Souffle poétique et paroles libres à Jazz à Luz

Concerts 20.07.2022

Quatre fils rouges ont été tissés sur la 31ème édition du festival Jazz à Luz du 13 au 16 juillet. Focus sur la jeune scène de musique improvisée barcelonaise, retrouvailles avec la chanteuse et violoniste Iva Bittova, découverte de jeunes talents, et soutien à la création régionale grâce à une résidence de création. En tant qu’acteur culturel, Jazz à Luz a aussi souhaité apporter sa contribution à plus d’égalité femme/homme dans le jazz et les musiques improvisées.

Honneur aux femmes dès le premier jour du festival avec “Tôle Story”, le spectacle de rue de la Compagnie d’Elles, puis l’hommage d’un trio  franco-catalan à la chanteuse mexicaine Chavela Vargas.

Trio de Nuria Andorra, Jordina Milla, Sonia Sanchez
Chapiteau, 13 juillet

Magnifique découverte que ce trio catalan de Barcelone, placé sous le signe de la couleur et du jeu sur les timbres.
Côté couleurs, le regard est attiré d’emblée par les souliers rouges de la danseuse au premier plan, toute vêtue de noir. Sonia Sanchez évolue sur des planchers de bois, l’un « à cour », l’autre « à jardin ». On pourrait dire de sa danse qu’elle est stylisée, si on la compare au flamenco dont elle est issue. Les mouvements du corps sont sobres et très économes, hormis ceux des pieds chaussés par de flamboyants talons rouges. Si expressivité il y a dans le corps anguleux de la danseuse, au visage fermé, il faut la chercher du côté des mains. Sonia Sanchez a étudié la danse Butô et l’associe merveilleusement à sa palette déjà riche, subtil alliage entre danse contemporaine et flamenco. Son corps, tour à tour danseuse ou marionnette, dessine dans l’espace des lignes cassées, et prend volontiers un aspect saccadé.

Sonia Sanchez interagit avec la pianiste Jordina Milla et la percussionniste Nuria Andorra non par le regard (elle semble murée en elle-même) mais par le son de ses pas, le martèlement de ses talons rouges. Il y a dans sa danse une forme de violence rentrée.
Les musiciennes ne regardent pas la danseuse. Le claquement de ses pas est leur partition. Sous ces pas, elles déroulent un tapis sonore, fait de frottements, de souffles, de bruissements d’ailes et de textures en permanente évolution.
L’atmosphère est crépusculaire.
Parfois, un mimétisme semble relier le jeu de la pianiste aux talons de Sonia Sanchez, d’autres fois c’est la percussion de Nuria Andorra qui frappe à l’unisson avec les talons de la danseuse dont le corps est parfois entraîné dans un galop, et devient animal !
A la mi-temps du concert, Sonia Sanchez quitte les deux planchers de bois et évolue au milieu de la scène ; elle se penche en avant et porte la main à sa bouche: très beau moment de poésie épurée, presque un tableau ! Puis elle dessine dans l’espace les évolutions d’un oiseau, avant d’être emportée par la tempête sonore. L’orage gronde. Le volcan est en éruption. On perçoit une volée de cloches.
Après la tempête, la danseuse vient se lover dans le piano, comme un oiseau blessé.

Le lendemain, à quelques kilomètres de Luz, près de Gèdres (Bergerie du hameau d’Ayrues), on retrouve la percussionniste Nuria Andorra, en duo cette fois avec la tromboniste Christiane Bopp. Dans la chaleur épaisse et presque étouffante de l’étable (bottes de paille), les musiciennes peu à peu “se trouvent” et sculptent ensemble l’espace saturé. Elles partagent des moments de jeu à deux percussions sur des créations de la fermière, qui est aussi céramiste. La tromboniste souffle et frappe en même temps ! Le public, venu nombreux – trop nombreux dans un lieu si étroit – suspend son souffle pour ne rien perdre de ce duo délicat, que l’acoustique n’aide pas, mais qui avance, porté par l’amour des sons.
En descendant du hameau, on arrive à Gèdre, petite bourgade dotée d’une piscine et d’une patinoire. Le percussionniste barcelonais Vasco Trilla nous y attend. On connaît les facultés d’adaptation du public de Jazz à Luz. Un concert dans une patinoire ? Du jamais vu ! Pourtant, très vite le public, confiant et amusé à la fois, s’installe en couronne autour de la piste ovale de la patinoire, et ouvre les écoutilles !

Vasco Trilla, solo
Patinoire de Gèdre, 14 juillet

Vasco Trilla entre sur la piste de glace comme un torero dans l’arène, par une petite porte. Son set de percussions est placé au milieu de la glace. C’est un alliage de peaux (tom et caisse claire), de métaux (plaques dorées suspendues à un portique, cymbales, gongs), et de quantités d’objets (petites tasses colorées, tubes, baguettes, grande sanza …)
Le musicien déploie avec tranquillité et assurance plusieurs couches sonores et superpose les sons et les textures. Il parvient à nous faire oublier sa solitude.
L’improvisation se déroule comme « sur le fil de la glace ». Le solo de Vasco Trilla échappe avec bonheur au catalogue de sons qui caractérise parfois certains solos d’improvisation. L’oreille se laisse entraîner dans un parcours, une dramaturgie.
Vasco Trilla alterne avec subtilité les sons tenus et les micro-événements, les résonances et les sons secs. Une forêt de métronomes posés sur le sol tout autour du musicien forme un tapis sonore, un continuum sur lequel le percussionniste improvise. On a par moments le sentiment d’être plongé au cœur d’un « gamelan » improvisé.
C’est comme si la glace (à contrario des bottes de paille de la bergerie)  « conduisait » les sons, leur permettait de s’épanouir, leur offrait l’espace idéal.
On ressort de ce solo rafraîchis et vivifiés par tant de finesse !


Création Jazz à Luz 2022 : Tust, avec le duo Cocanha et le duo Sec
Chapiteau, 14 juillet

Jazz à Luz a mis les jeunes musiciens à l’honneur lors de cette 31e édition et a accueilli deux groupes en résidence : Cocanha et Sec. Le résultat de cette carte blanche c’est Tust, et Tust « c’est la frappe, le coup, la collision douce de Cocanha et Sec ».
La résidence de Tust a permis la naissance d’un nouveau répertoire qui scelle l’alliance de deux approches sonores : la musique traditionnelle occitane (les chants polyphoniques « à danser ») et le rock alternatif. 
Tust mêle les sonorités de quatre voix, trois tambourins à cordes, deux basses, une batterie et « des cœurs cognant à l’unisson ».

De leurs voix rayonnantes et timbrées, les deux chanteuses Lila Fraysse et Caroline Dufau parviennent à entraîner les deux garçons de Sec, Jules Ribis et Xavier Tabard, sur leur territoire ; celui de la chanson en langue occitane. Beau témoignage de force de persuasion féminine de la part de ces deux chanteuses, qui ont aussi réussi un autre tour de force, depuis qu’elles œuvrent dans le répertoire de la polyphonie occitane, celui de dépouiller les textes des chansons de leur connotation misogyne. 
Le quartet varie les plaisirs et les couleurs, passe du chant a cappella au chant accompagné. Les mélodies sont simples et directes, les carrures bien affirmées. Le son est beau, plein. On passe du « Vous et nous » de Brigitte Fontaine à un chant réunionnais en langue créole, à la chanson des Pillards, à celle des Donzelles…
Tust a un avenir prometteur et une énergie solaire !

Tubi Nebulosi : Giulio Tosti rencontre No Noise, No Reduction (trio de sax graves de Toulouse)
Église des Templiers, 15 juillet

Les concerts de Jazz à Luz à l’église des Templiers sont rares. Celui du 15 juillet a marqué les mémoires et remporté l’adhésion du public venu nombreux. C’était sans aucun doute le moment magique de cette édition !
Au menu de ce concert matinal, une improvisation d’un seul souffle (et quel souffle !) offerte par un quartet réuni par la compagnie toulousaine Freddy Morezon. Les trois saxophonistes de « No Noise, no reduction » – Marc Démereau, Marc Maffiolo et Florian Nastorg – y retrouvaient le jeune organiste italien Giulio Tosti.
La toute première rencontre avait eu lieu en septembre 2021 à l’initiative du festival « Toulouse Les Orgues ». Plus exactement, c’est l’organiste italien qui, en passionné d’improvisation, avait formulé l’envie de rencontrer des improvisateurs toulousains à la faveur d’une série d’impromptus.
Un an après, le quartet se retrouve dans l’église des Templiers de Luz, avec ses fresques et sa coupole peinte, son petit orgue mécanique lové dans un buffet de bois blanc. L’orgue a les dimensions d’un orgue baroque : à peine vingt jeux. On voit très bien les tirettes en bois clair et les deux claviers.

Les trois soufflants sont debout sur la gauche de l’organiste et sous la chaire du prêtre. Chacun de nous peut voir agir l’organiste : on est assis tout près du buffet de l’orgue ! Une festivalière s’adosse même au buffet de l’instrument pour en sentir les vibrations …
Ce qui frappe dans le jeu de Giulio Tosti, c’est sa façon de « retenir » les tirettes, de faire « pleurer » ou gémir l’orgue. Le musicien déploie un certain nombre de modes de jeux non académiques : des clusters, des micro-intervalles, des accords avec le plat de la main, « à la Monk » ! C’est un jeu très brut et organique. Souvent, il utilise le clavier comme s’il jouait d’une percussion : abondance de trémolos sur le clavier, avec le plat de la main.
L’improvisation se joue de l’opposition entre graves et aigus, entre sons tenus et rythmiques, envolées lyriques et univers dépouillé. Les sons qui jaillissent des tuyaux (ceux des saxophones graves, baryton et basse, et ceux de l’orgue) donnent le sentiment d‘être ceux produits par des animaux. On pourrait être au fond de l’océan, en présence d’un kraken ou d’une baleine, tellement la musique est organique.
Ce qu’on sent vibrer au fond de soi, c’est la pulsation d’un gros animal… L’improvisation a le souffle puissant, elle se déroule au gré des jeux de réponse entre les musiciens. Parfois, on croit entendre des cris ou des appels d’oiseaux.
Les musiciens concluent leur improvisation sur un déferlement sonore, un tumulte quasi dionysiaque ! Après cette longue plongée dans les graves des instruments, les musiciens choisissent les aigus pour faire éclater leurs cris.
Le tout dernier son est joué par l’organiste dans l’aigu de l’instrument : un son déchirant, tenu très longuement. Sur la coupole, un artiste a peint il y a bien longtemps un Christ aux deux doigts levés, entouré par les anges. Je suis sûre que ses pinceaux auraient frémi à cette musique !

Duo Krci (Emilie Skrijelj, Loris Binot) et Lê Quan Ninh
Maison de la vallée, 15 juillet

Sur la scène de la Maison de la Vallée à Luz, voilà réunies trois générations de musiciens, qui ont en commun la même passion pour les recherches sonores et tout ce qui se joue entre la naissance d’un son et le silence. L’accordéoniste Emilie Skrijelj a eu carte blanche pour deux concerts sur cette 31ème édition, le premier avec le quartet Nuits, qu’on avait découvert au festival Météo il y a deux ans, et ce concert en trio avec un complice de longue date le pianiste Loris Binot (ensemble ils ont donné naissance au duo Krci), et le percussionniste Lê Quan Ninh.
Tout au long de leur improvisation, on est gagnés par le sentiment que c’est le percussionniste qui souvent initie les choses, provoque les cassures, amène la musique autre part. Lê Quan Ninh est un musicien d’un grand raffinement, doué d’une forme de concentration unique.
Au fil des années (quelques quarante années sur la scène des musiques contemporaine et improvisée), il a développé tout un vocabulaire de gestes et de sons, avec entre autres cette faculté à jouer sur la résonance de son dispositif, grâce aux cymbales et aux objets qui tournent sur la peau de la grosse caisse. Son vocabulaire est sans cesse éclairé et modifié par le contexte et ses partenaires de jeu. Rien ne semble laissé au hasard. Les gestes sont sûrs, pleins, déliés. Lê Quan Ninh a le sens de l’espace, une sensibilité accentuée par ses nombreuses collaborations avec la danse.
La matière sonore qu’il déploie avec l’accordéoniste et le pianiste frappe par son caractère homogène; c’est presque la même du début à la fin, mais avec d’infimes variations, des effets de miroitements. Les trois musiciens agissent en sculpteurs de son et d’espace.
L’accordéon d’Emilie Skrijelj cultive les jeux de textures (vibrées ou statiques). Quelques objets viennent frapper le corps de l’instrument pour apporter d’autres sonorités. Lors de ce concert, le piano préparé de Loris Binot m’a semblé peu intrusif et plutôt coloriste, en arrière-plan le plus souvent, sauf à la fin de l’improvisation, quand il esquisse une mélodie presque « cagienne » dans son caractère dépouillé et simple. On pense aux « Sonates et Interludes » de John Cage. Lê Quan Ninh accompagne cette mélodie par un doux mouvement de balancier.
La poésie a le dernier mot !

L’Oiseau Ravage de Charlène Moura et Marek Kastelnik
Forum de Luz Saint Sauveur, 16 juillet 

Autre moment poétique du festival, le duo de théâtre musical formé par Charlène Moura et Marek Kastelnik : L’Oiseau Ravage. La déclinaison du thème de l’oiseau imprègne tout autant les chansons que la scénographie, très épurée. Le dispositif est simple, quasi symbolique. Des plumes noires recouvrent le buste de Charlène. Elle arrive sur scène en volant, puis elle imite l’oiseau avec sa voix.
Les éléments de décor eux aussi suggèrent l’oiseau : une cage posée au sol, avec des plumes, un oiseau mécanique qui s’envole des mains de la saxophoniste-chanteuse-percussionniste, un hommage aux « dodos ». 
L’Oiseau Ravage, c’est une bonne dose d’humour, une autre de poésie, rehaussée par un brin d’impertinence. Ainsi, le pianiste fait une allusion à Eva Joly, au défilé du 14 juillet, qu’il faudrait interdire… Les musiciens prennent la parole et installent d’emblée une complicité avec le public. La tendresse est palpable dans les gestes, la voix, les harmonies d’un jazz souvent métissé de musique classique. On pense au duo d’Elise Caron et de Denis Chouillet. On n’est pas très loin par moment de Satie…
On est charmés par la fluidité poétique avec laquelle Charlène Moura passe d’un instrument à l’autre. Marek Kastelnik annonce une « Symphonie de poche » (pocket symphonies) en 5 mouvements… Le duo se joue des mots, des formes et joue avec notre mémoire. La voix de Charlène est sans apprêt, sans détours : elle s’essaie par moments à reproduire les inflexions des chanteuses lyriques, ou les grandes voix du jazz. « L’oiseau Ravage » est un duo inventif, dans la douceur.
Le concert se conclut comme il a commencé : Charlène redevient oiseau et s’éloigne de la scène en volant. Son partenaire de jeu continue à jouer, mais il sent son absence, n’y tient plus et peu à peu quitte le piano. J’y ai vu pour ma part un joli clin d’œil à la poésie fragile d’un Buster Keaton ! Marek à son tour finit par s’échapper en fond de scène, laissant le public de Jazz à Luz sous le charme.

Liquid Trio : Albert Cirera, saxophone – Agusti Fernandez, piano – Ramon Pratz, batterie
Chapiteau, 16 juillet

Avec le Liquid Trio initié par le pianiste catalan Agusti Fernandez, figure familière du festival Jazz à Luz, cette 31ème édition se referme le samedi 16 juillet avec un authentique concert de free jazz. Peut-être influencée par le nom du trio, j’associe la musique qui jaillit ce soir-là à l’eau d’une fontaine ou d’une cascade : trois vasques qui par un jeu de ruissellement continu n’en forment plus qu’une seule. La densité sonore est immédiate, et d’une grande beauté.
Fidèles à l’absence de hiérarchie qui est la règle en improvisation libre, les musiciens dialoguent, partagent : aucun n‘occupe le premier plan; les solos sont très rares. La discussion est serrée, touffue. L’énergie est omniprésente, et avec elle le souffle. L’improvisation du trio s’écoule en vagues successives. Elle déferle et roule, avec des moments d’accalmie, comme « entre chien et loup ». Les climats sont changeants, comme si les vagues de ce trio liquide changeaient de couleur selon l’éclairage
Pour conclure cette improvisation au long souffle, le pianiste Agusti Fernandez déploie une jolie mélodie d’accords “à la Bartok” (je pense à « la Musique de nuit » de sa « Suite en plein air »). Les tensions se résolvent dans les résonances graves du piano…

C’est sur ce concert en apothéose  – l’apothéose d’un free jazz bien vivant – que s’est refermée pour moi cette 31ème édition du festival Jazz à Luz, placée sous le signe de la scène catalane et de l’égalité femmes/hommes dans le jazz et les musiques improvisées. Pour la petite histoire, il y avait sur cette édition 2022 un peu plus de trente pour cent de musiciennes programmées (31%). Certes, ce n’est pas encore ça, mais Jazz à Luz est en pleine progression, et a proposé aux festivalier.ère.s trois tables rondes sur le sujet, diffusées en direct sur la radio associative Fréquence Luz !

Anne Montaron

Photos © Alain Pelletier
Photos L’oiseau Ravage© Studio H
Photos © Y Francois AE Médias
Photos © Pierre Meyer AE Médias
Photos © Sarah Recla

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