Joan Magrané Figuera
Ecrire envers et contre tout

Interviews 16.07.2021

La polyphonie comme élément essentiel et radical

À tout juste trente-deux ans, le compositeur catalan Joan Magrané Figuera affiche à son catalogue quelques quatre-vingt oeuvres, abordant pratiquement tous les genres de la création musicale, y compris l’opéra. Tout en puisant dans les merveilles des polyphonies de la  Renaissance, il cherche à instaurer, au sein d’une écriture résolument contemporaine, des liens subtils entre les modèles de l’héritage et son propre univers sonore.

Dialegs de Tirant e Carmesina, comme les deux autres ouvrages scéniques qui le précèdent dans ton catalogue, est une commande d’Òpera de Butxaca y nova creació  (Opéra de poche et nouvelle création). L’organisme de production est peu connu en France. De quoi s’agit-il précisément ?
C’est une compagnie barcelonaise qui a pour mission de promouvoir les jeunes créateurs et de faire évoluer le monde opératique en passant commande à de jeunes compositeurs.  Au départ, c’était un festival dédié aux petits formats scéniques (opéra de poche) puis c’est devenu une maison de production beaucoup plus active, qui a dépassé les frontières de l’Espagne, en favorisant les coproductions avec l’Allemagne notamment. Aujourd’hui, Òpera de Butxaca y nova creació concentre son activité en Catalogne et travaille en lien avec les scènes des grandes institutions barcelonaises, comme le Liceo.  

Revenons d’abord sur tes premiers essais scéniques avec les deux fragments, Mort de Didon (IV) et Epilogue mentionnés dans ton catalogue. Quelle est la nature du projet ?
Didon et Enée reloaded est un projet collectif, une œuvre « expérimentale » menée à quatre têtes. Chacun de nous devait composer une partie de l’opéra, d’une durée approximative de quinze minutes. Nous avons fait nous-mêmes le livret à partir de l’ouvrage de Purcell. Au départ, l’opéra comptait quatre parties puis nous avons rajouté un épilogue. Ce fut pour moi un coup d’essai avec des moyens très réduits, deux chanteurs et deux instruments (violoncelle et clarinette basse), où je mélange les langues et je joue avec les références, Monteverdi, Purcell, Debussy, etc. Des modèles qui me fascinent quant au rapport du mot avec la musique.

Toujours en lien avec Òpera de Butxaca y nova creació, DisPLACE (a story of a house), est de plus grande envergure, avec la présence d’une librettiste. 
Le projet s’élabore cette fois en binôme, avec la compositrice Raquel Garcia Tomás qui participait déjà à l’aventure de la « Didon reloaded ». Mais il s’agit ici de deux ouvrages bien distincts, de trente minutes chacun, sur le même sujet (un couple d’étranger dans un appartement à Barcelone), avec la même librettiste, Helena Tornero et le même metteur en scène Peter Pawlik. C’est une coproduction d’Òpera de Butxaca et du festival de Vienne Musikttheatertage. Les deux chanteurs comme les instrumentistes de l’ensemble Phace sont viennois.

A écouter ici : DisPLACE (a story of a house)

Ce huit-clos très intimiste regarde vers le théâtre et réclame des chanteurs-acteurs.
En effet, l’opéra de chambre instaure une plus grande proximité avec le public. Dans DisPLACE, le texte est souvent parlé et le chant n’a pas besoin d’être déployé comme sur les grandes scènes lyriques. Les instrumentistes se tiennent sur le bord du plateau et sont éclairés, en lien direct avec les chanteurs ; je tiens à cette présence du geste instrumental, même si les musiciens restent en dehors de la dramaturgie. 

As-tu recours à l’amplification ?
Normalement non. Elle n’a pas été prévue en amont. Il a fallu pourtant y recourir pour améliorer l’acoustique des lieux.

Dialegs de Tirant e Carmesina est d’une tout autre envergure !
En réalité, c’est mon premier opéra véritable, d’une heure et demie environ. Avec le dramaturge catalan Marc Rosich, nous sommes partis du roman-fleuve Tirant le Blanc de Joanot Martorell (1413-1468), une figure du siècle d’or valencien, et nous avons retenu l’histoire d’amour entre le chevalier et Carmesina, la fille de l’empereur de Constantinople. J’ai tout de suite pensé au Combattimento di Trancredi e Clorinda de Monteverdi, un modèle qui m’a guidé dans mes choix esthétiques.

Notamment pour le dispositif instrumental ?
Je voulais suggérer la présence d’instruments d’époque ; j’ai ainsi convoqué un quatuor à cordes qui rappelle les violes du « consort » de la Renaissance ainsi que la harpe (en guise de théorbe) et la flûte qui est toujours présente dans la musique ancienne.

Le livret est en catalan et ton style vocal très proche du recitar cantando (1) de Monteverdi …
Nous avons conservé le catalan ancien qui est encore plus proche de l’italien que la langue d’aujourd’hui. C’était pour moi idéal de modeler les accents du texte selon le chant monteverdien. Il n’y a pas de citations à proprement parler, mais je reprends parfois certaines formes d’aria comme on en trouve dans le Retour d’Ulysse dans sa patrie. Cette manière d’invoquer les anciens à travers l’emprunt de modèles structurels, c’est une chose que j’ai volée à mon professeur Stefano Gervasoni !

Quelques mots encore sur la réception du public?
L’opéra s’est donné à guichet fermé, au festival de Peralada pour la création, en plein air, dans le cadre superbe d’un cloître. Le spectacle a été repris, durant trois soirées dans la petite salle du Liceo de Barcelone, d’une jauge de trois cents personnes, où nous avons fait salle comble. De toute évidence, l’opéra a très bien marché !

Comment as-tu vécu ce second confinement. A-t-il eu une incidence sur ton travail?
J’ai vécu ce second confinement avec résignation, comme tout le monde, mais surtout avec plus d’incertitude pour l’avenir, avec une sensation plus asphyxiante qu’en mars dernier dans la mesure où le report des concerts se fait plus incertain, surtout dans les formats prévus. Pour autant, j’ai eu la chance d’avoir pas mal de travail et j’ai pu profiter au maximum de cette espèce de « memento mori » social qui nous est arrivé à nouveau

Les concerts et spectacles programmés ont-ils pu voir le jour? Dans quelles conditions et dans quel état d’esprit?
À partir des premiers jours de l’été, il semblait que tout était en train de repartir au rythme habituel et quelques concerts ont pu avoir lieu avant que tout ne s’arrête brutalement une seconde fois. Par exemple, juste une semaine avant le nouveau confinement (et avec les répétitions déjà en cours) nous avons du suspendre la création d’une pièce complexe à dix-huit voix que j’ai écrite pour l’ensemble Les Éléments il y a déjà plus d’un an et qui devrait être créée, si tout va bien, dans quelques mois. La première de mon monodrame Dànae recorda pour soprano et violon sur un livret d’HelenaTornero, commande du Liceu de Barcelone, a dû se faire sans public et seulement en streaming. J’ai eu aussi la création d’une pièce d’orchestre pour l’Orquesta Nacional de España sous la direction de David Afkham avec un pupitre de cordes réduit au minimum. Entre autres choses… Par contre, les concerts qui ont pu être donnés dans de bonnes conditions, je les ai vécus avec une plus grande émotion et intensité que d’habitude et je crois que c’est une sensation partagée en général par tous, interprètes et public. Et ça, malgré tout, c’est quand même beau et puissant.

Sur quels projets travailles-tu aujourd’hui?
Je suis en train de terminer une partition d’envergure pour l’Ensemble Intercontemporain, Intérieur, (d’après la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck) qui sera mise en scène par Silvia Costa et créée les 22 et 23 octobre 2021 au Théâtre du Châtelet à Paris.
Je vais bientôt me plonger dans l’écriture d’une pièce, d’après deux poèmes de Goethe, pour soprano, chœur et orchestre pour la prochaine saison de l’Orchestre de Barcelone et son tout nouveau chœur, qui, elle, sera jouée à l’Auditori de Barcelone dans le cadre de ma residence pour la saison prochaine.

Définissent-ils de nouveaux enjeux dans ta composition?
Par nature, ma pensée musicale tend vers la miniature et le détail. Sans modifier cet état d’esprit, avec les travaux que j’ai engagés ces derniers temps, je me suis aventuré un peu au-delà et j’ai eu plaisir à aborder des territoires plus larges et vastes. Avec une autre façon d’avancer, de développer les matériaux, plus « brucknerienne » pourrait-on dire…

“The last rose of summer” – Décembre 2019 à Ars Santa Monica

Es-tu inquiet pour l’avenir culturel des prochaines années? Comment peut-on résumer la situation en Catalogne s’agissant de l’activité culturelle?
C’est évident que l’avenir va être difficile, très difficile, pour tous mais j’espère aussi que toute cette histoire nous aura fait du bien à long terme. Par exemple, en nous rendant plus conscient de la fragilité inhérente (ce qui est, par contre, une grand richesse, je crois) de notre cher monde : la musique. En Catalogne, parmi les initiatives plus ou moins bonnes, nous avons vu naître quelques projets de diffusion de concerts en ligne d’une très haute qualité (à l’Auditori, au Palau de la Música, avec l’orchestre Camera Musicae…), une chose qui, je crois, peut s’avérer un outil très précieux à tous les niveaux, notamment pour la diffusion de notre travail et sa valorisation auprès d’un plus large public.

Propos recueillis par Michèle Tosi

Photo © Daniel Campbell

En lien

buy twitter accounts
betoffice