Le musicologue et musicien français Ludovic Florin nous offre une somme littéraire aux éditions du Layeur que tout bon jarrettien se doit désormais d’avoir. Après Chick Corea et avant Herbie Hancock, Florin passe au peigne fin le patrimoine musical de Keith Jarrett. Il manquait à cet artiste un ouvrage en français digne de l’impact musical que Jarrett a eu dans notre monde, en sus d’une maigre biographie succincte chez Actes Sud et rien d’autre : voici enfin le livre qu’on attendait ! Cet ouvrage immense (ne serait-ce que par sa taille) se plonge de manière exhaustive et en détail dans la discographie complète du pianiste.
Il y a moins d’un an, une interview du musicien et youtubeur Rick Beato nous donnait des nouvelles en images de Keith Jarrett. Après ses deux AVC survenus en 2018, les mélomanes s’inquiétaient de son état de santé. Ce long entretien donnait une triste réponse à nos interrogations. Keith Jarrett ne jouerait plus jamais sur scène. Sa vie de pianiste est désormais derrière lui. On le voit péniblement tenter de jouer de sa seule main valide (la droite) et écouter ses anciens enregistrements avec un certain détachement teinté de nostalgie.
Sortiront peut-être des anciens concerts captés çà et là, cependant rien de nouveau ne sera publié.
Mais tout n’a pas été dit.
Dans le livre de Florin, c’est la vie entière de Jarrett qui est là : de ses débuts avec Art Blakey, ses passages chez Charles Lloyd et Miles Davis, ses deux quartets, son trio, bien évidemment tous ses solos mais aussi ses collaborations diverses en tant que sideman. De manière chronologique et thématique, on est emporté dans la vie d’un musicien au génie musical incontesté, sûr de ses capacités et à la vision artistique claire et absolue. Ludovic Florin connaît bien la musique de Jarrett, il en parle en mélomane certes, également en qualité de musicologue mais aussi (et heureusement) en musicien. Ça n’est donc pas une hagiographie mais une étude critique érudite et informée du patrimoine jarrettien.
À lire cet ouvrage in extenso et chronologiquement, on se rend compte que la vie musicale d’un artiste tel que Keith Jarrett est surtout une histoire de rencontres, dues aux hasards et aux bons conseils (merci Manfred Eicher !) qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui (un extra-terrestre musical), de choix musicaux assumés – parfois incompris – et surtout celle d’une exigence artistique inébranlable. Comment raconter le parcours d’une vie aux goûts musicaux si éclectiques ? Laissons la parole à Keith Jarrett lui-même dans cet essai tiré de son album Expectations réédité en CD en 1999 chez Columbia : « Je vois l’éclectique comme quelqu’un qui aime beaucoup de choses différentes, et les utilise dans son travail pour créer un style satisfaisant ou acceptable. Bien que je sois souvent étiqueté comme éclectique, je ne pense pas entrer dans cette catégorie, car je considère que les différents modes d’expression font partie du même flux, de la même tentative. Je ne les vois pas comme des ‘choses’ différentes (…) En tant qu’artiste, vous ne pouvez pas vous empêcher de voir ou d’entendre des choses qui influencent votre travail, surtout si votre bande passante est large. Mais si ce qui émane alors de vous est votre propre voix singulière, ce n’est pas un style, ce n’est pas éclectique. »
Il est évident que ce livre est une réussite de premier ordre et que tout mélomane se doit de l’avoir. Voilà la chose dite. Il remplace aisément toutes les biographies déjà disponibles. Chaque disque est un prétexte à raconter anecdotes autour de l’enregistrement, analyses approfondies des pièces constitutives des albums et prises de position tranchées de l’auteur.
J’ai choisi trois focus parmi cette luxuriante collection des 127 albums d’une vie.
Scott Jarrett, Without Rhyme or Reason (1979) Arista/GRP
Dans la famille Jarrett, être musicien est quasi une obligation vitale. Deux de ses frères sont également artistes : Chris Jarrett est un pianiste improvisateur et compositeur à la frontière entre le jazz et le contemporain et à l’œuvre prolifique ; Scott Jarrett, s’est quant à lui orienté vers la guitare et la chanson folk. Il y a aussi Grant Jarrett, musicien dans une première vie puis auteur au succès confidentiel qui en 2002 sort une autobiographie (More Towels) où il reproche à son frère son manque de soutien… Deux fils de Keith Jarrett sont des musiciens accomplis : Noah à la contrebasse et Gabriel aux percussions. Il existe un magnifique enregistrement live où le père et le fils improvisent ensemble (Gabe & Keith) et s’épuisent à explorer toutes les sonorités offertes et par le piano et les percussions.
Parmi les enregistrements de Keith Jarrett en tant que pianiste invité (tous réunis à la fin de l’ouvrage), il faut retenir deux belles interventions dans le seul album sorti par son frère Scott, Without Rhyme Or Reason. Plus jeune de trois ans et guitariste, Scott grave ici un album de chansons folk/pop qui n’eut strictement aucun succès (les chansons sont réussies mais un tantinet démodées en leur temps) mais Ludovic Florin le dit très justement : « Tout en respectant l’esprit intimiste des morceaux, Keith parvient tout de même à réaliser un accompagnement assez atypique sur ‘Pictures’, vraie valeur ajoutée à la composition. » L’autre chanson où Keith intervient serait, selon Ludovic Florin, une façon touchante et détournée de s’adresser à son frère dont la carrière a forcément dû les éloigner :
Tu te souviens quand nous étions petits tous les deux […]
Maintenant nous avons grandi et avons nos propres vies.
Tu as eu la tienne et j’ai eu la mienne ; oh et
Ce n’était jamais ma faute
Il y a longtemps, là-bas, nous savions
Que nous prendrions des chemins séparés ; nous deuxLes souvenirs restent tandis que les années passent
Laissant peu de choses auxquelles se raccrocher
Alan Hovhaness, Mysterious Mountain, Lousadzak (1988) Music Masters
La carrière de Jarrett en tant qu’interprète des compositeurs du passé est bien connue et admirée. Ses enregistrements de Bach, C.P.E. Bach, Haendel, Mozart, Bartok, Chostakovitch font référence aujourd’hui. Il est aussi un interprète de tout premier plan de ses contemporains comme en témoigne cette version d’anthologie de Fratres avec le violoniste Gidon Kremer grâce à l’entremise (si souvent géniale et fertile) du patron du mythique label ECM, Manfred Eicher qui raconte la rencontre entre le violoniste et le pianiste : « C’était la première fois qu’ils se rencontraient et ce fut leur premier et unique enregistrement ensemble. […] C’est une performance électrisante entre Gidon et Keith. C’était merveilleux. » Sa curiosité l’amène également à défendre des compositeurs moins connus de ce côté de l’Atlantique tels que Lou Harrison, Peggy Glanville-Hicks et Alan Hovhaness.
Hovhaness (1911-2000) est un compositeur américain d’origine écossaise et arménienne qui, de son vivant, eut la joie immense d’être fois joué par Serge Rachmaninov et Wynton Marsalis, d’être admiré et reconnu par Ornette Coleman, Philip Glass, Alice Coltrane, Sam Rivers, Leopold Stokowski et Ravi Shankar, et d’avoir le soutien de John Cage en personne ou celui de l’immense chorégraphe Martha Graham.
Le compositeur américain Lou Harrison (son ami également), déclarera à son sujet « qu’il était l’un des plus grands mélodistes du XXe siècle ». Ça en impose évidemment… et rattrape un tant soit peu cette fameuse anecdote où Hovhaness se fait humilier en public durant un séminaire à Tanglewood par Leonard Bernstein et Aaron Copland qui analysent la Première Symphonie « Exile » d’Hovhaness et raillent le fait qu’il écrive encore en do majeur et d’une façon tonale et modale – eux les chantres de la modernité atonale (paradoxe quand on connaît pour chacun les oeuvres que le grand public a retenu d’eux). Bernstein aurait énoncé à l’écoute de l’oeuvre : « Je ne supporte pas cette musique de ghetto bon marché ». Hovhaness serait rentré chez lui et aurait brûlé énormément de son œuvre avant de se réfugier dans ses racines musicales arméniennes. Lousadzak op. 48 (1944) fait partie de cette période inspirée par le folklore arménien ; ce concerto pour piano et orchestre dirigé par Dennis Russel Davies avec Keith au piano est une des plus belles versions de cette œuvre qui fait partie des pièces les plus enregistrées du compositeur. L’écriture d’Hovhaness n’est pas sans influence pour Jarrett ; cette propension au dépouillement, à la répétition orientaliste et un goût prononcé pour la modalité.
Keith Jarrett, Sun Bear Concerts (1976) ECM
Cinq concerts, cinq villes japonaises différentes, dix vinyles, six heures trente de musique et une entreprise discographique sans nulle autre pareille impulsés par Manfred Eicher, qui fut pour Keith Jarrett un ange gardien autant que celui qui initiera de nombreuses rencontres artistiques. Il lui présente le saxophoniste Jan Garbarek avec qui il enregistre, lui souffle l’idée d’un duo avec le contrebassiste Gary Peacock, lui permet d’envisager un album entier au piano solo, etc.
Eicher raconte en 2015 pour Jazz Magazine : « Ma collaboration avec Keith Jarrett a commencé très simplement, par une lettre que je lui ai envoyée, un beau matin, pour lui proposer tout un éventail de projets : un disque en trio avec Jack DeJohnette et Gary Burton, un duo de pianos avec Chick Corea, un double duo piano/contre- basse avec d’une part Keith et Chick et de l’autre Gary Peacock et Dave Holland. Et, enfin, un disque de piano solo… (…) Il m’a répondu assez vite (…) en disant que ce serait bien qu’on se rencontre pour parler de tout ça. (…) On s’est vus à l’issue du concert, et on a discuté pendant des heures en arpentant les allées du grand parc au centre de la ville. (…) Il a senti instinctivement qu’il avait une opportunité (avec ECM). Et puis j’étais le seul à lui proposer d’enregistrer en solo, et c’était vraiment là qu’allait son désir. Il a accepté de se lancer dans l’aventure. »
Ces quelques heures de musique sont certainement ce que Jarrett a fait de mieux dans toute sa vie de musicien. Ces improvisations mériteraient un livre entier comme le souligne bien Ludovic Florin : à elles seules elles résument toute l’Histoire de la musique du XXe siècle et anticipent le XXIe. Keith Jarrett pourrait n’avoir enregistré que ces cinq concerts qu’il conserverait sa place de maître incontesté de la musique improvisée. Tout mélomane se doit un jour de faire cette expérience : écouter ces cinq concerts les uns à la suite des autres et se rendre compte qu’ils ne forment qu’un tout parfaitement organique. Jarrett syncrétise dans ses improvisations les techniques musicales de tout son siècle et de toute l’Histoire de la musique. On passe du lyrisme alla Schumann au contrepoint alla Bach tout en citant le Sacre du printemps de Stravinsky et en anticipant l’écriture pianistique d’un John Adams ou Terry Riley, l’oreille ouverte au folk, à la pop et bien évidemment au jazz – le tout en l’espace de quelques minutes et dans une unité esthétique inouïe. Jarrett, durant ces cinq soirées, est en état de grâce permanent et évite l’écueil qu’on lui reproche bien souvent : le bavardage pianistique qui le fait rentrer dans des passages au clavier qui tournent à vide. Ici, chaque seconde de musique est investie et bouleversante. Voilà le sommet discographique de Keith Jarrett qui mettra tout le monde d’accord, autant ceux qui adorent le fameux Köln Concert que ceux qui l’abhorrent. Ludovic Florin résume bien l’effet que ces concerts ont sur l’auditeur : « Fascinante l’énergie déployée dans ses variations ; fascinante la gestion des flux pour maintenir l’intérêt ; fascinantes la vitalité rythmique, la souplesse du phrasé (le bis de Tokyo par exemple), la qualité des plans sonores, la clarté du propos ; fascinants encore les contrastes de caractère, les sautes d’humeur, la palette expressive, les bifurcations subites. Fascinante en somme la performance physique et mentale réalisée soir après soir, et la sensation de revivre une création en temps réel qui accompagne son écoute. »
On ne se lassera jamais de ces heures de musique inoubliables et Ludovic Florin parvient à une chose inédite : mettre des mots justes et donner envie de se plonger dans l’univers inépuisable de Keith Jarrett.
François Mardirossian