eRikm Du field au flux

Interviews 06.10.2021

Depuis la Drôme, où il s’est installé cet été après avoir longtemps vécu à Marseille, eRikm revient sur son approche du field recording, qui éclaire son travail sur une « post-musique concrète ».

Venu du rock, eRikm est un musicien instinctif, dont la culture musicale s’est nourrie d’impact physique, d’électricité et de DIY. Mais il a également gardé de sa formation en arts visuels une approche à la fois plastique et conceptuelle du travail sonore. eRikm est surtout un artiste perpétuellement en recherche, en quête de nouveaux savoirs, de nouvelles  rencontres, de nouvelles terres à explorer. « J’ai l’impression d’avoir été en transition toute ma vie », écrit-il ainsi au détour de Repères, le beau texte qu’il a signé pour la partition d’Archives sauvées des eaux de Luc Ferrari, luxueusement éditée en 2018 par la Maison ONA. S’il s’est d’abord illustré comme « platiniste » (rien à voir avec le mythique numéro 10 de l’équipe de France de football : il s’agit de ces musiciens – turntablists en anglais – qui, tels Otomo Yoshihide ou Martin Tétreault, font de la platine vinyle et de l’objet disque les matières premières de leur travail) au mitan des années 1990, sa pratique s’est, depuis, déployée dans de multiples directions, entre musique concrète et improvisation libre.

Dans cette pratique, le field recording a toujours tenu une place importante et singulière. Présents depuis l’origine dans sa palette sonore, les enregistrements de terrain ont donné lieu à une grande variété d’utilisations : pièces radiophoniques et narrations électroacoustiques (Draugalimur, 2014, inspiré d’un conte d’Islande et enregistré là-bas ; L’Aire de la Moure, 2013, d’après Eluard ; ou encore son Atelier de Création Radiophonique sur les Innus), pour France Culture, 2017, pièces mixtes (Potsdamer Platz, incorporant une phonographie de la reconstruction de la place berlinoise, en 2000 ; Fata Morgana, créé par l’ensemble Dédalus en 2021). Pièces, parfois, totalement impromptues, comme celle qui constitue l’émouvant LP Visitation, hommage post-mortem à l’ami Luc Ferrari totalement spontané, capture sonore, phonographie d’un instant : « Dans l’endroit où j’habitais à l’époque, Çap15, une friche artistique des quartiers nord de Marseille, vivait une chouette chevechette. C’est le ‘bip’ qu’on entend dans Presque rien n° 2 de Luc Ferrari. Un soir, j’étais chez moi, dans mon atelier, et cette chouette a commencé à chanter. J’ai pris mon enregistreur et j’ai mis le disque de Luc, dans l’atelier, assez fort, pour les faire chanter en même temps… » Pièces, le plus souvent, totalement inclassables, comme cette Doubse Hystérie (2013),  souvenir dilaté d’un voyage en train à travers l’Arc jurassien, ponctué par une réflexion sur l’hystérie masculine. Le point commun entre toutes ces compositions étant leur usage totalement anti-naturaliste du field recording : ce qui intéresse eRikm dans les sons qu’il peut capter, comme ceux des bélugas par exemple, c’est leur analogie avec les bruits parasites et les accidents numériques qu’il génère par ailleurs…

La question du field recording prend un relief particulier si on la rapporte à cette recherche d’une « post-musique concrète » qui l’occupe depuis 2005, ainsi qu’il s’en expliquait en 2019 dans un texte pour la revue LINKS. Une recherche qui, appliquée à la lutherie, l’a conduit à inventer de nouveaux outils « enallant parfois jusqu’au concept de l’entropie, pour utiliser le support en le poussant jusqu’à son paroxysme ». A partir de son 3Kpad ∞, reliant trois Kaoss Pads(1) en circuit fermé, il a développé, avec le GMEM, le procédé Idiosyncrasy, qui utilise des sources sonores du monde réel provenant d’Internet, principalement du logiciel Soundmap. Capter des flux et les traiter en temps réel, des sons fuyants et non plus fixés, des sortes de field recordings éphémères, non traçables, enregistrements de terrain, mais d’un terrain sans cesse mouvant, c’est aussi une manière de prendre position, poétiquement et politiquement, dans le monde d’aujourd’hui.

Vous dont la constante a longtemps été de travailler sur des matériaux déjà existants, des objets trouvés, quelle attitude aviez-vous, à vos débuts, par rapport à l’usage de sons environnementaux ? Vous arrivait-il de capter vous-même des sons ?
En fait, j’ai toujours eu recours au field recording, parce que ça fait partie d’une pratique de l’électroacoustique en soi. Même si, à mes début, c’était surtout mon travail sur les vinyles que les gens retenaient, Zygosis, mon premier album solo, par exemple, en est plein. J’ai toujours pratiqué ça, en fait – enfin, à partir du moment où j’ai commencé à me poser des questions, à sortir du rock, en gros. Et même, on trouve des field recordings sur mon premier album de rock, This is Daddy Long Legs, 1992, qui a été réédité récemment. Je ne m’en souvenais plus, mais il y a plein de sons d’abeilles, de guêpes, qui jouent des guitares à la place des guitares (rires)… Si j’ai une pratique assez ancienne de ça, elle s’est davantage développée depuis une quinzaine d’années. Là, une grosse part des sources sonores de base provient du dehors…

A vos débuts, la prise de son était-elle importante pour vous, ou bien cela restait-il assez rudimentaire ?
C’était rudimentaire, parce que je n’avais pas du tout les moyens de pouvoir m’offrir des choses professionnelles. Et puis, j’ai toujours bricolé. Je viens des arts plastiques, la base de mon travail, c’était le recyclage, et j’ai toujours travaillé avec du matériel lambda : un Walkman au début, et puis le MiniDisc, qui a beaucoup simplifié les choses à partir du milieu des années 1990… On a été nombreux à faire ça. Je me souviens avoir croisé pour la première fois Andrew (Sharpley, Ndlr), de Stock, Hausen & Walkman, au Canada, dans les toilettes du festival de Victoriaville, parce que nous étions intéressés par le même son de ventilation (rires)….

Les field recordings étaient donc des éléments sonores parmi d’autres – des sons de la nature aussi bien que des sons industriels – qui venaient enrichir le corpus de son que vous utilisiez ?
Vous savez, j’ai une culture très rock. Les premières choses qui m’ont intéressé en la matière, je les ai trouvées dans les disques de Pink Floyd de mes parents. Chez Joy Division, il y avait des sons de l’extérieur : Martin Hannett, c’était quand même quelqu’un qui enregistrait le silence pour ajouter une masse dans la musique… Il y a même du field recording à la fin de Dure limite de Téléphone !… Tout ça me passionnait. D’un seul coup, ça vous place dans un contexte autre, ça emmène la musique ailleurs. J’utilisais les field recordings comme des choses qui éveillent l’écoute, la curiosité. 
Et puis, à un moment donné, au début des années 2000, je me suis rendu compte que les sons numériques que j’accélérais ou ralentissais – en réduisant des enregistrements d’une heure à des séquences de deux ou trois minutes, par exemple, pour des installations : l’école du sampling, quoi – que ces sons-là existaient sous l’eau, dans ce qu’on appelait encore la « nature ». La révélation, ça a été ma découverte des sons émis par le béluga, que je suis ensuite parti enregistrer au Canada. Il y avait des équivalences troublantes… Après, ça devient un livre ouvert, et c’est quelque chose que j’ai vraiment développé ces dernières années…

Votre rencontre avec Luc Ferrari a-t-elle contribué à faire évoluer votre pratique de la « narration électroacoustique », pour reprendre les termes The Wire au sujet du CD The Mistpouffers ? Ou bien est-ce parce que vous aviez commencé à travailler dans cette veine que vous avez voulu le rencontrer ?
Ce n’est pas moi qui ai voulu rencontrer Luc – je n’aurais jamais osé ! –, c’est venu de lui, et ça s’est fait par l’intermédiaire du compositeur Lucien Bertolina, en 2002, à Marseille. Luc était très demandeur, il y avait une histoire d’outils que ma génération utilisait et que la sienne aurait aimé  avoir à l’époque… Il avait besoin de ce rapport au live, envie d’être sur scène. Quand je les avais découvertes, dans les années 1990, ses pièces Presque rien n° 1 et n° 2 m’avaient beaucoup touché,  parce que ça ouvre sur un imaginaire qui est lié à l’enfance, et qui est un imaginaire que j’ai, aussi : j’ai grandi dans cet environnement-là, et ce n’est pas pour rien que je vis en montagne aujourd’hui… L’influence de Luc, d’une certaine manière, est arrivée par porosité, dans le temps, sans que je m’en rende compte tout de suite. Plus que dans le lien avec le dehors, l’extérieur, elle se retrouve je crois dans un rapport érotique au son. Luc, c’était d’abord un urbain, il utilisait l’extérieur plutôt à la manière d’un peintre. C’était un peintre du son, quelqu’un qui, au lieu d’utiliser l’espace en soi, déposait son art dans des espaces… Le field recording « naturaliste » ne m’intéresse pas du tout.

Court extrait de Visitation, eRikm et Luc Ferrari 2011

Mais alors, qu’est-ce qui vous a amené à vous rendre au Canada pour enregistrer des bélugas ?J’ai beaucoup travaillé avec ces sons sur l’album Stème, paru en 2008 chez Room40. A l’époque, je cherchais à travailler l’espace, de manière physique et non numériquement. J’utilisais beaucoup de matières, je faisais par exemple un chapelet de sons d’une minute que je triturais, accélérais, ralentissais, et que je répartissais sur 5 ou 6 MiniDiscs munis d’un haut-parleur que je plaçais dans un espace – en l’occurrence, des grottes du Lot, où régnait un silence total, à part le froissement de ma combinaison – dans lequel je me déplaçais ensuite avec un microphone : j’allumais tous les MiniDiscs l’un après l’autre, et je me déplaçais physiquement dans cet espace assez grand avec un microphone stéréo pour enregistrer ensuite cet enregistrement-là. C’est un peu comme de la persistance rétinienne, mais avec du son. Je faisais aussi l’inverse : tous ces magnétos qui envoyaient du son et que j’enregistrais avec mon corps dans l’espace, je les utilisais aussi comme des enregistreurs, en munissant les MiniDiscs de microphones et en me déplaçant avec une source électronique dans l’espace… Je faisais ensuite la synthèse de tous ces enregistrements-là. 
Bref, pour ça, j’ai beaucoup utilisé, en les ralentissant et en les filtrant beaucoup, les sons acérés des bélugas, que je suis allé enregistrer dans le fleuve Saint-Laurent avec des hydrophones. Le béluga est l’espèce qui a le plus grand spectre au niveau acoustique. Il utilise des fréquences extrêmement basses pour pouvoir chasser dans le limon. On pense même qu’il est à l’origine des légendes des sirènes, parce que c’est le seul mammifère qui arrive à moduler du son à l’extérieur, un peu comme le dauphin. Et quand on écoute ça, on se rend compte que ce sont des données, des informations, un peu comme le son que les modems 16k ou 32k émettaient autrefois… C’est drôle, parce que j’en parlais récemment avec Nicolas Becker, l’ingénieur du son qui vient de recevoir un Oscar pour son travail sur le film Sound of Metal, qui m’a dit avoir lui-même souvent utilisé ces sons… En revanche, je n’ai pas fait de sujet sur le béluga et son mode de communication, ce n’est absolument pas mon propos. J’utilise les sons de bélugas comme une espèce de synthétiseur modulaire !

Vous avez également travaillé avec Hervé Glotin, qui dirige le laboratoire de bioacoustique au CNRS de Toulon… 
Oui, je voulais justement avoir accès à des enregistrements d’hydrophones. Ils travaillent beaucoup sur les chauve-souris, ainsi que sur tous les animaux qui vivent dans le canyon sous-marin de Toulon, qui descend à –2000 mètres. C’est là que se trouve le sanctuaire Pelagos, énorme sanctuaire pour les mammifères marins qui s’étend de la Sicile à la Côte d’Azur…  Les sons qu’Hervé Glotin m’a donnés, je les ai transposés à l’orchestre, dans une pièce qui a été créée cette année par l’ensemble Dedalus, Fata Morgana. Cette pièce, à la source, c’est uniquement du field recording. Outre les sons de chez Hervé Glotin, il y a aussi pas mal de sons de grenouilles que j’ai enregistrées en Tasmanie (où l’on trouve certaines variétés endémiques qui produisent une espèce de musique minimale, avec des battements et des déphasages à la Steve Reich, mais aussi en Ardèche… J’ai transposé ça à un orchestre de 6 musiciens,  auxquels j’ajoute un peu de modulaire, du field recording, et quelques instruments MIDI : chaque animal spécifique correspond à un musicien qui joue une partition très simple (une, voire deux notes, pas plus). Certaines personnes s’y sont trompées ! C’est une pièce mixte, qui intègre un peu de modulaire, le field recording, et quelques instruments MIDI. La partition mélange du graphique et de l’écriture à la table, comme celle que j’avais faite avec les Percussions de Strasbourg. 

Dans quelle mesure les sons environnementaux jouent-ils un rôle dans votre projet Echoplasmes avec l’ensemble HANATSUmiroir, qui intègre des sons captés sur Internet ?
Ce projet concerne encore un autre système : la Soundmap, mis au point par le département Locus Sonus de l’Ecole d’art d’Aix-en-Provence avec d’autres universités et centres de recherches, dont je joue beaucoup depuis 3 ou 4 ans. La Soundmap transpose dans le domaine sonore ce qui existait avec les webcams à une époque où des plateformes permettaient d’accéder aux caméras filmant les sorties de métro à New York, par exemple. La communauté grandit, il y a de plus en plus de microphones, d’autant que c’est accessible à tout le monde. Avant un concert, j’envoie un courrier à tout le monde, chacun ouvre son micro et je pars en impro avec ces flux. Il y en a un que j’utilise beaucoup, qui se trouve dans un jardin au bout de la piste d’atterrissage de l’aéroport d’Heathrow, où le microphone est positionné derrière un clapier : de temps en temps, le lapin coupe la source sonore avec ses poils, et de temps en temps on entend des avions qui atterrissent et qui décollent, derrière le souffle du lapin : quand ça marche vraiment en concert, en accélérant et en diminuant le son en direct, c’est génial (rires) ! On est vraiment dans le field recording : 1/ je ne connais pas les sources qui rentrent ; 2/ je ne les organise pas car je les prends au hasard – comme je le faisais avec les disques vinyles à l’époque… J’ai gardé tous ces principes-là, avec l’idée – il n’y a plus de « son fixé », tout est en temps réel, complètement aléatoire, c’est vraiment Variations VII de Cage(2) – de sortir du dogme de la musique électroacoustique.

Propos recueillis par David Sanson

Retrouver eRikm en concerts cet automne :
* Du 6 au 16/10, série de concerts au Canada : le 6 à Matane, le 7 à Rimouski, le 8 à Rivière-au-Loup,  le 15 à Québec (Musique Parallèle), le 16 à Montréal (Akusma festival) à Montréal. en solo  le 10 à Rimouski (avec le trio LÀ-Dehors, avec Eric Brochard et Loïc Guénin), 
* Le 13/11 avec Franz Hautzinger, Eric Normand et T. Malmendier à Prague (Alternativa Festival).
* Les 4 et 5/12 avec Hanatsu Miroir (Echoplasme) à Nœux-les-Mines.

Photo © Natacha Muslera
Photo © Karel Sust
Photo © Olivier Garros

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