Lucie Nezri «J’ai entendu aux Pays-Bas des concerts d’une diversité folle! »

La Fabrique 30.10.2023

La compositrice française de 30 ans, installée à La Haye, était à l’affiche de la dernière édition du festival riverrun, à Albi, où l’ensemble hollandais Modelo 62 interprétait for experiencers. L’occasion de revenir sur le parcours d’une artiste expatriée en terre néerlandaise.

Lucie Nezri aurait pu devenir danseuse, mais elle a choisi la musique. « Pendant mes années de danse classique et contemporaine au conservatoire, j’ai toujours eu une relation très forte – trop forte peut-être – à la musique. Je n’ai jamais réussi à rentrer dans les cadres qui m’étaient proposés par la danse, j’étais toujours dans une forme de résistance, j’avais envie de développer une créativité qui était la mienne. » confie la compositrice. La danse contemporaine lui permet de découvrir des musiques qui frappent ses oreilles. « J’ai le très grand souvenir d’avoir vu et entendu le danseur et chorégraphe japonais Hiroaki Umeda, qui écrit ses propres musiques et notamment un spectacle à la bande son électro basée sur des enregistrements dans des usines. J’avais 13 ans et ce son m’a marqué à vie. »

Pourtant, à dix-sept ans, elle se lance dans des études… de droit. Plongée dans les livres, elle écoute Mendelssohn et Bach. En parallèle, Lucie commence le dijing en club, initiée par des amis DJ. Puis ce sont les attentats parisiens du 13 novembre 2015.  « Une grosse prise de conscience pour plein de jeunes de ma génération, se souvient Lucie. Le droit ne faisait plus sens et mon désir de musique était de plus en plus vif. » Elle prend une année « off » et s’inscrit, « un peu par hasard », dans la classe d’électroacoustique de Gino Favotti au conservatoire du 20e arrondissement de Paris. « Il m’a ouvert un champ d’écoute énorme ! Je me suis lancée dans une première composition avec quasiment rien : une pièce pour huit haut-parleurs, juste des sons que j’avais enregistré, un peu de processing. »

Cette même année, elle suit également la classe de Musique assistée par ordinateur du compositeur argentin Octavio Lopez. « Il me parle de l’Institut de sonologie de La Haye, aux Pays-Bas, spécialisé en musique électronique. » L’idée suit son chemin et… tout s’enchaîne. « En juin, j’appelle Kees Tazelaar, le directeur de l’Institut qui me propose de venir passer un entretien et de voir si j’y ai ma place. En deux mois, je faisais mes valises et je m’installais aux Pays-Bas, où je n’étais jamais allée. »

La Hollande est depuis le Moyen-âge une terre d’accueil pour les musiciens et, aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui s’y installent et y établissent leur carrière. Lucie Nezri est tout de suite marquée par l’ouverture d’esprit des programmateurs… et du public. « J’y ai entendu des concerts d’une diversité folle, dont je n’avais jamais fait l’expérience en France. J’ai découvert des styles de musique que je n’avais jamais entendu ailleurs. Le tout premier concert, que j’ai vu quasiment en sortant du train, était celui du compositeur et guitariste letton Edgars Rubenis, une magnifique pièce pour ensemble. Nous sommes d’ailleurs devenus amis très proches. » Quelques semaines après avoir débuté son cursus à La Haye, Lucie découvre le Studio Loos, une salle de musique expérimentale aux allures de laboratoire où elle est aujourd’hui programmée. « A l’époque, j’y ai vu des concerts incroyables, intimistes, comme celui du compositeur Michael Winter. Hallucinant, il m’a marqué pour la vie. » Lors de ce concert, elle rencontre Ezequiel Menalled et Elliot Simpson, guitaristes et fondateurs de l’ensemble néerlandais Modelo 62.
Amoureuse de musique ancienne, Lucie baigne également dans l’héritage baroque des Pays-Bas. Elle s’intéresse notamment aux propriétés acoustiques et sonores du clavecin, qu’elle enregistre à plusieurs reprises.

A l’institut de sonologie, les classes sont internationales : « des Allemands, des Italiens, des Grecs, des Israéliens, des Américains, des gens des États baltes, de République tchèque, de Corée, du Japon, des pays sud-américains et quelques Français, de plus en plus. Les Hollandais sont en minorité. » Mais quand elle entame son cursus, les femmes sont rares : cinq sur environ 70 élèves. « Nous avons eu énormément de discussions sur la diversité au fil de mes années à l’institut, se souvient Lucie. Aujourd’hui, la proportion est plus équilibrée, il y a un grand progrès et on retrouve cet équilibre, petit à petit, dans la programmation. »

Aujourd’hui, Lucie a fini son cursus à l’institut où elle est désormais associée de recherche. La compositrice commence à être programmée. Pour le festival riverrun, d’Albi, elle remanie sa pièce intitulée for experiencers, commande du GMEA, afin de l’adapter pour ensemble. « Cette nouvelle mouture est une adaptation d’idées que j’avais eu pour des instruments solos, avec une notation non-mesurée et les questions d’interprétation que cela pose. Ce qui m’intéressait était de voir quel genre de dynamique la notation non-mesurée pouvait créer au sein d’un ensemble, pour trouver des formes de phrasé collectivement tout en trouvant une manière d’agencer les niveaux de jeu individuels et collectifs. » Pour interpréter la pièce, l’ensemble hollandais Modelo 62, également basé à La Haye depuis 2003. « Modelo 62 est l’un des grands ensembles de musique contemporaine et expérimentale. Une grande partie de la pièce tourne autour de la partie pour deux guitares, interprétée par Ezequiel et Elliot. Le respect et l’amitié qui unie ces musiciens transparaît dans leur interprétation : ils se laissent de l’espace pour « sonner », du temps pour se comprendre et s’attendre. Ils ont aussi un grand sens de l’humour, du ‘jeu’ et… de la détente, ce qui est non seulement plaisant mais aussi une preuve d’humilité à mon sens ! J’ai beaucoup appris grâce à eux. »

Lucie, qui travaille beaucoup avec la programmation informatique, les probabilités mathématiques et la notion d’intonation juste, à entamer un nouveau cycle de recherche sur les musiques traditionnelles maghrébines, berbères et andalouses. « J’essaie par ce travail musical de comprendre mes origines familiales : mon père est né en Algérie. Nous verrons ce que le mélange de tout cela donnera ! »

Rester aux Pays-Bas ? « Grande question, confie Lucie, qui s’y sent chez elle. Je me sens dans un moment un peu flottant car ce n’est pas simple pour les musiciens de mon âge – fin de vingtaine, début de trentaine -, de savoir comment faire sa place dans cette scène des musiques expérimentales. Beaucoup d’entre nous naviguent entre les Pays-Bas et d’autres pays, le temps que tout se mette en place, que les commandes arrivent, tout simplement. »


Suzanne Gervais

Photos © GMEA ALbi

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