L’aventure a commencé dans l’humble et bien-aimé théâtre Malic, avec seulement soixante personnes, en 1993. C’est là que la graine a commencé à fleurir sous la forme d’un festival, le Festival Òpera de Butxaca, dont le but était de rapprocher les petites productions du public dans une atmosphère de proximité. Mais, après plus de 25 ans d’activité et de nombreuses “belles créatures” portées sur scène, après une reconversion en tant qu’entité culturelle, Òpera de Butxaca i Nova Creació (OBNC) maintient intact son esprit créatif, son défi artistique : la dignité du métier, la production et la création d’un opéra contemporain de qualité. Tissant des complicités, avec la conviction de renforcer l’union des arts du spectacle et de la musique, l’OBNC a promu plus de 30 nouveaux opéras et 76 œuvres musicales.
Nous nous sommes entretenus avec son directeur, Dietrich Grosse, et son directeur artistique Marc Rosich.
Dietrich, tu es né en Allemagne et tu as été danseur et interprète dans de nombreuses pièces. Tu es arrivé à Barcelone en 1979. Était-ce quelque chose de prémédité ?
DG : Non, je suis arrivé par hasard. J’avais étudié avec Jaques Lecoq à Paris et rencontré Angela Pasky et Pawel Rouba, qui étaient deux professeurs polonais très connus et renommés. À Rome, un été, Angela Pasky m’a dit qu’il y avait un nouveau département de mime et de théâtre corporel à l’Institut del Teatre et je me suis dit : je vais aller à Barcelone, avant de retourner à Paris, pour voir ce que c’est. Et quand je suis arrivé ici, après deux semaines, un ami mime m’a recommandé des cours de danse contemporaine. C’était une grande époque pour le théâtre corporel, pour l’expression par le corps. Et c’est ainsi que j’ai commencé. J’étudiais le mime le matin et la danse contemporaine l’après-midi. Je n’étais pas venu avec l’idée de rester, mais je me suis senti le bienvenu.
En outre, c’était une période d’activité culturelle intense à Barcelone.
DG : Oui, c’était quatre ans après la mort de Franco et la scène culturelle était fascinante. Il y avait beaucoup d’énergie et tout était très authentique, rien n’était canalisé. Maintenant, tout semble plus réglementé. Mais à cette époque, il y avait une anarchie artistique d’une énorme force vitale. Je me souviens que dans le département de mime, nous étions originaires de dix pays différents. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
Marc, tu es dramaturge, mais tu as suivi une formation en journalisme et en traduction.
MR : J’ai un profil un peu “schizophrène” (rires). Je n’ai pas étudié le théâtre, mais j’ai toujours baigné dans ce monde ; par exemple, j’ai fait du théâtre amateur. Quand je suis arrivé à la Sala Becket, j’ai réalisé que j’étais un dramaturge. Nous y avons rencontré une génération de dramaturges qui commençaient déjà à écrire des pièces pour le théâtre Malic. Je dis que je suis “schizophrène” parce que je suis très curieux et que j’aime faire toutes sortes de théâtre, du théâtre pour enfants aux grandes comédies musicales, en passant par le théâtre de texte, l’opéra, les adaptations de romans, etc. Ce qui m’est arrivé, c’est que j’ai toujours fait le lien avec la musique. J’aime le théâtre, mais lorsqu’il intègre également le chant sur scène, je suis ensorcelé et fasciné. D’ailleurs, lorsque j’ai travaillé avec mes professeurs Xavier Albertí et Calixto Bieito, c’était toujours avec de la musique ; et c’est peut-être pour cela que je conçois des projets en collaboration avec des compositeurs.
Et comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux ? Comment votre relation a-t-elle commencé ?
MR : J’ai rejoint l’OBNC quand il s’agissait encore d’un festival, parce que je proposais des spectacles ; par exemple, des intermezzos baroques qui m’intéressaient. Puis j’ai commencé à être associé à Agustí Charles, puis à d’autres compositeurs pour créer des opéras, ce que j’aime tant. De plus, Toni Rumbau, qui était le directeur artistique du festival à l’époque, a quitté le Festival de Òpera Butxaca, et comme il m’a vu si enthousiaste, il a suggéré que nous soyons partenaires avec Dietrich et qu’ensemble, nous puissions faire avancer le projet.
C’est comme ça que tout a démarré….
DG : Oui, comme ça. Je suis allé à Berlin pour suivre une formation de gestionnaire culturel et, à mon retour, Rumbau quittait le théâtre Malic, mais il m’a dit qu’il voulait que le Festival Òpera de Butxaca continue. D’un autre côté, Luis Polanco, qui était alors vice-directeur et directeur artistique du festival Peralada, m’a proposé de collaborer à l’opéra.
C’est-à-dire que, bien que tu viennes du monde de la scène, tu as rejoint le monde de la musique.
DG : Oui, j’étais danseur, mais c’est un monde plein de musique ; de fait, nous en commandions. La danse est un art de la scène qui repose sur la musique ou en fait partie intégrante. De plus, à cette époque, j’ai fait une expérience clé.
Laquelle?
DG : J’ai assisté à l’opéra de marionnettes “Eurydice et les marionnettes” de Charon, avec une musique de Joan Albert Amargós et un livret de Toni Rumbau. D’ailleurs, c’est un opéra qui sera repris en Italie.
MR : C’est l’un des premiers opéras avec l’ambition de créer un répertoire que le Festival Òpera de Butxaca a produit. Jusqu’alors, le festival Òpera de Butxaca avait une dimension plus locale ; mais, lorsque l’ère du théâtre Malic a pris fin, le festival s’est ouvert aux scènes de toute la ville avec des pièces d’un format un peu plus grand. De plus, avec ta présence, Dietrich, le festival s’est ouvert à l’international, associant des invités venus de l’étranger.
DG : J’étais ravi, ça m’a époustouflé.
J’imagine que la collaboration avec le festival Peralada a été fructueuse.
DG : Oui, car cela m’a permis de participer à la tournée d’œuvres de grande envergure, et de mieux comprendre le mécanisme des grands spectacles. De plus, j’ai rencontré des personnes importantes dans le monde de l’opéra qui m’ont aidé par la suite à m’établir. Sans complicité, on ne peut pas travailler.
MR : Exactement, nous avons forgé un réseau qui a permis à de nombreuses productions locales qui auraient pu se limiter à Barcelone d’atteindre un public plus large et de trouver des partenaires étrangers qui s’engagent en faveur d’artistes qui, malheureusement, ne reçoivent pas assez de soutien.
Marc, tu es aussi traducteur. Il doit être complexe d’adapter un roman au théâtre.
MR : Oui, il s’agit de transformer un matériau donné pour en faire émerger l’essence théâtrale. Avec Calixto Bieito, nous avons adapté “Plateforme” de Michel Houellebecq ou “Tirant Lo Blanc” de Joanot Martorell. Imaginez ce que cela doit être de transformer ces romans en une pièce de théâtre! En fait, l’une de nos dernières œuvres est une adaptation de “Tirant Lo Blanc” en opéra de chambre, qui a été présentée au Liceu et à Peralada et que nous allons maintenant créer au Teatro Real.
Et avec Òpera de Butxaca, vous êtes-vous fixé des défis ?
MR : Oui, j’ai exigé que les œuvres ne soient pas seulement de la musique, mais de la musique et du théâtre en même temps, pour étudier comment vivent les deux arts et pouvoir marier les dramaturges et les metteurs en scène avec les compositeurs, en les invitant à se mélanger; des spectacles qui fonctionnent avec la puissance musicale, mais conçus pour la scène. En d’autres termes, il s’agit de véritables créations multi-dis-ci-pli-naires ; que l’opéra ne se limite pas à une invention du compositeur, mais qu’il s’appuie sur les professionnels des arts du spectacle pour faire émerger tout le potentiel de la musique sur la scène. C’est l’un de nos défis.
DG : Marc est un animal de scène. Dès le début, il a créé des mises en scène fantastiques, comme une production avec des chansons de Mahler, une autre avec des pièces d’Alma Mahler ou une dissection du cadavre de Don Giovanni avec des marionnettes à l’Académie royale de médecine. Marc a cet esprit de travail en équipe et c’était merveilleux de le rencontrer.
Je suis intrigué. Alors que s’est-il passé ?
DG : La culture catalane était l’invitée de la Foire de Francfort en 2007. J’ai parlé à Xavier Albertí, qui était le directeur de l’Institut Ramón Llull, et je lui ai proposé de monter un opéra, avec un texte, ce qui était justifié car il entrait dans le cadre des œuvres littéraires de la Foire de Francfort. Et il m’a répondu que si je trouvais un théâtre, nous pourrions le faire. J’ai parlé à John Dew, le directeur artistique du Staatstheater de Darmstadt, et il a trouvé que c’était une excellente idée de collaborer avec le Salon du livre. Nous avons apporté quatre opéras, dont un qu’ils ont coproduit avec nous.
MR : C’est exact. C’était la première collaboration entre Agustí Charles et moi, avec l’opéra La Cuzzoni.
DG : Et cela a été l’expérience fondatrice : tout à coup, il y avait de l’opéra en catalan à l’étranger. Cela nous a donné de l’espoir, car avant il n’y avait pratiquement pas d’opéra en catalan en dehors de Barcelone. C’est à ce moment-là que nous avons décidé d’y croire, car l’accueil a été excellent. Et nous y nous avons cru!
Et puis, en 2008, la crise a frappé.
MR : Oui, et le festival Òpera de Butxaca, qui s’était développé et avait trouvé des alliés internationaux, a soudainement dû être démantelé.
DG : Les règles du jeu ont changé.
MR : Nous avions atteint un plafond et nous ne pouvions plus nous développer. On a dû fermer. Cependant, les liens internationaux que nous avions tissés ont commencé à porter leurs fruits.
Était-ce le moment de la reconversion ?
MR : Oui, nous avons sacrifié le Festival et nous nous sommes reconvertis, en nous consacrant à la nouvelle création, avec l’intention de promouvoir une ou deux productions par an qui accueilleraient les nouvelles voix du pays. C’est ce qui nous a amenés à travailler avec Agustí Charles, Joan Magrané et Raquel García-Tomas, entre autres.
Agustí Charles est l’un des grands noms de l’OBNC. Comment cette relation a-t-elle commencé ?
MR : C’était en 2007, lorsque nous recherchions des compositeurs intéressés par l’opéra. Il a été l’un des premiers à vouloir créer un opéra. Grâce à lui, nous avons également rencontré plusieurs de ses étudiants de l’Ecole Supérieure de Musique de Catalogne. En fait, c’était une époque où, pour ainsi dire, il y avait un désert dans ce secteur.
DG : Ce qui s’est passé, c’est que de plus en plus de gens y ont cru et, bien sûr, nous avons acquis de plus en plus de qualité. Il a été difficile pour le pays de reconnaître la force de ces créateurs, ce trésor caché d’artistes ; cependant, il a fini par y croire.
Oui, c’est vrai. OBNC a remporté plusieurs prix qui le confirment. Je pense à l’opéra “Je suis narcissiste” de Raquel García-Tomás , récompensé par le Premio Alicia 2019 et la nomination aux International Opera Awards 2020 ; je pense aussi à l’attention porté à Joan Magrané, qui a reçu il y a dix ans le Prix Reina Sofia de composition et qui est actuellement le compositeur en résidence à l’Auditori. Cependant, pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour reconnaître ces talents cachés auquel, Dietrich, tu as fait allusion plus tôt ? Et toi Marc : comment le vois-tu de ton côté ?
DG : C’est juste que nous sommes dans un pays qui n’y croit pas beaucoup.
MR : Oui, avec peu d’estime pour les créateurs locaux. Et en plus de cela, il y a cette méfiance habituelle envers la musique contemporaine.
DG : Seulement avec les commandes sporadiques d’opéra à grande échelle que le Liceu peut faire, un compositeur ne peut pas tracer un chemin, un voyage dans ce genre musical. L’écriture d’un opéra est une entreprise extrêmement complexe. Avant de réaliser un opéra à grande échelle, il est sain que les compositeurs aient la possibilité de se mouiller, de se tester, dans des pièces plus contrôlables, en petit et moyen format.
Marc, qu’en penses-tu ?
MR : Il y a beaucoup de contraintes à maîtriser, beaucoup de travail en collaboration. L’une de nos intentions est d’offrir un banc d’essai à toute personne intéressée par la création d’opéras à petite échelle.
Vous essayez de trouver cette proximité avec le public?
MR : Oui, parce que l’opéra ne doit pas exister uniquement dans les grandes salles ; tout comme il existe du théâtre en petit format. Je pense, par exemple, à “Sis Solos Soles“, un projet que nous avons présenté dans des espaces non conventionnels du Liceu, qui consistait en six monodrames, six pièces courtes de six compositeurs associés à des librettistes différents. Dans ce type de pièce, vous pouvez tester de nouvelles voix et permettre aux compositeurs, aux directeurs musicaux et scéniques, ainsi qu’au reste de l’équipe artistique, de découvrir pour la première fois le travail de collaboration qu’implique une mise en scène. Ainsi, par exemple, nous avons travaillé sur les pièces collaboratives “Displace” ou “Dido Reloaded”, qui ont servi de banc d’essai à Joan Magrané et Raquel García-Tomás avant de passer à leurs pièces plus importantes: “Diàlegs de Tirant e Carmesina” de Joan ou “Je suis narcissiste” de Raquel.
DG : À ce propos, Raquel García-Tomás créera une nouvelle œuvre la saison prochaine au Liceu, dans l’auditorium principal, ce qui nous remplit de fierté.
MR : Et de satisfaction.
DG : En outre, elle est la deuxième femme à créer au Liceu en 175 ans!
C’est un succès…
DG : D’autre part, alors que Raquel García-Tomás créait “Je suis narcissiste”, nous avons organisé une conférence sur les œuvres des compositrices et la présence des femmes dans le monde de l’opéra, ce qui a suscité un débat intense.
J’imagine que toutes ces initiatives portent leurs fruits et nourrissent la scène lyrique?
DG : Oui, par exemple, petit à petit, les chanteurs trouvent stimulant de travailler avec nous. Les chanteurs, malgré leur talent et les critiquent qui les suivent, ne sont pas suffisamment reconnus parce qu’ils interprètent des œuvres du répertoire déjà bien connu.
MR : Oui, il y a des interprètes et des instrumentistes qui s’engagent dans l’opéra, avec amour et risque. Je pense, par exemple, à “Andrómeda encadenada”, et à la soprano María Hinojosa. La première était merveilleuse, impressionnante.
Il y a une étrange créature dans vos productions. Parlez-moi d'”Ocaña, la reine des Ramblas”.
MR : Oui, c’est un de nos enfants étranges. Le Neukollner Oper de Berlin nous a demandé du répertoire espagnol, mais nous ne nous voyions pas faire de la zarzuela ; nous avons donc pensé écrire un spectacle musical autour de la copla (chanson populaire espagnole, NDLR). C’est de là que ça vient. Après la première à Berlin, en allemand, nous avons pensé qu’il était logique de monter une nouvelle production à Barcelone et en espagnol.
Ocaña est une icône de la Barcelone transgressive, une figure aimée.
DG : Oui, de cette période dont nous parlions au début.
MR : C’est une pièce qui nous a donné beaucoup de joie. Il a remporté le prix de la critique pour le meilleur spectacle musical et pour le meilleur interprète, Joan Vázquez. Nous ne pouvions imaginer personne de mieux pour incarner l’icône des Ramblas.
DG : J’adore. Nous ne nous fermons à rien. Nous ne le faisons jamais.
En regardant en arrière, après toutes ces années, avec une conversion entre les deux, qu’est-ce qui a été le plus difficile, de commencer ou de continuer ?
MR : Je dirais qu’il faut résister. Notre survie est héroïque parce que nous ramons à contre-courant. Chaque fois que nous lançons un projet, nous ne savons souvent pas encore comment nous allons pouvoir le financer, mais nous finissons toujours par trouver un moyen.
Dietrich ?
DG : Lorsque j’ai lancé le projet, la mairie de l’époque a cru en nous et nous a apporté un minimum de soutien, et d’ailleurs, à l’époque, le public se souvenait avec émotion des débuts du projet au théâtre Malic. En 2007, nous avons travaillé très dur pour atteindre une première excellence, et c’est ce qui nous a finalement permis de maintenir notre position, une excellence qui nous a permis de dialoguer avec les grands protagonistes de la scène lyrique du pays, comme le Liceu, le festival de Peralada, le Théâtre National de Catalogne, le Teatre Lliure et le Teatro Real.
Enfin, j’aimerais vous interroger sur le fondement de tout ça : qu’est-ce qui vous fascine dans l’opéra ?
MR : L’opéra est une fête bachique, dès sa naissance. Et dans son essence, il y a quelque chose d’une bacchanale, d’une messe païenne ; de fait, les opéras étaient interdits. C’est une musique païenne et dionysiaque et quand elle vous mord, vous ne pouvez pas y échapper.
DG : Ce qu’il y a de bien avec l’opéra, c’est que tout à coup, on a une histoire, on raconte quelque chose. Et aussi ce que Marc disait avant, la relation de l’équipe, qui vous entoure et vous permet de communiquer avec les autres. Tout a un sens.
MR : Oui, je suis d’accord. Nous ne concevons pas l’opéra comme une partition froide, comme une expérience mentale du compositeur ; nous poussons nos créateurs à unir la peau, le sang, la chair, le corps ; à marier la musique et le théâtre, à vouloir que la partie la plus mentale et abstraite de la musique rencontre le côté le plus physique du théâtre.
Propos recueillis par Txema Seglers
Prochainement : “Andrómeda encadenada” les 21 et 22 octobre 2022 au Staatstheater Darmstadt dans le cadre de la Foire du livre de Francfort