Au cours de sa vie, le compositeur néerlandais Louis Andriessen (1939-2021) n’a cessé de défier les frontières musicales et sociales. Sa musique radicale et profondément engagée a trouvé un écho auprès des passionnés du monde entier. Elmer Schönberger, compositeur et écrivain, était à la fois son critique musical favori et un grand ami. Ensemble, ils ont écrit un ouvrage majeur dédié à Stravinsky: The Apollonian Clockwork (La Mécanique apollinienne)(1). À la mort d’Andriessen en 2021, Schönberger s’est replongé dans ses souvenirs pour écrire un livre remarquable sur l’amitié qui les a liés dès les années 1970, intitulé Keten en stompen (difficile à traduire)(2)
À cette occasion, Mirjam Zegers, l’assistante personnelle de longue date d’Andriessen, s’est entretenue avec Elmer Schönberger.
Elmer, en mars 2023, tu as publié un livre sur le compositeur Louis Andriessen et votre étroite amitié qui a débuté il y a environ 45 ans. Le titre néerlandais, Keten en stompen, donne immédiatement une image touchante de lui et de votre relation. Pourrais-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Louis était avant tout un esprit ludique, conforme à l’homo ludens définit par Johan Huizinga. Un homme d’action, mais qui réfléchissait beaucoup et était constamment conscient du jeu qu’il jouait en tant qu’homme et compositeur. Car sans sérieux, il n’y a pas de jeu. Il venait d’une famille catholique nombreuse et joyeuse, très artistique, et plus particulièrement musicale, dont le patriarche était un compositeur très respecté, Hendrik Andriessen, qui aimait écrire des poèmes quand il ne travaillait pas sur une nouvelle messe ou n’improvisait pas à l’orgue.
“Keten”, l’un des mots préférés de Louis, est difficile à traduire. Il signifie quelque chose comme “se délecter”, être ensemble de manière agréable. C’est aussi une forme de jeu et bien plus qu’un simple “amusement”. “Keten”, signifie célébrer la vie – plaisanter, jouer aux cartes, manger, boire, sortir, flirter et toutes les formes d’interaction sociale bouillonnante qui en découlent. Dans mon amitié avec Louis, “keten” précédait souvent “stompen”, jouer Bach et Stravinsky ensemble sur les deux pianos à queue dans le grenier de sa maison sur le Keizersgracht d’Amsterdam.
“Stompen” est la version néerlandisée de “stomp”, comme dans le Boogie Woogie Stomp d’Albert Ammons, et avec ce mot, Louis se réfèrait affectueusement à sa prime jeunesse, lorsqu’il formait avec son cousin Wim Witteman un duo de boogie woogie endiablé.
Le boogie-woogie est également fondamental dans son travail, comme les premiers Miles Davis et Charlie Parker. Louis les a découverts pour la première fois dans les années 1950, grâce à son frère aîné Jurriaan qui avait passé quelques années aux États-Unis et en était revenu avec une remarquable collection de disques en vogue. Louis écoutait également une station de radio américaine connue en Europe à cette époque. Comment caractériser l’importance du boogie-woogie et du cool jazz dans l’œuvre de Louis ?
En tant que compositeur, en tant qu’artiste, on a deux options : soit on nourrit ses racines, soit on les coupe. Louis est un excellent exemple de la première option. D’où la polyvalence stylistique de sa musique, son caractère inclusif. Le jazz et Stravinsky, Bach et Poulenc, le père Hendrik et le frère Jurriaan, plus tard aussi Cage, Reich, Vivier, Stockhausen et ainsi de suite : c’est ce qui caractérise avant tout un compositeur ouvert. Mais cette ouverture n’empêche pas la critique. D’où l’expression chère à Louis selon laquelle sa musique “parle” toujours de quelque chose. Quand il emploie l’expression “à propos” du boogie-woogie, comme dans On Jimmy Yancey et De Stijl (Le Style), ou “à propos” du bebop de Charlie Parker dans Facing Death, “à propos” implique une certaine distance, un regard inquisiteur sur un genre existant, sur un style, un compositeur ou une forme musicale. Plus profondément, le jazz a influencé Andriessen de manière globale. L’attaque, les accords en bloc, le caractère “tutti” de la sonorité dominée par les cuivres de De Staat (La République, 1972) – et des nombreuses pièces dans lesquelles De Staat résonne : tout cela serait inconcevable sans les big bands américains de Stan Kenton et de Miles Davis. Louis en faisait usage sans jamais s’y référer littéralement. On pourrait considérer qu’il s’agit d’une incarnation supérieure de l’”à propos”.
Tu mentionnes De Staat (La République), dans lequel Andriessen examine la relation entre la musique et la politique. Dans sa note de programme de 1976, Andriessen décrit ce qui le préoccupe :
J’ai décidé de m’inspirer de Platon pour illustrer mon propos. Tout le monde peut voir l’absurdité de l’affirmation de Platon selon laquelle le mode Mixolydien (3) devrait être interdit en raison de son effet néfaste sur le développement du caractère. Il est tout aussi évident qu’il confondait le fait de vouloir bannir les dulcimers (4) et les artisans qui les fabriquent de son état idéal. Ce qu’il souhaitait interdire, c’était l’effet social de la musique jouée sur ces instruments, ce que l’on pourrait comparer à la “nature nuisible à la morale” des concerts des Rolling Stones.
La deuxième raison pour laquelle j’ai écrit De Staat est en contradiction directe avec la première. Je regrette peut-être que Platon se soit trompé : si seulement l’innovation musicale s’avérait représenter un danger pour l’État ! Lorsque Bertolt Brecht revient en Europe après la guerre, il choisit de s’installer en Allemagne de l’Est. La première pièce qu’il y écrit est censurée par le parti. Mais Brecht a déclaré aux journalistes occidentaux présents : “Dans quel pays occidental le prendrait-il le temps et la peine de passer trente heures à discuter de mes oeuvres avec moi ?”
Dans ton livre Keten en stompen, tu écris : “En extrapolant un peu, on pourrait considérer De Staat comme le moment où le Vrai Louis Andriessen a émergé”. Qu’est-ce qui te fait penser cela?
Quand on prononce le nom de “Louis Andriessen”, c’est un mélange de traits de caractère et d’associations musicales qui surgit, tout comme avec “Pierre Boulez”, “Steve Reich” ou, pourquoi pas, “Michel Legrand”. Ce que nous appelons “le style Reich”, cela vaut aussi pour Beethoven ou Stravinsky, n’existe que dans notre esprit. C’est un faisceau de variables dont, paradoxalement, l’ensemble forme une constante. En d’autres termes, il s’agit d’un ensemble de propriétés qui se compose de nombreux sous-ensembles se recoupant partiellement ; quasiment chaque œuvre a son propre sous-ensemble. Lorsque je qualifie De Staat d’émergence du vrai Louis Andriessen, je veux dire qu’il se produit dans cette pièce une sorte de réaction chimique, telle une transformation fondamentale dans le développement d’Andriessen – une sorte de mue. Les éléments mélodiques, harmoniques, rythmiques et dynamiques de la partition – minimaux à l’américaine et terreux à la hollandaise – peuvent tous être rattachés à des œuvres antérieures d’Andriessen, mais aussi d’autres compositeurs, pourtant un élément indéfinissable transcende tout, comme jamais auparavant. Prenons simplement le déploiement du premier “tutti”, trois minutes après le début: C’est de la pure magie, pas une seconde trop tôt, pas une seconde trop tard. Et le timing n’est qu’une des nombreuses caractéristiques qui rendent De Staat unique.
En définitive, peu importe que l’on parle de Platon, de Brecht ou pas, même pour ceux qui ne connaissent ni le contexte ni les sources d’inspiration de De Staat, cela reste une musique troublante, une forme de polémique compositionnelle que l’on comprend même sans en connaître les enjeux.
Toute sa vie, Louis a cherché de nouvelles façons de briser les frontières musicales, de dissoudre les divisions entre les cultures populaire et élitiste, de renverser les hiérarchies existantes. La voix faisait l’objet d’une attention particulière de sa part. Pourrais-tu évoquer cet aspect pour la période de De Staat ?
Briser les frontières, c’est aussi s’interroger sur ses propres limites, dans le cas de Louis par exemple, celle qui sépare deux modes d’écriture vocale bien distincts. Prenons De Staat, d’une part, et La Passion selon Matthieu, l'”opéra” qu’il a composé pour le groupe théâtral Baal, d’autre part. Je mentionne délibérément deux pièces composées l’une immédiatement après l’autre. La Passion selon Matthieu a été conçue pour des acteurs. En d’autres termes, les voix que nous entendons appartiennent à des personnages, des êtres humains, qui chantent avec leurs limites d’amateurs. De Staat est à la base du sous-genre de l’œuvre de Louis dans lequel la voix est avant tout un porte-voix, qui exprime une idée et se subordonne musicalement à l’ensemble. En d’autres termes, dans des pièces comme De Staat, De Tijd (Le Temps ) mais aussi Tao et, dans une certaine mesure, De Materie (La Matière), le texte et la voix sont entièrement intégrés dans la structure instrumentale souvent complexe. De Staat n’est pas une pièce pour quatre solistes vocaux et un grand ensemble, mais pour un grand ensemble comprenant quatre voix. Dans ses œuvres ultérieures, Louis a de plus en plus rapproché ces deux pratiques vocales, tout comme il a davantage associé le caractère conceptuel de sa musique à la liberté de ses pièces fonctionnelles. Cela a enrichi sa musique. Qu’il s’agisse de prose démonstrative ou de poésie testimoniale, les mots étaient importants pour lui. De la même manière que son ami d’enfance, Peter Vos, génial illustrateur à la fibre littéraire, prétendait parfois “écrire des dessins”, Louis aurait pu “raconter de la musique”.
Les éléments qui t’ont le plus inspiré dans sa musique résident dans l’association du “modernisme stylisé et du fonctionnalisme accessible” comme tu l’as écrit dans ton livre. Andriessen a souvent été qualifié d'”éclectique”, pourtant il détestait ce terme. En quoi cette alliance d’élements ” hauts” et ” bas” te fascine-t-elle exactement ? Pourrais-tu, en outre, préciser le sens du mot “éclectique” dans l’univers d’Andriessen ?
Pour la génération de Louis – et la mienne – l’éclectisme était un gros mot, synonyme de consommation complaisante et sans caractère. Personne, à l’exception d’un tireur d’élite adornien, ne qualifie Stravinsky d’éclectique (au sens premier, c’est à dire “sélectif”), mais il l’était. Il sélectionnait des techniques de manière critique et créative et les utilisait ensuite à sa guise. C’est le Stravinsky que Louis a pris pour exemple, et c’est ce qui l’a sauvé du piège moderniste consistant à essayer de façonner n’importe quelle idée dans un seul et même langage musical fortement scénarisé. Ce faisant, il pouvait compter sur l’immuabilité de son écriture. Personnellement, ce qui me fascine, ce n’est pas tant le rapprochement du “haut” et du “bas” que les mondes musicaux disparates qui simplement jouent aujourd’hui un rôle dans notre expérience d’écoute. Dans la musique d’un compositeur, j’aime entendre, ou du moins avoir l’impression d’entendre, l’intégralité de sa personne. Pour ne citer que quelques exemples, Louis aimait aussi bien Bach et Vivier que Ravel et Cage, son père Hendrik et le gagaku, Stockhausen et Les Double Six, son frère Jurriaan et Morricone.
Propos recueillis par Mirjam Zegers*
Avec le soutien du Performing Arts Fund (NL)
Merci à Monica Andriessen-Germino
*Mirjam Zegers a publié textes et entretiens dans The Art of Stealing Time (Todmorden, Art Publications, 2002). Avec les héritiers d’Andriessen et d’autres amis, elle s’occupe de son héritage, en tant que conservatrice de la plateforme Louis Andriessen (en cours de construction).
(1) La version originale néerlandaise de Het apollinisch uurwerk (La Mécanique apollinienne, ndlr) a été publiée en 1983 par De Bezige Bij à Amsterdam. La traduction anglaise a été publiée en 1990 par Oxford University Press et est toujours disponible dans une réimpression de 2006 par Amsterdam University Press.
(2) Elmer Schönberger, Keten en stompen, Amsterdam, Uitgeverij Prometheus, 2023.
(3) Le mode mixolydien est un ancien mode grec.
(4) Instrument à cordes.
Photo © Ilja Keizer