“La langue des bois” de Natacha Muslera

Interviews 16.12.2021

Sur la scène improvisée, la vocaliste Natacha Muslera dessine un parcours singulier. Elle ne se contente pas d’envisager la voix dans ses parties les plus secrètes, les plus intimes, elle déconstruit également le langage, la vocalité, et envisage la voix comme une expérience de soin. En 2012, elle a donné naissance au Choeur Tac-Til qui réunit des voyant.e.s et non voyant.e.s. Partenaire de route du Gmem, on a pu l’entendre le 4 décembre à la Dynamo de Pantin dans Future Folk Stories, une exploration radiophonique du folklore signée Les Bedmakers.

Entretien à bâtons rompus avec Natacha Muslera.

Anne Montaron : Il y a quelques jours à la Dynamo de Pantin, tu as participé à la création de Future Folk Stories avec trois musiciens de « Bedmakers » et Fanny Lasfargues. C’est une forme de pièce radiophonique, de documentaire musical avec des voix – des archives et aussi des voix enregistrées in situ – autour d’une réflexion sur le folklore. 
Natacha Muslera : Oui, c’est parti de l’idée du collectage, avec une incursion dans l’histoire de la musique et de l’ethnomusicologie.
Robin Fincker, Mathieu Werchowski et Fabien Duscombs m’ont invitée pour y amener la dimension du langage inventé, ce que j’appelle « la langue des bois ». Il y a un maillage entre les voix inventées – une sorte de langue inventée – et ces questionnements sur ce qu’évoque la folk music, à l’intérieur d’une fabrique collective qui propose des tentatives de réponses à la question : « qu’est-ce que la folk ? ». 
Bien sûr, il n’y a pas qu’une réponse. C’est la multiplicité des relations à la chanson, à la folk, qui nourrit cette création.

C’est quoi pour toi la folk ?
C’est une question intéressante! J’ai un rapport particulier avec ça, car j’ai pas mal déconstruit au fil du temps. Entre 16 et 28 ans, je chantais dans plusieurs groupes de musique pour lesquels j’écrivais et chantais mes textes, des poèmes très décousus, proches du cut up. On jouait dans les cafés, les bars et les salles de concert. Par ailleurs, j’ai un père argentin qui jouait ce qu’on appelait le « folklore argentin » ; une musique très inspirée des Indigènes et des Indios, souvent en langue quechua (langue indigène) . La musique est habitée par l’idée de luttes. C’est souvent une musique à caractère social, qui raconte de manière poétique comment les autochtones ont été dépossédés de leurs terres. Ce sont aussi des odes à la terre et au cosmos, qui se révoltent contre le colonialisme et le système dominant.
Cette musique se joue à cet endroit-là : elle décolonialise tout une façon d’être et de penser, tout en restant relativement cadrée.
J’ai mis ça de côté. Même si j’ai été bercée par ça. Atahualpa Yupanqui était un ami de mon père, et mon père chantait ses textes. 
Pour pouvoir exister, il a fallu être en rupture avec ça. 
Et puis dès le départ, avec l’instrument que je travaille, la voix, j’ai beaucoup déconstruit, d’une part en forgeant mon instrument à travers différents apprentissages, d’autre part en déjouant le « rôle » de la chanteuse au sein des groupes, et d’une manière plus générale la représentation de la chanteuse dans une culture médiatique normative.
Quoi qu’il en soit, ce qui importait pour moi, c’était la vie de groupe, partager ces moments intenses, c’était vital !

Comme dans Chœur Tac-il, que tu as créé en 2012 ?
Oui. Ça fait presque dix ans maintenant. Nous sommes dix voix : des voix voyantes, non voyantes, mal voyantes. On travaille le rapport au sensible, à l’écoute. On improvise et je compose aussi pour le chœur, en « compagnonnage » avec le choeur (je pense la composition à partir des éléments proposés par le choeur quand on improvise librement). C’est un endroit trouble. Je prélève des choses qu’on a travaillées, je les précise, les ré-articule : ça devient une écriture expérimentale, distanciée du champ visuel.

Le point de départ de ce choeur, était-il musical seulement?
Pour être honnête, le point de départ était surtout sensible: c’était comment trouver une respiration. Peut-être que j’étouffais un peu dans ce que je faisais, dans un contexte social et politique donné. Le point de départ c’était comment m’instruire, moi, et apprendre de personnes qui ont un « regard » différent sur les choses et sur l’écoute (même les non-voyants parlent de « regard »). La plupart n’avaient pas d’expérience de l’improvisation libre. On s’est demandé : « comment aller dans des espaces autres que visuels et comment les expérimenter ensemble » ?
C’est une position politique aussi; un endroit, où il n’y a pas de cheffe de chœur.
Et puis ce qui m’intéresse, c’est qu’en partageant des techniques vocales, en pratiquant des écoutes multiples, au bout de toutes ces années de pratique, plusieurs membres du chœur sont devenus très autonomes. Certain.e.s vocalistes composent de la musique électroacoustique, d’autres animent des ateliers voix…

Je vois un autre exemple de cette pratique collective dans tes activités, l’orchestre le UN ? C’est là aussi une micro-société ?
Oui, c’est une micro-société où il n’y a pas de hiérarchie. Les rapports de hiérarchie créent des relations de domination. Le Un est né d’une interrogation : comment inventer d’autres choses? Ce qui n’empêche que parfois il y ait des responsabilités données à une personne au sein du groupe, que ce soit au niveau de l’organisation, de la préparation des menus, de l’écoute des enregistrements, de la production, de différentes expériences sonores proposées dans des situations et contextes particuliers ; tout ça nous le partageons et le mettons à l’oeuvre collectivement. Le UN c’est génial pour ça! 

Quel est le mode de fonctionnement du UN ? 
On ne se dit rien, on se donne rendez-vous à une heure précise sur un plateau ou d’autres contextes. Dans le UN, en plus des musicien.ne.s, il y a Yukiko Nakamura qui danse, Christophe Cardoen qui « ouvre » les lumières, et Michel Mathieu qui fait des actions.
Donc on se donne rendez-vous, on joue ensemble, on pratique !
On a déjà fait plusieurs expériences comme descendre ensemble, cet été, un bout de la Dordogne : on s’est arrêté sur les berges, on a joué ensemble dans des grottes, on a invité des chercheurs à réfléchir sur la relation entre l’autonomie et le collectif (d’un point de vue philosophique et historique).
Les expériences les plus intéressantes à mon sens ne sont pas nécessairement les situations de concert, où l’on joue de manière frontale, mais les moments où l’on échappe à la représentation et à ses codes. Par exemple lorsque l’on joue plusieurs heures d’affilée : là, il y a une mise en jeu d’autre chose, qui brise véritablement les codes.
On a fait ça à Jazz à Luz, près de la chapelle de Luz Saint-Sauveur. Dans ce type de situation, il y a d’un côté cette notion de l’individualité – le.la musicien.ne propose une circulation, la sienne propre, avec un public éparpillé, allongé sur l’herbe ou en balade – et de l’autre côté on se retrouve dans des formes collectives, avec l’énergie du collectif et ces circulations inouïes. De sorte que ça oscille entre un sentiment de solitude parfois vertigineux, à assumer et à nourrir, et des moments collectifs très joyeux et jouissifs.
Autour de cette chapelle, les auditeurs sont restés tout le temps, en déambulant. Certains nous ont parlé de cette expérience comme d’une expérience forte, puissante, et une « expérience de soin » aussi.
Je crois qu’à l’intérieur de ces formes-là (quand on vient chuchoter ou jouer à l’oreille de quelqu’un…) il y a une mémoire qui surgit, qui appartient à chacun.e et qui convoque des choses de l’ordre du « soin », en plus du jeu collectif.

Justement, tu as déjà travaillé avec des personnes en situation de fragilité et ressenti l’impression d’être « dans le soin » par le sonore ?
Oui…  d’ailleurs quand on sort des sessions du Choeur Tac-Til à dix voix dans l’obscurité, on est dans un état d’euphorie, on ressent une grande force; la voix oxygène le cerveau, c’est un phénomène d’hyperventilation; c’est mécanique. Comme on travaille pendant des heures des respirations, des souffles, ça nous met dans des états d’euphorie et ça nous solidifie, ça aide, ça nous soigne nous-mêmes!
Il m’arrive aussi d’intervenir en hôpital psychiatrique de jour (avec des personnes dites autistes, des psychotiques) et le fait est que ça peut défaire des tensions énormes, soutenir des personnes fragiles, à condition d’être dans une approche inclusive: en partant du principe que n’importe qui peut chanter ou jouer. L’idée est de fabriquer à nouveau des chœurs collectifs sans chef. On se met à chanter, simplement …Il y a souvent beaucoup de joie !

Chacun a une voix en soi. Il y a une fragilité de la voix ; on s’expose en chantant, et puis il y a les voix normées, les voix non normées. La voix non normée dérange? Je pense à Artaud… 
La voix, c’est évident, a cette possibilité du langage articulé, avec une domination du sens. Dès que ça ne fait plus sens c’est problématique… alors qu’on a pourtant des exemples dans le monde. Je pense à ce corpus réuni par Jérôme Rothenberg*: il a réuni des textes, des récits et des chants du monde entier de cultures autochtones de différents continents, et beaucoup se situent au niveau de langues inventées. 
Il faut rappeler que dans la plupart de nos histoires personnelles et celles des lieux de vie, il existe des chants, des incantations, qui n’appartiennent pas à un langage articulé. Le fait d’être dans un rapport organique, vibratoire avec une langue, un patois, demeure intrinsèque à l’imaginaire d’une culture. Or, tout ça a été uniformisé, effacé, invisibilisé.
C’est peut-être cette articulation qui est au cœur de la voix.
Artaud évidemment, il fait peur car il y a une réelle violence! Comment faire pour accueillir cette violence? Cette violence vitale, amoureuse, qui ne détruit pas, mais ouvre d’autres possibles? 

Pourquoi « langue des bois » ? Il y a un jeu de mots avec « langue de bois » je suppose ?
Parce que c’est pas une langue de bois justement! Et aussi en référence à l’endroit où l’on se réunissait autrefois – par exemple les sorcières. Il se trouve que beaucoup de ces forêts ont été détruites. Les formes de vie ont été normalisées. On pouvait survivre là. C’étaient des vies à part… Enfin, je l’appelle « Langue des bois » parce qu’elle travaille avec tout ce qui peut être animal, végétal, humain, non humain, visible, invisible…

Le duo « Coyote » avec Michel Doneda, vous l’appelez « rite sonore » ? Pourquoi cette notion de rite ?
Parce que c’est parti de la performance de Joseph Beuys avec « Coyote ». Ce qu’on fait avec Michel, ça n’est pas une performance, mais en même temps, ce n’est pas qu’un concert. D’ailleurs, souvent on joue en dehors des lieux de concerts, dans des endroits très différents. Il y a quelque chose de l’ordre du rite, pas du rituel, car ce n’est pas ritualisé. Il y a cette liberté de faire quelque-chose qui n’a rien à voir avec un type de religion, mais qui peut s’inventer! Jouer avec Michel, c’est fabuleux, quelle liberté, tout est ouvert, possible.

Comment s’articule aujourd’hui la relation entre écriture et oralité dans ton travail ?
Depuis des années, j’enregistre toutes sortes de sons: des paroles, des luttes, des manifs, des personnes qui se racontent, des voix sonores, bruitistes, des lectures, des chœurs in situ… Tout part de là pour fabriquer une écriture. La-les voix : c’est une vrai obsession !  
Je cherche les points de tension et de trouble entre le langage articulé et inarticulé; infirmités, ruines du langage, souffles-vents…Composer pour la radio, c’est ce qui m’anime le plus. Les radios locales, et aussi toutes celles qui se créent, indépendantes, qu’elles soient diffusées par les ondes ou via le numérique. C’est un milieu vivace et dense, de résistance, où il est possible de proposer des formes très libres. Il y a un disque auquel je me réfère souvent comme une source inépuisable. Il reste un objet tout à fait à part dans l’histoire musicale et discographique: c’est Magny 68, un vinyle où cohabitent des chansons, des prises de parole qui documentent les luttes de mai 68, des bruits, des sons de la rue, une sorte de collage inouïe, crée par Colette Magny, William Klein et Chris Marker. 
J’utilise pas mal le tarot pour mettre en jeux des modes compositionnels où la question du son et du soin s’interrogent mutuellement. Je pense là à Eliane Radigue, à Pauline Oliveros, Alice Coltrane, où la dimension du « soin » dans la musique s’avère possible.
Mais je reste prudente à cet endroit. Il me semble qu’il n’existe pas un type de musique dont on puisse dire qu’elle « fait soin ». Je réfléchis à cette articulation là, entre son et soin, mais pas littéralement, pas uniquement dans une « volonté » de soigner. 

On a parlé de la voix porteuse de sens. Quelle est ta relation au texte ? Tu apparais sur scène parfois avec des textes ?
Oui, j’aime énormément lire à voix haute. On organise des lectures à Marseille, chez les gens. J’aime aussi lire à la radio, pour la radio. 
En ce moment je fais un film avec Stefano Canapa. C’est parcouru par les textes, sur des plans très divers.
Mais à l’endroit du spectacle, à l’endroit du chant, ça m’est difficile de faire surgir le texte.
Avec Cécile Duval, dans la création ZA OUM BA UMP’F HTLM, on part de partitions et de textes futuristes de Velimir Khlebnikov – du début du 20ème siècle jusqu’à aujourd’hui. Il est question ici de langage et d’une poésie qui n’est pas sensée, et aussi de partitions concrètes. On amène toutes les deux des partitions et des textes sur scène. 
Et comme c’est difficile justement! Il y a par exemple une poésie concrète de Mary Ellen Solt, une partition de ZZZZ. La lire, la faire vivre à deux, avec les respirations, c’est tout un travail, qui demande du temps !

On évoque le trio Les Mutantes avec Angelica Castello et Aude Romary? L’alchimie de ce trio c’est quoi ?
Quand je réécoute la musique du trio, je me dis qu’il évolue à des endroits très spécifiques et nouveaux pour moi, peut-être à cause de la présence d’Angelica Castello, qui travaille avec le subconscient. 
Dans cette musique, il y a des berceuses, et je me laisse traverser par des mélodies, par des airs, ce qui est plutôt rare dans l’improvisation libre. 
C’est un peu comme si tout était en train de se réparer. 
Maintenant, je crois pouvoir le dire, je ressens une forme de liberté, au fur et à mesure des expériences et des années, qui fait que tout devient possible, alors qu’autrefois c’était inenvisageable dans l’improvisation libre. On s’interdisait des choses, on se censurait…

Tu as l’impression de t’être interdit des choses ? 
Je ne crois pas. On peut accueillir avec fluidité et naturel toutes les couches qui nous traversent, toutes les mémoires. Je me sens comme une chambre d’écho, et je fais confiance.
Dans Mutantes, j’ai l’impression que c’est un endroit différent. 
Peut-être parce que ce n’est pas de l’improvisation libre. 
Angelica est plus compositrice que nous : elle structure en même temps qu’elle joue, avec profondeur, lenteur. Aude et moi beaucoup moins, nous faisons et défaisons davantage, j’ai l’impression… et ça fait une musique nouvelle, pour moi !

Tu aimes toutes les voix ? Tu en as côtoyé tellement … Comment tu perçois les voix des autres ? Pas de jugement ?
J’entends beaucoup de chose dans une voix… au-delà de la voix ! Il y a un scan qui se fait, une lecture, presque automatique, et cela depuis toute petite!
Mais oui, j’accueille toutes les voix, quelles qu’elles soient, sans aucun jugement, et avec l’âge, on est de plus en plus ouvert et poreux, je trouve. J’aime de plus en plus de voix dans des styles très différents! 
Ce n’était pas comme ça, avant, j’étais fermée parfois. 
Quoi qu’il en soit, je trouve que la posture critique (négative la plupart du temps), est aussi une forme de pouvoir, dans la mesure où elle peut blesser l’autre, le détruire, et c’est très masculin. Je peux moi aussi faire ça (il y a une bonne part de masculin en moi), et je l’ai subi aussi ! C’est une attitude trop facile. 
J’ai un parcours qui m’aide à réfléchir à ça, certaines lectures m’ont éclairée. Je préfère me poser la question en ces termes : « qu’est-ce qu’il y a d’intéressant dans cette voix, dans cette musique, que je ne comprends pas ? ».

Comment vois-tu évoluer Choeur Tac-til ? Il y a eu des étapes de travail au Gmem avec des objets électroniques ?
Oui, on a travaillé avec des machines, un robot, dans l’idée d’une recherche sur l’altérité. Les technologies m’intéressent dans leur rapport à l’altérité.
Il y a sans cesse une relation de pouvoir, un rapport autoritaire avec les technologies. On reproduit la même logique, on donne des ordres aux machines en permanence, sans les comprendre, sans pouvoir les réparer. On n’a jamais été autant « prolétarisés par les machines » ! (dixit Bernard Stiegler, Donna Haraway).
Aujourd’hui, on a plusieurs créations en cours et un désir : si on ne part pas au Japon (tournée prévue en mars 2020 empêchée par le premier confinement), on fera venir le Japon à nous!
L’idée était d’aller rencontrer les pratiques des femmes Gozé  – ces femmes itinérantes aveugles, qui traversaient le Japon et qui étaient un peu comme des radios nomades. Elles allaient raconter les histoires politiques des pays. En même temps, elles improvisaient et s’inspiraient des bruits et des sons des écho-systèmes, en jouant du shamisen. Avec leurs voix, elles pratiquaient cet art qu’on appelle le kikinashi, c’est-à-dire l’art d’imiter les bruits de la nature. On voulait partir à la recherche de cette histoire-là !
La dernière Gozé est morte il y a 20 ans ; ça ne se pratique plus aujourd’hui. C’étaient des conditions de vie très rudes (depuis le Moyen-Âge), mais elles avaient fondé une guilde, une caisse solidaire; un bel exemple de sororité et d’entraide.
Si on ne peut pas partir, on ira dans d’autres forêts !
Le GMEM nous soutient. On va faire la création d’une pièce mixte en 2022, « Blind écho-système », un alliage de sons diffusés et de voix.
On se prépare !

Propos recueillis par Anne Montaron

*Jérôme Rothenberg, ”Les techniciens du Sacré de Jérôme Rothenberg” – Editions Corti
*Photo © Clara Lafuente

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