Les Pays-Bas, terre d’accueil de Calliope Tsoupaki et Genevieve Murphy

Interviews 24.10.2023

Attirés par le climat musical progressiste, d’innombrables aspirants compositeurs et compositrices se sont orientés vers l’un des conservatoires néerlandais. C’est le cas, notamment, de la Grecque Calliope Tsoupaki (née au Pirée en 1963) et de l’Écossaise Geneviève Murphy (née à Dundee en 1988). Pourquoi sont-elles venues aux Pays-Bas et quel impact cela a-t-il eu sur leur art ? Un entretien croisé avec la musicologue néerlandaise Thea Derks.

Quand et pourquoi avez-vous décidé de vous installer aux Pays-Bas ?
Calliope Tsoupaki : J’ai décidé de quitter la Grèce dans les années 1980, l'”âge d’or” de la musique contemporaine, avec de grands compositeurs comme Louis Andriessen. Je voulais explorer ce monde, élargir mon horizon musical, apprendre, créer, comprendre mes talents et découvrir le genre de compositrice que je voulais être.
J’avais entendu dire par d’autres artistes à Athènes que la scène musicale contemporaine aux Pays-Bas était florissante et qu’Andriessen était venu jouer au Pirée avec l’ensemble De Volharding et Frederick Rzewski. Malheureusement, je n’avais pas pu assister à ce concert, mais je me suis rendue à Darmstadt en 1984 et en 1986, et j’y ai rencontré la délégation néerlandaise. Je désirais plus que tout rejoindre cette étonnante pratique de la musique contemporaine et j’ai décidé d’aller étudier avec Andriessen à La Haye. Le 2 septembre 1988, par une après-midi ensoleillée, après un an de préparatifs, je suis donc partie.
Genevieve Murphy : Comme le Conservatoire royal de Birmingham entretient des liens privilégiés avec le Conservatoire royal de la Haye, quand j’ai obtenu ma licence, et sur le conseil de mon professeur Joe Cutler, je suis partie là-bas en 2011 pour y suivre un master de composition. À l’époque, je partageais mon temps entre Birmingham et Londres.
J’avais travaillé avec Martin Creed, lauréat du Turner Prize, sur son ballet Work No. 1020, et j’ai eu envie de chorégraphier une œuvre de danse qui s’associe à mes compositions. Je voulais créer une œuvre dans laquelle les danseurs s’approprient leur environnement, en produisant du son, en déclenchant de la lumière, etc. Le Conservatoire de La Haye s’est montré ouvert à cette idée et j’ai ressenti un véritable enthousiasme à l’idée d’explorer de nouveaux territoires.

Avez-vous rencontré des difficultés? Et si oui, lesquelles ?
CT
: Mes difficultés ont surtout découlé de mes choix artistiques, qui étaient forts et assez différents de ce que l’on attendait d’une jeune compositrice dans les années 1980/90. À l’époque, il n’était question que de musique “abstraite” complexe. Or, je travaillais sur des éléments et des structures très mélodiques, que beaucoup trouvaient insupportables.
Il n’était, en outre, pas facile d’être une jeune compositrice. Je captais aisément l’attention, mais on me prenait rarement au sérieux. Pour autant, j’étais farouchement déterminée à ne rien laisser passer et j’ai réussi à écrire la musique que je voulais et à ce qu’elle soit jouée. Heureusement, mes œuvres ont rencontré l’engouement du public et de nombreux musiciens et musiciennes. Dès ma première année d’études, j’ai reçu plusieurs commandes pour de nouveaux pièces. Cela m’a fait l’effet d’une victoire et m’a beaucoup aidé.
GM : J’avais conscience d’aborder une discipline (la danse) qui m’était étrangère. Il fallait être courageuse, voire un peu folle pour se lancer dans une forme d’art si différente et j’ai dû faire des recherches intensives pour trouver une approche et un langage qui me soient propres. Parallèlement, je continuais à composer pour des ensembles choisis par le conservatoire. Je travaillais donc d’arrache pied pour approfondir ces deux langages. Je suis heureuse d’avoir persévéré. J’ai abordé ce travail en tant que compositrice, développant mes propres systèmes de notation et de création. En contrôlant ainsi mes décisions, j’ai beaucoup appris sur ce qu’il m’était impossible de maîtriser. Des leçons qui m’ont servi pour la suite de ma carrière.

Avez-vous trouvé facilement votre voie dans la scène musicale moderne ?
CT
: Comme déjà évoqué, mes choix artistiques étaient si marqués et différents que j’ai essuyé des critiques négatives et vécu quelques expériences désagréables… Mais c’est le lot de chaque compositeur ou compositrice.
GM : Après avoir obtenu mon diplôme à La Haye, j’étais épuisée. J’avais travaillé si dur et je traversais des difficultés personnelles. J’ai déménagé à Amsterdam où j’ai continué à composer, sans pour autant décrocher des commandes immédiates. J’ai cependant composé pour le chorégraphe David Middendorp et écrit quelques pièces de fin d’études pour des étudiants en théâtre. Quel que soit le domaine de spécialisation, l’obtention d’un diplôme d’art est très éprouvante : on se sent perdu, mais on doit s’accrocher. Mon état émotionnel se dégradait et je suis retournée temporairement en Écosse pour y suivre une thérapie.

Quels instituts/ensembles/personnes ont compté dans votre installation aux Pays-Bas ?
CT :
En premier lieu, le Conservatoire royal de La Haye, qui m’a accueilli en tant qu’étudiante en composition. Cela m’a ouvert les portes à de nouvelles opportunités et m’a permis de m’intégrer à la scène musicale néerlandaise. Ensuite, il y a eu l’Ysbreker, une formidable salle de concert extraordinaire dédiée aux musiques actuelles qui accueillait les pionniers les plus radicaux. C’était aussi un café où je pouvais les côtoyer et découvrir leur travail.
GM : De retour en Écosse, Martijn Padding, mon ancien professeur de La Haye, m’a demandé de travailler avec lui sur du montage sonore. Il savait ce que je traversais, mais m’a fait confiance, ce qui m’a permis de tenir le coup. Je suis revenu aux Pays-Bas pour la première de Homage to (and with) Anner, et j’ai rencontré Joël Bons, le directeur artistique du Nieuw Ensemble, à qui j’ai montré mes créations.
La plupart de ces compositions manquaient de profondeur. Elles étaient à la fois trop extravagantes et superficielles. Cependant, je lui ai fait écouter Old Friends, une pièce que j’avais écrite à mes heures perdues, sans trop réfléchir, juste pour le plaisir. C’était une courte minute de musique, aux influences pop. Il m’a dit : “Ce genre de chose ferait le plus grand bien à la musique contemporaine” et m’a invité à composer pour An Evening Of Today, un concert avec le Nieuw Ensemble au Muziekgebouw à Amsterdam. Ravie de pouvoir faire quelque chose qui me plaise, j’ai ensuite composé pour eux F.I.N.E, qui a lancé ma carrière et m’a permis de retourner aux Pays-Bas.

Fine. from Genevieve Murphy on Vimeo.

Pourriez-vous décrire en quelques mots votre approche de la musique ?
CT

Personnelle
Directe
Agile
Réfléchie
À strates multiples 
À différents niveaux de narration
Chaleureuse
À la recherche de nouveaux modes d’expression
En partage des émotions
Sérieuse, précise et libre
Claire 
Vibrante
Très mélodique
Structurée mais aussi déployée
GM : Je pense d’abord au concept, puis à l’atmosphère, au timbre, aux textures et à l’énergie générale. Je prends aussi le contexte en compte et me demande : “Comment le public est-il assis ? Est-il assis? Sommes-nous dans une salle de concert ou à l’extérieur ?”. Ensuite, je commence à écrire les notes.

Votre approche de la musique a-t-elle changé depuis que vous vivez aux Pays-Bas ? Dans l’affirmative, comment celà se manifeste-t-il ?
CT
: Ma musique évolue constamment. J’ai développé de nombreuses facettes de ma personnalité artistique et compositionnelle. J’ai composé de la musique de chambre pour instruments baroques et instruments du Moyen-Orient, créé des œuvres hybrides telles que mon requiem Liknon, la pièce épique Odysseus, la pièce pour musique et parfum Narcisse, La Passion de Saint Luc hybride, etc. Aujourd’hui, j’écris des œuvres pour orchestre en apportant mon son très personnel au répertoire orchestral.

GM : C’est sûr, j’y puise toutes sortes d’influences, et pas seulement musicales. Il y a un véritable foisonnement culturel aux Pays-Bas, ce qui me permet de découvrir toutes sortes d’œuvres d’art. Mon travail est aussi bien présenté dans des salles de concert, que des galeries d’art et des théâtres. Je pratique l’improvisation libre et la performance et j’ai un groupe avec Andy Moor et d’autres, ce que je développe de plus en plus –  jouant avec des musiciens qui vont du classique au punk.
J’intègre également la cornemuse des Highlands dans mes compositions, ce qui m’est venu en jouant dans un collectif d’artistes d’Amsterdam. Ils ont découvert que j’avais appris à jouer de cet instrument quand j’étais plus jeune et m’ont demandé de le ramener d’Écosse. Je ne l’ai jamais regretté!

Dans quelle mesure votre vie personnelle joue-t-elle un rôle dans vos compositions ?
CT : Elle joue un rôle majeur, notamment ma maternité. Vous n’êtes plus seule, mais vous vous rendez compte que vous dépendez des autres. En acceptant cette dépendance, on comprend que tout est relatif et que les valeurs d’amour et d’attention aux autres sont aussi importantes que la créativité. Je pensais que la vie était plus importante qu’un morceau de musique, mais je constate chaque jour que mon art prend une place centrale. Un paradoxe qui donne sa valeur à la vie.
GM : Tout mon travail est personnel. Mon approche artistique est variée, mais mes concepts reposent sur la psychologie et le handicap. Je partage mon travail d’un point de vue personnel, à partir d’une expérience dont j’ai entendu parler, ou dont j’ai été témoin. Je n’insiste jamais sur le fait que je suis écossaise, mais dans mes œuvres, les liens avec l’Ecosse finissent toujours par transparaître.

Vous travaillez avec des artistes d’autres disciplines, notamment le multimédia. Comment cela influence-t-il le rendu d’une œuvre ?
CT
: J’aime bien cette question ! Je ne suis pas une “compositrice classique typique”. Je ne suis pas constamment à mon bureau ni au piano à analyser la musique des autres, lire, écouter ou étudier. Je préfère sentir des parfums, visiter une exposition, voir des films, essayer de comprendre l’expérience du clubbing et la manière dont la musique nous manipule… C’est un genre de vie multidisciplinaire.
Les films ont davantage influencé l’aspect formel de ma musique que les concepts et techniques traditionnels. Par ailleurs, l’interaction entre la musique et la danse dans un club est étonnante, car elle vous fait percevoir les choses de manière différente. Vous pouvez découvrir de nouvelles formes de communication et vous familiariser avec la façon dont les jeunes abordent le monde.
Ma composition multisensorielle Narcissus : A Play for Music and Scent était une véritable expérience. Sur scène, nous avons diffusé des parfums spécialement conçus pour la musique, non pas une fois la partition terminée, mais dans un processus créatif parallèle. Je respirais un parfum et concevait la musique correspondante, tandis que Tanja Deurloo, experte en senteurs, écoutait des fragments musicaux et créait la “note parfumée” suivante. Il en résulte une pièce rituelle d’une heure, comme un voyage de Narcisse aux enfers. Une fleur folle, fictive et épanouie persiste dans l’air comme un écho de l’odeur et de la musique qui ne font plus qu’un !

GM : J’ai travaillé avec le créateur de mode Tom van den Borght. Il a réalisé deux tenues incroyables pour At The Spot Where I Find Myself, un solo pour le théâtre. Sans sa contribution, je n’aurais jamais créé une telle pièce. Mon travail est entré dans une nouvelle dimension. À la fois par la présence visuelle et physique des tenues et par leur inconfort : elles étaient incroyablement lourdes – 45 kg en tout!

Compte tenu de la question actuelle de l’égalité des sexes, avez-vous déjà ressenti des discriminations en tant que compositrice ?
CT
: Si je disais qu’il n’y a jamais eu de discrimination, je mentirais. Mais dans mon cas, je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. À Athènes, dans les années 1980, certains affirmaient que les femmes ne pouvaient pas composer ni conduire des voitures, mais je n’avais ni le temps ni l’énergie pour m’en préoccuper.  
J’ai pris des décisions pour lesquelles j’avais besoin de toute ma force – j’ai quitté mon pays d’origine, me suis adaptée aux Pays-Bas, j’ai étudié et me suis concentrée sur la manière d’écrire ma musique. Avec le recul, je constate que cela n’a pas été facile du tout. Mes professeurs n’ont jamais vu en moi une compositrice : j’étais une fille et ne correspondais pas à l’image attendue. Certains amis m’ont même mise en garde contre le fait qu’étudier la composition me coûterait mes relations personnelles!
GM : Par le passé, j’ai constaté que l’on me respectait moins que des compositeurs. Bien que mon travail soit très sérieux, je l’aborde avec espièglerie et humour. On m’a surnommée “balloon girl” (la fille aux ballons) parce que j’utilisais des ballons, alors que le concept portait sur l’insécurité et l’éclatement des formes.
Lorsque je joue ma musique, on me dit souvent que je ressemble à Laurie Anderson ou à Björk. Beaucoup de compositrices subissent les mêmes commentaires. Ce n’est que la preuve d’une connaissance limitée des artistes femmes dans la musique expérimentale. Je trouve cela sexiste et ignorant. Comme si les artistes hommes étaient uniquement comparés à Michael Jackson et Elvis… ou aux Beatles !

Propos recueillis par Thea Derks à Amsterdam, Octobre 2023 

Avec le soutien du Performing Arts Fund (NL)

Photos © Michiel van Nieuwkerk
Photos © Isabelle Renate la Poutré
Photos © Bas de Brouwer

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