« L’envie de composer m’est venue de ma passion de l’observation des petites différences », confie Pascale Criton, au micro de Laurent Vilarem. Cette disposition remonte à l’enfance lorsque, seule devant le piano de son grand-père maternel, elle passait des après-midi entiers à laisser résonner entre eux des sons jusqu’à leur extinction, “comme s’il s’agissait d’êtres vivants,” ajoute-t-elle. Elle se souvient encore de ces petites cithares que lui ramenait de Roumanie un ami de ses parents, dont elle pouvait, avec une clé, tendre et détendre les cordes, et de cette sensation de plaisir qu’elle éprouvait à l’écoute des variations infimes de l’accord qu’elle obtenait.
En marge des voies académiques
Rien d’étonnant à ce que Pascale Criton (née en 1954 à Paris) aille chercher, durant sa formation, des professeurs sensibles à cette question du différentiel dans le son que l’on nomme microtonalité. Plutôt que la Sorbonne (Paris IV), elle choisit l’université de Vincennes ouvrant des perspectives plus larges sur le monde musical. Ainsi sa rencontre avec l’ethnomusicologue Claude Laloum qu’elle suit lors d’une expédition en Afrique de l’Ouest. Cette approche anthropologique de la musique est déterminante pour elle, ainsi que la notion de forme comme événement (forme du vivant) que lui transmet son professeur à travers les écrits du philosophe Gilbert Simondon.
L’étude des micro-intervalles et leur approfondissement théorique sont concomitants, stimulés par la fréquentation des musiques de tradition orale et la rencontre de plusieurs personnalités qui la confortent dans cette voie : le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) sera une figure majeure dans son parcours, dont la thèse centrée sur le concept de « différence » et « répétition » nourrit sa propre pensée.
En 1976, après la création de Partiels1 à Paris, elle rencontre Gérard Grisey dont les travaux sur la synthèse sonore avivent son intérêt pour les composantes du spectre. Il lui montre les quatuors de Giacinto Scelsi, autre explorateur de l’intérieur du son dont la musique la fascine. À Vincennes toujours, elle suit les cours du compositeur et chercheur Jean-Étienne Marie. Il est le fondateur du CIRM de Nice (Centre International de Recherche Musicale) et a hérité de deux pianos Metamorfoseadores (l’un en 1/3ᵉ de ton, l’autre en 1/16ᵉ de ton) du Mexicain Julián Carrillo (1875-1965), instruments sur lesquels la jeune Pascale va longtemps s’exercer. Jean-Étienne Marie la met sur la piste d’Ivan Wyschnegradsky (1893-1979), Russe exilé à Paris depuis 1920. Elle est bouleversée à l’écoute, sur les ondes de France Musique, de son Prélude et Étude en 1/3 de ton joué par la pianiste Martine Joste qui va l’introduire auprès du compositeur. Elle a 22 ans, joue de la clarinette mais n’a jamais composé. Elle trouve en ce penseur et philosophe du son au crépuscule de sa vie un interlocuteur attentif à son questionnement : « Nous partagions ainsi de longues après-midi à parcourir l’univers de la pansonorité2 », nous dit la compositrice qui, quelques quinze ans plus tard soutiendra sa thèse sur la question des « continuums » avant de se lancer dans un travail éditorial gigantesque pour réunir, présenter et annoter l’ensemble des écrits de Wyschnegradsky3.
Le continuum sonore
La notion lui vient directement du maître russe dont elle intègre plusieurs de ses principes sans pour autant adopter sa logique d’écriture : « Je suis avant tout concernée par la notion de perception », insiste-t-elle. Son désir est de faire entendre le passage d’un état à un autre dans les divisions infimes du son ; rendre audibles des états acoustiques qui ne pourraient pas être produits avec les intervalles conventionnels en demi-ton ; en un mot, libérer le son du cadre rigide de la note et explorer son énergie vibratoire dans les nuances les plus fines. « Les échelles denses comme le 1/12 de ton ou le 1/16 de ton ont une signature à la fois acoustique et psychoacoustique : elles opèrent un ralentissement, une dilatation temporelle qui place l’écoute à l’échelle des microvariations »4, précise-t-elle encore.
Ainsi ses premières compositions microtonales explorent-elles les capacités du piano en 1/16ᵉ de ton de Carrillo (Mémoires qui ouvre son catalogue en 1982), qu’elle associe parfois à la bande sonore (Déclinaison à l’ombre des choses familières) ou au piano classique (La forme incontournée).
Son travail dans l’infiniment petit s’étend rapidement à d’autres instruments à cordes : la guitare d’abord, avec cette œuvre emblématique (hommage à Gilles Deleuze), La ritournelle et le galop, pour guitare en 1/16ᵉ de ton qu’elle compose en 1996 ; citons encore le quatuor de guitares au 1/12ᵉ de ton, Objectiles, en 2002 et la série des Plis, pour guitare amplifiée, violoncelle amplifié et deux violoncelles puis pour ensemble et sons captés où l’électronique lui permet de déployer le son dans un espace pluriel.
Le travail se fait en lien avec des interprètes fidèles, acquis à la démarche exploratoire et rompues aux « techniques de jeu étendues » (frottés – glissés) opérées sur les instruments : le guitariste Didier Aschour, la violoniste Silvia Tarozzi, la violoncelliste Deborah Walker (membres de l’ensemble Dedalus) et plus récemment (2022) la soprano britannique Juliet Fraser, invitée au côté du BBC Scottish Symphony Orchestra dans une des premières œuvres vocales d’envergure de Pascale Criton, Alter, jouant sur l’idée d’altérité autant que d’altération et transformation de la matière sonore.
« On sort du domaine de la note au profit de la production d’états de variables en transformation », explique la compositrice, qui fait évoluer sa notation vers une écriture gestuelle qui se contente d’indiquer les mouvements du bras et de la main, tout en maintenant une écriture rythmique traditionnelle.
L’interprétation « performative »
L’écriture gestuelle et l’enjeu subjectif de l’interprétation sont devenus essentiels dans le processus compositionnel de Pascale Criton. Circle Process pour violon (2012) et Chaoscaccia pour violoncelle (2014) sont des pièces solistes de référence, conçues en étroite collaboration avec ses interprètes de prédilection, Silvia Tarozzi et Deborah Walker qui co-signent la partition.
Celle de Circle Process consiste en un diagramme de douze états ou qualités sonores (inscrits sur le périmètre d’un cercle) que l’interprète va traverser, en passant de l’un à l’autre (Pulsant, Battements, Tournant, etc.) avec le maximum de transitivité. L’exécution réclame une écoute active (de la part des interprètes comme celle des auditeurs) et une élaboration subjective qui engage, chez l’interprète, tout le corps. L’exploration du spectre dans son divisionnisme extrême est menée plus avant dans Chaoscaccia ainsi que le travail sur les trames et leur sonorité bruitée proche de l’univers électronique. Les phénomènes qui en résultent ménagent une part d’inattendu qui confine à l’inouï.
Plus récente (2018) et non moins étonnante, sa pièce Wander Steps pour deux accordéons microtonals est écrite avec le duo Xamp et joue sur les modulations à l’intérieur du ¼ de ton, favorisant l’émergence des états acoustiques recherchés, du battement ténu entre deux fréquences au foisonnement d’harmoniques. L’espace sonore se construit, d’un registre à l’autre, enrichi de sonorités résultantes et d’illusions acoustiques stimulant les « modes propres » à l’architecture de la salle de concert. Ainsi l’œuvre se révèle-t-elle in situ, selon la configuration et l’acoustique du lieu qui l’accueille.
Me revient le souvenir inaltérable de la création de Wander Steps dans la petite église de La Salle-les-Alpes par Fanny Vicens et Jean-Étienne Sotty (duo Xamp) où les sons émis par les deux accordéons semblaient se détacher de leur source pour vivre leur propre devenir dans l’acoustique généreuse du lieu. Dans le même esprit, Soar pour violon, violoncelle (accordés en 1/16ᵉ de ton) et ondes Martenot, qui figure au programme du festival riverrun, 2022, déploie une image sonore en évolution constante, entretenue par la réciprocité des instruments, eux-mêmes en déviation continue.
Compositrice, chercheuse et philosophe, Pascale Criton mène toujours plus loin sa recherche dans ce qu’elle nomme la « microvariabilité », un domaine qui embrasse tout ce qui façonne le son : les instruments, les techniques de jeu, les lieux, le matériau, etc. « Chaque situation est une étude, une expérimentation qui élabore ses moyens », dit-elle, en phase avec l’injonction de son maître à penser Gilles Deleuze : “expérimentez, n’interprétez jamais”!
Michèle Tosi