L’heureux compagnonage, par Brunhild Ferrari

Interviews 06.03.2024

Brunhild Meyer est devenue Brunhild Meyer-Ferrari après son mariage avec Luc Ferrari (1929-2005). Elle a été sa plus proche collaboratrice pendant plus de quarante ans. Parallèlement à son activité d’interprète et de traductrice, elle réalise ses propres pièces et se consacre à l’association qu’elle a fondée autour de Luc Ferrari, Presque rien, ainsi qu’à la sauvegarde et à la numérisation des archives de ses œuvres. Cet entretien nous permet à la fois de revenir sur leur collaboration, leur façon de travailler ensemble mais également sur son propre travail de compositrice.

D’origine allemande, où as-tu grandi Brunhild? As-tu reçu une formation artistique dès le plus jeune âge et si oui laquelle?
Je suis née allemande à Francfort-sur-le-Main sans jamais y avoir vécu. Puis j’ai grandi à Aix-la-Chapelle chez mes parents, entourée de musique et de peinture grâce à mon père, clarinettiste, compositeur, peintre et à ma mère qui n’a jamais laissé passer un concert dans la ville sans y participer et, un peu plus tard, sans m’y emmener. Mes envies artistiques pour le théâtre et la musique ont été vite abandonnées car le piano était le domaine de mon père et ma mère considérait que le métier d’artiste n’avait guère d’avenir. C’est plus tard, à Paris, que j’ai eu accès à la pratique artistique.

Dans quelle mouvance musicale ton père s’inscrit-il?
Bela Bartok, Sergei Prokofiev, Dimitri Chostakovitch, Arnold Schönberg, Anton Webern et beaucoup d’autres.

En quelle année es-tu partie pour Paris et pourquoi? Que comptais-tu y trouver?
Lors de mes 6 mois d’Alliance Française à Paris autour de 1956, j’étais amie avec un artiste-lithographe, peintre, Gérard Patris, dont je fréquentais l’atelier. J’y rencontrais les peintres parisiens parmi les plus en vogue qui y réalisaient leurs lithographies : Jean Dubuffet, Corneille, Roger Bissière et beaucoup d’autres. À la fin de mes études après avoir obtenu mon diplôme, Gérard m’a invitée en Corse pour les vacances d’été, ce que ma mère refusa. En échange, elle me proposa d’inviter une ou un ami pour le carnaval de février suivant à Aix-La-Chapelle : ce fut Gérard Patris qui vint accompagné de Luc Ferrari. Cette idée lui était venue spontanément, jugeant intéressant de se faire rencontrer deux compositeurs, Luc et mon père Wolfgang Meyer-Tormin. Mais cette rencontre fut bien plus celle entre Luc et moi !
Et en 1959 je n’avais qu’une envie, celle d’aller vivre à Paris et travailler avec lui.
J’ai ainsi pu assister à la jeune vie passionnante du Service de la recherche de la RTF que Luc a contribué à créer avec Pierre Schaeffer et d’où est né le Groupe de Recherche Musicale (GRM). C’est au sein de ce Service de la recherche que Luc et Gérard ont, parmi d’autres collaborations, réalisé des musiques et films expérimentaux et dès 1964 la série documentaire pour la télévision Les grandes répétitions. Cette série présentait, pour la première fois en France à l’antenne, la musique contemporaine vivante avec Olivier Messiaen, Edgar Varèse, Karlheinz Stockhausen, Hermann Scherchen et Cecil Taylor.

En quoi a constitué ta collaboration avec Luc Ferrari
Avec Luc j’ai collaboré en particulier à la relecture et correction de ses écrits, ainsi qu’aux enregistrements de certaines de ces compositions incluant parfois ma voix, et j’ai aussi tenu sa correspondance. Luc souffrait de la crampe de l’écrivain, on trouve donc souvent mon écriture manuscrite dans ses partitions.

Tu as réalisé un certain nombre d’Hörspiel pour la radio allemande principalement avec Luc, s’agissait-il de commandes?
J’ai fait des émissions, d’abord pour France Culture, puis pour la WDR Cologne dont Requisiten der Erinnerung, à la Bayerische Rundfunk de Munich pour une émission avec le compositeur Alvin Lucier ou encore pour la SWF de Baden-Baden avec les pièces bilingues de Luc : Contes Sentimentaux, JETZT et La Remontée du Village… Toutes ces stations de radio répondaient positivement à nos propositions, aussi bien à Luc qu’à moi.

Avant de parler des émissions réalisées avec Luc, j’aimerai que l’on évoque celle avec Alvin Lucier en 2001. De quelle manière as-tu procédé?
Je l’ai enregistré en Californie lors d’un symposium auquel il participait. Puis rentrée à Paris, je lui ai téléphoné à plusieurs reprises pour qu’il me précise certains détails. Cela m’a beaucoup plu de faire ces interviews au téléphone, car il s’amusait lui aussi. Il est très facilement riant.

Prenait-il cela aussi un peu comme un jeu?
Oui et – bien que très sérieux dans ses réflexions et recherches, – il s’amusait également au sujet de ce qu’il faisait. Il me parlait des instruments qu’il trouvait et inventait et cela l’amusait.

La base de cette pièce est-elle juste un entretien que tu as retravaillé?
Non, ce n’était pas comme un entretien, cette pièce était composée d’aphorismes et d’extraits de ses pièces musicales.

S’agissait-il uniquement des pièces dont il parlait durant le symposium et de vos échanges téléphoniques?
Non je n’ai pas toujours suivi les pièces qu’il mentionnait, j’en ai choisi certaines parmi ma collection de CD. Comme il bégayait, j’avais parfois un peu de mal à le comprendre. Son bégaiement dans sa pièce I am sitting in a room, surtout vers la fin, fait aussi tout le charme de cette pièce. Donc je ne faisais pas d’entretiens trop longs au téléphone. De plus, comme je suis très timide, je me suis contentée de ce que j’avais comme enregistrements pris en Californie.

Est-ce la seule fois où tu as fait des entretiens ou est-ce un exercice que tu as reconduit?
Je l’ai fait principalement avec Luc pour cette émission bilingue Requisiten der Erinnerung, en 1996, dans laquelle je présente différentes pièces de Luc que l’on peut entendre tout en l’interrogeant en même temps.

Tu lui demandais alors de fouiller dans ses souvenirs.
C’est comme si je retrouvais des bandes dans un grenier. On entrait dans la bande, on l’écoutait et on se laissait surprendre.

Là encore il me semble qu’il s’agissait d’une forme de jeu.
Oui, c’était un jeu. Cette forme de jeu, nous l’avons principalement employée dans un autre Hörspiel Les Contes Sentimentaux (1990-1994). Tout était enregistré en direct, en allemand et en français, avec la musique. Luc inventait des histoires à propos de ces différentes pièces. C’était assez drôle puisque c’étaient des histoires complètement imaginaires et absurdes aussi. Il adorait inventer.

Il me semble que la question du jeu, la question de l’amusement sont au centre de son travail et je dirais même aussi  de votre relation, de votre façon de travailler.
C’était très très important. Il avait horreur de s’emmerder. Excuse-moi de ce terme mais il utilisait ces mots.

En effet, quand on lit certains de ses textes ou quand il décrit certaines de ses pièces, c’est souvent plein d’humour, voire même parfois assez irrévérencieux.
Absolument. Et puis même pour ses pièces très sérieuses, il en parlait toujours avec une pointe d’humour. Ses écrits en sont également témoins.

Il est clair que cela a beaucoup nourri son travail. Je dirais même qu’il « vole » presque des sons. Il reprend aussi beaucoup d’enregistrements ou de bouts de partitions qu’il utilise dans d’autres pièces. Il s’autorise cette liberté. Est-ce cela aussi sa musique, une façon de re-travailler à partir de choses existantes?
Oui et de renouveler les sens de ces extraits aussi.

Les voyages ont beaucoup nourri non seulement son travail mais aussi votre relation de travail. 
Découvrir les sons du monde, découvrir la façon de faire des gens et de les entendre parler aussi. Par exemple, il était très heureux sur les quais du métro à Tokyo, il ne comprenait rien dans ce brouhaha mais il entendait tout. Et à force d’écouter, il finissait par comprendre ce que les gens disaient. Enfin, cela lui parlait. On était souvent ensemble en voyage et je participais souvent à l’enregistrement de sons avec lui. J’ai des images qui me reviennent pendant que j’entends ces sons, où ils ont été enregistrés, dans quel contexte, quelle humeur et quel humour. Et bien sûr, je suis très émue en les écoutant maintenant.  

C’est très beau ce que tu dis. Tu n’as jamais pensé à prendre la plume pour raconter cela.
Je me dis que cela n’intéresse personne d’autre que moi, j’ai peut-être tort. Ce sont des impressions très personnelles.

Je trouve vos voyages très intéressants. Ils me semblent être des marqueurs d’époques, de moments qui dépassent la question uniquement de l’œuvre, c’est-à-dire par exemple la mise en lumière d’un contexte politique dans certains pays.
Oui et cela n’était pas toujours très facile. Par exemple, quand on s’est trouvé en Afrique, on ne savait pas qu’il était interdit d’enregistrer. On était confiants. On se baladait tout autour du pays, puis quand on est revenu dans la capitale, on nous a dit que nous étions allés dans tel et tel endroit, sans avoir le droit et qu’on n’en avait pas  demandé l’autorisation.

Dans quels pays exactement êtes-vous allés ? Cela a-t-il donné lieu à une pièce en particulier?
L’Afrique noire et celle du Nord avec par exemple la pièce Algérie 76 n°2 Belghimouze, Village Socialiste (mars 1976-janvier 1977). J’ai également utilisé quelques sons, tels que des chants kabyles, pour la pièce Brume du réveil (2009).

Est-ce qu’il te demandait d’enregistrer tel ou tel son ou te laissait-il également un espace de liberté?
Il ne me disait rien. Simplement quand il arrêtait d’enregistrer, je lui empruntais son appareil pour enregistrer à mon tour. J’intervenais plutôt après, en corrigeant. Je lui donnais ce que je fixais, c’était normal. Certaines choses ont été préparées en avance mais c’était plutôt après que j’intervenais un peu, par des corrections. Quand on enregistrait dans un même endroit, par exemple dans un train, il utilisait aussi ce que je lui donnais, c’était normal.

Au moment de l’assemblage et du montage suivait-il ton avis
Oui toujours.

A l’occasion de nos différents entretiens, je me suis rendue compte combien l’écoute était un ferment de votre collaboration. Vos enregistrements dans un même lieu étaient par nature différents puisque vos sensibilités n’étaient pas les mêmes. Vous n’alliez peut-être pas vers les mêmes choses, les mêmes sons? 
Bien sûr, je ne sentais et n’exprimait pas ce que Luc voulait communiquer, mais c’est vraiment lui qui m’a appris l’écoute. Où se rendre pour avoir du son ? Quels sons peuvent être intéressants ? Même à la maison alors qu’il était encore couché le matin, il m’écoutait dans la salle de bains, juste à côté, me maquiller, prendre ma douche, etc., et il enregistrait. C’est par ces gestes que j’ai beaucoup appris. 

Ce qui pouvait être anodin, quotidien, était très important pour lui, n’est-ce pas?  
Important, parce que c’était la vie qui l’intéressait. Quand il composait Hétérozygote en 1963-64, il m’emmenait tout de suite au Service de la recherche pour assister aux réunions hebdomadaires, non pour y assister physiquement, mais pour écouter  – et peut-être aussi pour avoir ma présence.

Une grande liberté vous animait, tu n’étais pas sa « muse » et tu pouvais exprimer ta singularité, n’est-ce pas ?
Absolument on se stimulait l’un et l’autre. Il n’a jamais, jamais essayé de me dissuader d’exprimer mes désirs. Il m’a soutenue la plupart du temps.

On a parlé de certains Hörspiel que tu as réalisés. En quelle année as-tu commencé à composer des pièces?
C’était dans les années 70-80, début 80, quand on a fait des spectacles au Café de la Danse. Tous les participants de la Muse en Circuit devaient composer quelque chose, que cela fut à partir de la voix ou du son ou une mise en scène. Luc m’a poussée à composer une musique, ce qui m’a fait très peur. Évidemment, je savais un peu écrire de la musique, j’ai donc pris mon courage à deux mains et j’ai fait une petite pièce pour violoncelle. Et je me suis demandée pourquoi ne pas continuer. J’ai essayé de composer à la maison, sur le piano de Luc mais il en avait besoin. Il m’a alors offert un piano électrique avec lequel je pouvais travailler la nuit, quand je voulais, avec des écouteurs. Mais cela ne m’intéressait pas du tout, je préférais son piano. Et puis, j’ai arrêté d’écrire de la musique. Je ne me sentais pas à l’aise.

Dans un entretien avec Thomas Baumgartner à France Culture en 2013, tu soulignes que tes pièces électroacoustiques ne duraient en général que vingt minutes, est-ce un cadre que tu t’étais donné?
Non, c’était toujours par hasard. Je me disais qu’il ne fallait pas aller au-delà de ce que j’avais envie de dire, que cela devenait ennuyeux à écouter.

As-tu réalisé beaucoup de pièces électroacoustiques autres que celles  qu’on trouve dans le double CD, Programme Commun, édité par le Label Sub Rosa en 2013?
Quelques-unes mais je n’en ai pas fait énormément et elles sont éditées maintenant en LP. J’en ai réalisés qui ont servi de support à l’improvisation, comme par exemple pour l’altiste Vincent Royer qui improvisait sur une de mes pièces. Cela est édité chez Mode records aux États Unis. Ce n’est pas vraiment une collaboration, la pièce Le Piano Englouti (2012) existait, je la lui ai donnée et il s’en est emparé.

As-tu réitéré cela avec d’autres interprètes?
Oui, avec Jim O’Rourke, Christoph Heemann… Je suis en ce moment en train de préparer quelque chose pour New-York. Mais je ne sais pas encore exactement ce que je vais donner comme extraits de ce que j’ai fait, ainsi que des sons de Luc. Un petit ensemble de 3 ou 4 personnes vont improviser sur cette pièce avant ou après la projection d’un film documentaire réalisé, il y a deux ans, par Luke Fowler sur mon parcours. Une courte version a été projetée l’an dernier à Cologne; elle sera probablement terminée pour cette occasion à New York. C’est un documentaire qui m’a fait plaisir. Luc Fowler est de Glasgow, musicien et cinéaste, il filme exclusivement en seize millimètre et presque en noir et blanc. Il avait fait une série de projections à Paris et le premier film que j’avais vu de lui et qui m’avait beaucoup intéressée et émue était sur le compositeur anglais Cornelius Cardew.

Comment t’a-t-il connue?
Par David Grubbs aux États-Unis.

Comme Luc Ferrari, tu as beaucoup utilisé la voix. Est-ce pour toi un outil spécifique ou un instrument comme un autre? Est-ce que la voix permet d’apporter du concret à la musique qui est par nature abstraite?
Pour moi, la voix dans les hörspiele, sert en premier lieu de narration, d’explication et de présentation. Dans les pièces de ”musique”, elle incarne des présences sans pour autant que l’on puisse comprendre la signification de ce qui est prononcé. 

Les collaborations pour Luc étaient importantes : je pense par exemple à DJ Olive ou encore eRikm. Tu es invitée ces derniers temps par des artistes dont tu es proche. Est-ce toi qui est à l’origine de ces nouvelles collaborations ?
Pas tant que cela, ce n’est pas moi qui vais chercher les occasions.

De son côté, Luc recherchait-il ces rencontres ? 
Quand il avait besoin d’un instrumentiste, effectivement, il allait le chercher. Sinon, c’étaient les autres qui venaient le voir et lui faisaient des propositions ou il en prenait l’initiative une fois qu’ils s’étaient rencontrés.

Il a beaucoup travaillé avec eRikm pour ne citer que lui.
Cela avait commencé à Gand au Vooruit où on lui avait demandé s’il acceptait de faire une pièce avec Dj Olive. Il était très surpris, car personne ne lui avait jamais parlé de cela et lui n’avait jamais pensé aux turntables. Cela l’a excité, il s’y est mis avec une grande curiosité, puis iil a travaillé avec eRikm, qui en a fait sa propre interprétation et d’autres s’y sont joints.

Luc Ferrari & eRikm from jetlag prod on Vimeo.

Quelques années après la disparition de Luc, tu crées en 2011 le Prix Presque Rien.  Qu’est ce qui t’a motivé, était-ce une façon de continuer à faire vivre différemment son œuvre?
Je savais qu’il y avait des artistes qui auraient bien aimé utiliser certains sons de Luc et j’ai eu l’idée d’ouvrir ses archives pour que d’autres puissent y avoir accès. En effet, il a fait énormément d’enregistrements et il me semblait important qu’ils puissent continuer à vivre.

Ces archives ne concernent-elles que des sons partiellement utilisés?
La plupart étaient des sons qu’il n’avait pas utilisés, il y avait aussi de courts extraits qu’il avait retravaillés. Mais avec le temps, je préférais mettre à disposition des sons et des enregistrements purs.

Est-ce que ces sons étaient catalogués par famille par exemple?
Non c’étaient des sons bruts. C’était au fil de l’enregistrement, de la numérisation de ces sons, de ces bandes magnétiques à l’atelier, que tout a été classé chronologiquement. On a des sons enregistrés dès 1959-60 jusqu’à la fin de sa vie en 2005. 

Tu parles beaucoup de la vie qui était essentielle pour toi. Tu continues à t’émerveiller.  Quel regard poses-tu sur la création musicale actuelle?
Il y a bien sûr les compositeurs classiques de musique concrète ou électroacoustique, mais je ne trouve pas toujours la création actuelle d’une très grande richesse, d’une grande inventivité.

Trouves-tu finalement qu’il y a beaucoup de redites?
Oui et un travail beaucoup trop axé sur l’instrument de travail, l’instrument technologique, sur la fabrication et non pas sur l’imagination. Souvent on ne sent pas ce que les compositeurs veulent exprimer d’eux-mêmes, cela me gêne.

C’est pour cela que des formes plus hybrides t’intéressent davantage ? 
Je trouve cela plus intéressant, car cela produit un dialogue.  

Quel est ton avenir de compositrice? Que veux-tu encore faire?
Je crois que je voudrais composer des pièces à partir de mes enregistrements ou d’enregistrements qui me tiennent à cœur et ensuite les laisser libres ou en confier à d’autres d’éventuelles improvisations.

Propos recueillis par Anne-Laure Chamboissier

Photo @ Anne Foures
Photo @ Olivier Garros
Photo @ Alain Taquet

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