Songs for a Passerby, opéra virtuel de Celine Daemen

Interviews 28.09.2023

Dans le domaine de l’art et de la réalité virtuelle, Celine Daemen (née en 1995) s’est fait un nom en tant que réalisatrice et créatrice visionnaire. Son mélange unique de technologie, de musique et de narration repousse les limites des formes d’art traditionnelles. Des opéras en réalité virtuelle aux installations vidéo immersives, le travail de Daemen transcende le domaine physique, invitant les spectateurs à explorer de nouvelles dimensions d’émotion et d’expérience. 

Celine Daemen, quelle formation avez-vous eu et comment devient-on virtuose de la réalité virtuelle comme vous l’êtes? 
Haha merci. J’ai suivi le cours de mise en scène à l’Académie des arts du spectacle de Maastricht qui a façonné ma façon d’utiliser ce médium. Je pense que si vous voyez mes pièces VR (réalité virtuelle, ndlr), vous pouvez sentir, dans ma façon de penser, la présence du spectateur dans l’ici et le maintenant ; vous vous apercevez qu’elles s’appuient en quelque sorte sur l’histoire du théâtre et sur la façon dont la musique se rapporte au public. Mon dernier travail est quelque chose de très immersif : cela permet au public de se sentir lui-même. Je ne m’intéresse pas aux œuvres très narratives, mais plutôt aux dramaturgies atmosphériques et musicales. Les médias immersifs nourrissent mon imaginaire.

Songs for a Passerby a été distingué à la Biennale de Venise où vous venez de recevoir le Grand Prix du Venice Immersive 2023 : en quoi consiste précisément le travail d’une metteuse en scène dans un tel projet et quels sont vos collaborateurs dans cette entreprise?
J’ai travaillé avec une équipe composée de mon directeur artistique Aron Fels, du compositeur (environnement sonore et musique) Asa Horvitz et du librettiste Olivier Herter. Ils ont tous été très impliqués dans le processus de création. Nous partageons nos idées très en amont, en nous impliquant mutuellement dans nos processus créatifs, dans les brainstormings et les séances de travail. Je pense que dans le travail transdisciplinaire, c’est très important. De cette façon, les disciplines convergent en un tout magnifique dans lequel, lorsque vous expérimentez tous ces éléments, vous ne pouvez plus rien séparer. Mon rôle de directrice ici est de faire en sorte que tout se mette en place et de m’assurer que tous les membres de mon équipe principale avancent dans la bonne direction. J’essaie de les inspirer et de les inviter à partager leurs idées et de les faire travailler ensemble en toute intimité. Inspiré par leurs idées, j’essaie de proposer un concept qui rassemble le tout dans des atmosphères immersives et envoûtantes et qui corresponde à ce que moi et eux-mêmes voulons exprimer dans la pièce.

Teaser Nowhere from Studio Nergens /by Celine Daemen on Vimeo.

Il n’y a pas véritablement d’histoire, dites-vous, dans Songs for a Passerby : comment pourriez-vous résumer le livret d’Olivier Herter sur lequel vous avez travaillé?
Le texte/livret n’est pas l’élément principal. Ce sont les sons et les images qui guident le public à travers ce spectacle. Pour vous donner une idée : le public parcourt des scènes de rêve, une ville qu’il découvre à pied, guidé par un chien qui ouvre la voie, et en chemin il rencontre plusieurs rues avec des passants, il croise un cheval mourant, des gens assis dans un métro dont les pensées ressemblent à des mantras que l’on peut écouter ; chaque spectateur voit sa propre image miroir, son propre corps, enregistré en direct, parcourant ces scènes. Il peut jouir d’une vue très large, une vue d’ensemble et peut revenir sur certaines des scènes qu’il a vécu auparavant à distance. Dans ces scènes, on se voit aussi de très loin : le spectateur se regarde en regardant, provoquant un sentiment de solitude ou de mélancolie.  
Les textes qu’Olivier a écrit, que le public découvre en chemin, sont des mantras obsédants tels les schémas de pensée des personnages que l’on croise. Ce sont des marmonnements existentiels et intimes.

Dans Songs for a Passerby, l’utilisateur-spectateur devient le protagoniste et peut explorer la ville à son propre rythme, en interagissant avec l’environnement et les personnages. De quelle manière y parvenez-vous?
En réalité, il n’y a pas beaucoup d’interactions. Du moins, pas quelque chose qui saute aux yeux. Ressort de toute la pièce l’idée qu’on ne peut pas interagir. Vous parcourez les scènes et avez l’impression que vous ne pouvez rien changer aux situations. Passer à côté de ce cheval mourant et ne pas pouvoir l’aider est un sentiment très obsédant, mettant le statut de spectateur au cœur du questionnement artistique. C’est une approche voyeuriste du médium. Techniquement, dans les coulisses, il y a bien sûr beaucoup de petites interactions techniques, des chiens qui apparaissent exactement au bon moment par exemple, ou encore la déambulation dans les espaces et la découverte de nouvelles scènes dans le même espace. Tout cela dépend principalement de l’angle de vue du public et de sa position dans l’espace physique. Le public tourne en rond et nous pouvons ainsi changer l’environnement à tout moment, lui donnant l’impression de faire un grand voyage, passant de scène en scène, rafraîchissant les environnements qui se trouvent devant lui. Comme je l’ai souligné, ils rencontrent leur propre image miroir dans les scènes : pour cela, nous utilisons des caméras 3D en direct.

Quelle part est réservée à la musique de Asa Horvitz? Le texte est-il intégralement chanté comme dans un opéra traditionnel?
Le texte n’est pas chanté intégralement. C’est une approche beaucoup plus contemporaine. Comme si c’était un paysage musical et sonore que l’on pouvait explorer. Il n’y a pas vraiment d’écart entre le son et la musique. Tous les sons sont utilisés comme éléments musicaux. Par exemple, le souffle du cheval mourant ou les pensées murmurées des gens dans le métro ne sont pas du chant mais ces phénomènes sonores sont abordés musicalement ou rythmiquement. A côté de cela, il y a des mélodies envoûtantes dans certaines parties du morceau. Tout est composé par Asa, du souffle du cheval aux mélodies. Certaines mélodies sont des échos de chansons existantes.

Vous parlez, dans votre note d’intention, d’une expérience touchant à un sentiment reconnaissable de mélancolie et vous choisissez en exergue une élégie de Rilke : « C’est ce que signifie le destin : être opposé, et être cela et rien d’autre, opposé, pour toujours. »
C’est un thème récurrent dans tous vos travaux… Est-ce le reflet d’une vision sombre voire pessimiste du monde?
Pas du tout. Le mot mélancolie en néerlandais a une connotation différente de celle du mot anglais. Il y a une certaine beauté dans ce ressenti. La pièce évoque le sentiment de solitude ou de tristesse d’une vie qui passe, mais aussi un fort désir de ne faire qu’un avec le monde. Je pense que l’œuvre est un voyage spirituel renvoyant à ce sentiment de mélancolie, d’être hors du monde, de se regarder en voyant la vie passer ; mais nous concluons la pièce par une confrontation avec votre image dans un miroir à proximité et deux chiens qui jouent à vos pieds. Pour moi, c’est une image de joie que d’être ici et maintenant.

Propos recueillis par Michèle Tosi

Retrouver Songs for a Passerby au Muziekgebouw à Amsterdam jusqu’au 30 septembre (production Silbersee, coproduction Studio Nergens, Via Zuid, Muziekgebouw Productiehuis)

Avec le soutien du Performing Arts Fund (NL)

Photos © Celine Daemen
Photos © Aron Fels

En lien

buy twitter accounts
betoffice