans tous les autres arts, mais auquel la musique a toujours tourné le dos. Et puis, il y a eu le Presque Rien n° 1 (1970), une pièce qui a ceci de radical que Ferrari y supprime tous les sons concrets pour ne laisser que le son anecdotique : la phonographie d’un lever du jour au bord de la mer. C’est alors un mini-scandale dans le monde de la musique concrète : Schaeffer se refuse à considérer cela comme de la musique. Ferrari, lui, persiste, avec des pièces peut-être moins radicales mais souvent très inspirées. 

David Toop parle du field recording comme d’« une conséquence naturelle du fait d’écouter ». Peut-on dire du field recording qu’il documente avant tout une écoute – celle du preneur de son, et celle du microphone ? L’écoute faite œuvre, en quelque sorte…
Oui, c’est une très bonne définition. Dans mon livre, à propos du Presque rien n° 2 de Ferrari, j’empruntais à Peter Szendy sa belle expression : on l’écoute écouter

Quelles sont selon vous les principales vertus artistiques du field recording – qu’apporte-t-il à la création musicale ? Qu’est-ce qui fait la valeur artistique d’un enregistrement de terrain ? Est-il possible de dresser une typologie succincte de ses usages actuels, même s’il recouvre aujourd’hui une grande variété de pratiques ? Vous-mêmes, quel usage en fais-tu dans ta pratique de musicien ?
Il est difficile de dire exactement où réside la valeur artistique d’un enregistrement en field recording. Parfois, c’est l’enregistrement lui-même qui s’impose comme porteur de qualités musicales. On peut penser à d’innombrables exemples : je me contenterai de citer Baikal Ice (2004) de Peter Cusack où le procès sonore de la fonte des glaces suffit à entretenir l’écoute. Parfois, le field recording est subordonné à une intention musicale et vaut surtout en tant qu’élément dans un ensemble de relations. C’est ce qui se passe avec certaines pièces de John Cage, Roaratorio (1979) au premier plan, ou plus récemment de Michael Pisaro (Transparent City, 2007), chez qui des enregistrements urbains sont mixés très subtilement avec des tenues de sons sinusoïdaux. 

Je me suis moi-même aventuré dans une semblable direction avec Phonotopies (Paris), une pièce pour laquelle j’enregistre des instruments acoustiques dans des lieux extérieurs de Paris, choisis avec la complicité de l’écrivain Philippe Vasset. On est ici à mi-chemin entre l’enregistrement traditionnel classique (les micros sont fixes et il y a une source instrumentale à capter) et le field recording (l’enregistrement a lieu « sur le terrain », en extérieur). Dans cette pièce, la composition instrumentale est à la fois colorée par les acoustiques inhabituelles des lieux choisis et perturbée par les événements sonores venant de l’extérieur (l’imprévisible rumeur urbaine). 

Propos recueillis par David Sanson

*Un nouveau volet des Phonotopies de Pierre-Yves Macé vient d’être publié au format vinyle (partagé avec Sylvain Vanot) par le label Brocoli.
*Cet automne, on peut entendre la musique de Pierre-Yves Macé dans le spectacle Nuée de la chorégraphe Emmanuelle Huynh (présenté à Châteauroux, Rennes, Nanterre), mais aussi en concert, avec la création de sa pièce électroacoustique Contre-flux II (cinq danses), le triptyque Jardins partagés (dans le cadre du Festival d’Automne à Paris) et la création de Frayages pour violon et haut-parleurs (Toulouse). Voir les détails sur son site ici.

1. Ces noms sont cités dans un passionnant « guide du débutant » sur le sujet signé, pour factmag.com, par l’Australien Lawrence English, musicien et responsable du label Room40, qui a publié des albums ou des pièces d’eRikm, Francisco Lopez, Eric La Casa, David Toop…
2. Alexandre Galand : Field recording. L’usage sonore du monde en 100 albums, publié en 2012 chez Le Mot et le Reste.

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