Le Bruit de la musique Aventures sonores

Concerts 23.09.2021

Lorsque j’arrive au festival Le Bruit de la musique le 20 août au soir, et que j’ouvre le programme de sa 9ème édition le vertige me prend ! Comme beaucoup de festivals, Le Bruit de la Musique, a dû remanier le programme de sa 9ème édition pour limiter la jauge des concerts à 49 personnes. Les artistes invités ont donc accepté de jouer non pas une seule fois, mais trois fois, voire davantage, pour être entendus par le maximum de festivaliers. La conséquence directe de cette réorganisation est la simultanéité des concerts dans différents villages (Domeyrot, Clugnat, Toulx-Sainte-Croix et Saint-Silvain-sous-Toulx)et un code couleur affiché en bas de page : chaque lieu de performance a sa couleur.

Il ne reste au festivalier qu’à se constituer un parcours…

Je me retrouve le soir du 20 août à la Ferme de la Boissate dans le hameau de Clugnat, lieu d’élection d’un solo du guitariste Julien Desprez. Ce qui se joue ce soir-là, entre deux énormes piles de balles de foins, c’est Agora, pièce réalisée par le guitariste pendant le confinement et qu’il décrit de la façon suivante : « Une jungle où l’air est sec et moite, et où les arbres, d’un vert un peu trop éclatant, brûlent de l’intérieur»… Agora résulte d’une recherche très spécifique de Julien Desprez. Retrouver sur le jeu de pédales de la guitare une technique corporelle proche des claquettes (podorythmie) et travailler avec un ingénieur sur la tension électrique par le truchement de variateurs d’impédance… Au-delà de la technique, Julien Desprez dit avoir voulu accéder à une forme de « transe », pousser le corps dans ses limites. Aucune version d’Agora ne se ressemble, car si la pièce dessine un parcours bien précis, pas mal d’éléments sont improvisés dans le moment. Le volume de la grange dans lequel la musique d’Agora s’est déployée, la clarté, la sécheresse de l’acoustique, ont obligé Julien Desprez à jouer très fort, pour sentir les vibrations… Ces vibrations, nous les avons tou.te.s ressenties : la musique a dessiné une grande vague, jusqu’à un climax, pour ensuite se disloquer en lambeaux et prendre finalement la forme d’une boucle rythmique, histoire de « finir dans la lumière »… (ce sont les mots mêmes de Julien Desprez !).

J’aurais pu, à l’issue de ce concert à Clugnat, prolonger le plaisir ! Un programme de pièces électroacoustiques de Lionel Marchetti, Natasha Barrett et Michel Chion était diffusé dans l’Acousmonium dressé par Jérôme Noetinger dans la grange… J’aurais pu également rejoindre le site de Domeyrot pour contempler les étoiles avec Laurent Pouzaud, incontournable rendez-vous du Bruit de la Musique ! Mais les vaches de la ferme de la Barre à Clugnat m’attendaient le lendemain le 21 août à 8h : j’ai préféré retrouver les bras de Morphée.

Car Le Bruit de la musique, c’est ça, c’est l’excitation de chaque moment d’écoute, même les plus insolites !

Mon parcours du 21 août commence tôt le matin… très tôt, avec le Laboratoire Gestes terriens, Vacher à ses occupations, proposé par Isabelle Üski et Jérémy Damian :  «La vache nous appelle ! Pas son corps, son rapport au temps, son rapport au faire, au regard, et peut-être surtout, par ses manières d’être ensemble dans des formes de co-présence douce ». Le Bruit de la musique se préoccupe de nos oreilles, et de la façon dont nous pouvons les préparer aux musiques les plus exigeantes. Pari tenu, grâce à ces deux heures passées dans la ferme de ce couple hollandais qui a développé un rapport aux animaux et à la nature tout simplement exceptionnel ! Se défaire de ses comportements humains, « avaler » le paysage, travailler sur le ralenti de nos gestes jusqu’à pouvoir se fondre dans le troupeau qui paît tranquillement dans le pré tout en observant la bande d’humains qui a fait irruption … Tout est passé par le langage, mais nous ne sommes pas allés jusqu’à parler la langue des vaches !

Parcours en étoile, que celui tracé en ce dernier jour du festival…

Ce matin-là je retrouve avec grand plaisir , sous le chapiteau de Domeyrot,  le duo improvisé Micro-Waves de Nathalie Forget (ondes Martenot) et eRikm (électroniques – Idiosyncrasie), découvert l’année dernière au festival Météo à Mulhouse. Des décennies de technologie (un siècle presque…) séparent ces deux lutheries électroniques, et pourtant le dialogue s’affine, de concert en concert. ERikm agence et transforme en temps réel des échantillons sonores de différentes provenance : les sons des Ondes Martenot, les sons granulaires et les phonographies qu’il extrait de ses archives sonores. Envoûtant tissage, réalisé dans le moment, qui s’habille volontiers de rêve et dessine des paysages…

L’après-midi de ce 21 août s’annonce dense, et même sportive, quand bien même je ne me suis pas déplacée d’un site à l’autre en vélo, comme ce fut le cas lors d’une édition conclue par « Eine Brise », la pièce pour 111 cyclistes de Mauricio Kagel … !

Sous les voûtes de l’église de Saint-Silvain-sous-Toulx résonne d’abord le duo organique d’Alexandre Chanoine et Pascal Battus : dialogue inouï entre un artiste sonore qui manipule la pierre pour en faire sortir des sons (Alexandre Chanoine), et un musicien féru d’électroniques (Pascal Battus) qui a développé sur le long cours un dispositif qui frappe par son minimalisme : une surface rotative sur laquelle il fait vibrer quelques objets. La rencontre (car c’en est une !) a la forme d’un dialogue des sons et du silence, auquel se superpose la rumeur de la rue, car les musiciens ont tenu à ce que la rencontre se fasse porte grande ouverte !
Sur les genoux de la violoncelliste Martine Altenburger, deux enfants s’endorment, portés par la danse des éléments, les sons graves et sourds de la pierre qui roule sur le pavé de l’église …

J’arrive un peu tard à l’église de Toulx-Sainte-Croix (revers des concerts simultanés !) pour entendre les derniers sons échappés de la pièce du compositeur américain Michael Pisaro : Hearing Metal , jouée par lEnsemble This – Ensemble That, avec la participation d’une dizaine de festivaliers. Hearing Metal  met en présence les sonorités de seize cymbales sur pied, une sinusoïde, et une pluie de graines (riz, haricots…). Le Bruit de la Musique a toujours veillé à proposer ce type de pièce participative, pour permettre aux festivaliers d’entrer dans le son, de vivre l’écoute autrement, « en faisant » ! Ce qui a séduit son directeur artistique, Lê Quan Ninh, dans la ligne artistique du quatuor de percussion suisse Ensemble This, Ensemble That,c’est la grande diversité de champs esthétiques reflétée par ses programmes (musique contemporaine, électronique, monde numérique…). Gourmandise, enthousiasme et vitalité sont la signature de cet ensemble virtuose, qui a littéralement conquis tous les cœurs en même temps que toutes les oreilles !

Un peu plus tard, en cette même église, la violoniste Tiziana Bertoncini se dévoile en solo acoustique : quelle amplification ajouter à la réverbération naturelle de cette splendide église du 12ème siècle ? Ce que la violoniste italienne, basée à Vienne en Autriche, aime par-dessus tout dans les moments d’improvisation en solitaire c’est qu’on peut aller où l’on veut… Qui dit liberté du parcours, dit aussi liberté de l’écoute ! Nos oreilles se sont littéralement accrochées à l’archet de Tiziana pour en suivre tous les mouvements, abandonnant toute autre activité humaine ordinaire… sauf celle de respirer. La musicienne m’a dit ne jamais « préparer » ses improvisations. Elle aime laisser résonner en elle l’acoustique du lieu. Ou mieux, entrer en vibration avec lui : c’est comme un duo finalement, dans lequel le partenaire est l’espace du concert. Duo, ou trio ? Car l’ombre de Schubert et celle du double – Doppelgänger en allemand – (Lied de Schubert Der Doppelgänger ) ont plané sur cette improvisation. Je l’ai appris plus tard de la bouche de Tiziana, mais je ne l’ai pas entendu, happée que j’étais pas les guirlandes sonores de son violon !

Mon parcours s’est refermé à Clugnat, dans la Ferme de la Boissate. Je voulais faire l’expérience de l’Acousmonium « improvisé » par Jérôme Noetinger  (idée de dernière minute du festival !) : vingt-quatre haut-parleurs astucieusement disposés dans la grange pour permettre l’immersion. Jérôme Noetinger a « joué » ce soir-là des pièces de Martial Bécheau, Mireille Chamass-Kyrou et Angelica Castello : une programmation contrastée, baptisée « Au-delà du réel » , superbe point d’orgue à une série de six programmes passionnants proposés par le musicien et activiste sonore.

La soirée du 21 août s’est refermée sous le chapiteau de Domeyrot sur un très beau programme de films expérimentaux sur pellicule 16mm proposé par Gaëlle Rouard, « pour finir hypnotisés, émerveillés, ébaudis, hallucinés, heureux simplement » précise Lê Quan Ninh.
En prélude à cette ultime projection, celui-ci n’a pas pu cacher son émotion, au moment où s’achevait cette édition, fortement menacée et perturbée par les restrictions sanitaires. 
Un Ange est  passé tout près de nos oreilles, lorsque sa voix s’est brisée d’émotion. Et c’est sous un tonnerre d’applaudissements que cette soirée s’est achevée: des mains qui frappent sous le coup de l’émotion et de la reconnaissance, ça aussi c’est du son, et quel son !

Anne Montaron

Photo illustration Nelly Mousset

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