Keith Jarrett RITUAL, un chef-d’oeuvre oublié

Eclairages 13.01.2022

Un an avant son fameux concert à Cologne (1975) qui devient un des disques les plus vendus de l’Histoire du jazz et une des improvisations les plus iconiques pour toute une génération, Keith Jarrett compose une oeuvre pour piano seul qu’il ne jouera jamais. Cette pièce est destinée au jeune pianiste et chef d’orchestre Dennis Russell Davies qui l’enregistrera en 1977 mais qui ne sortira qu’en 1982 sur le fameux label allemand de Manfred Eicher, le fondateur d’ECM. À l’occasion de la création française de cette pièce par Maki Namekawa (épouse de D. R. Davies) à la Philharmonie de Paris le 7 mai prochain, retour sur ce chef-d’œuvre oublié qu’est Ritual de Keith Jarrett. 

En octobre 2020, quand Keith Jarrett annonce aux médias qu’il arrête définitivement sa carrière de pianiste suite à deux AVC c’est un terrible coup de tonnerre dans le monde du jazz mais également dans l’univers de la musique dite « classique ». Car à partir des années 70 et durant plus de vingt ans Keith Jarrett s’est mis au service du « grand » répertoire (y’en a-t-il un petit ?) avec des enregistrements consacrés à Bach, Mozart, Haendel, Bartok, Chostakovitch ou Barber mais aussi à ses contemporains comme Alan Hovhaness (c’est d’ailleurs juste après avoir enregistré Ritual que D. R. Davies fera connaître à Keith Jarrett la musique d’Hovhaness qu’ils enregistreront ensemble), Lou Harrison, Arvo Pärt et aux compositrices Peggy Glanville-Hicks et Carla Bley

Ces versions n’ont d’ailleurs rien à envier à celles d’un pianiste classique établi comme le confie Manfred Eicher à Jazz Magazine en 2015 : « [Keith Jarrett] s’est révélé un interprète scrupuleux, très fidèle à la lettre comme à l’esprit des compositions, et si certains amateurs de jazz ont pu être désorientés par cet apparent classicisme, il a gagné peu à peu le respect des spécialistes de la musique classique. » Simple exemple : Jarrett l’emportera haut la main lors d’une écoute à l’aveugle (Tribune des critiques du disque – 09/02/2020) dans la Sixième Suite Française de Bach devant Ton Koopman, Gustav Leonhardt et Christophe Rousset réunis. 

Alors bien évidemment, ce que l’on retient de l’immense carrière de Keith Jarret ce sont certainement ses concerts en solo tels que le Köln Concert ou les Sun Bear Concerts au Japon, ses diverses collaborations avec Jan Garbarek, Paul Motion, Gary Peacock ou Jack DeJohnnette etc. mais parmi toutes ses compositions originales non improvisées  – souvent sous-estimées – (Arbour Zena, In the Light, Luminessence ) une oeuvre passe généralement outre les radars des admirateurs de Jarrett alors qu’elle contient l’essence même de l’univers jarrettien : Ritual. 

La genèse de cette pièce est clairement expliquée au dos de la pochette du disque sorti en 1982 par l’interprète lui-même, Dennis Russell Davies : « J’ai travaillé pour la première fois avec Keith Jarrett alors que je dirigeais un programme de musique nouvelle avec l’Ensemble au Lincoln Center de New York en 1974. À cette occasion, Keith a joué la partie soliste de « 3/4 » de Carla Bley. Outre son énorme talent d’improvisateur, j’ai été très impressionné par son amour et son jeu de piano […]Au cours de l’une des nombreuses et intenses périodes de répétition, Keith – qui avait entendu au piano – m’a parlé d’une nouvelle œuvre, “Ritual”, qu’il voulait que j’interprète. En travaillant sur cette pièce, j’ai éprouvé une énorme satisfaction à l’idée de pouvoir exprimer, à travers la musique de Keith, mon admiration pour son talent artistique. […] Ceux qui connaissent Keith l’entendront dans cette musique – elle n’aurait pu être écrite par personne d’autre. »

Contrairement à toutes les oeuvres pour piano de Jarrett, cette pièce est entièrement écrite du début à la fin sans aucune liberté d’improvisation donnée à l’interprète. Durant plus de trente minutes et d’un seul tenant Ritual développe un motif mélodique initial assez simple et très répétitif d’une façon cyclique qui n’est pas sans rappeler Liszt et sa Sonate en si mineur – elle aussi d’une demie heure et d’un tenant. Bien que l’improvisation soit bannie et que le toucher si particulier de Jarrett soit absent, à l’écoute de la pièce on retrouve tout ce qui fait l’art du pianiste : des mélodies introspectives d’une grande sensibilité, des envolées virtuoses, des motifs rythmiques qui semblent piétiner, une énorme énergie typique de Jarrett qui donne envie de taper du pied, des ostinatos très longs à couper le souffle et un traitement du piano qui va autant voir dans le passé (chorals dans le style élisabéthain) que chez les contemporains (traitement du piano tel un gamelan ou un xylophone en mettant les deux mains parallèles dans les aigus) et les jazzmen  – l’harmonie forcément – avec des phrasés à la Paul Bley ou des élans à la John Coates Junior.
À l’écoute in extenso, on y trouve surtout une ferveur et une atmosphère mystique propre à l’univers musical du controversé mystique greco-arménien Georges I. Gurdjieff transcrit par Thomas de Hartmann. Keith Jarrett fut très proche de la philosophie de Gurdjieff dans les années 60 grâce à la rencontre du saxophoniste Charles Lloyd qui lui fit connaître ses écrits. Jarrett enregistrera en 1980 chez ECM une anthologie des pièces pour piano de Gurdjieff/de Hartmann ; Sacred Hymns

Celui qui en parle le mieux reste Dennis Russell Davies qui s’est confié à Hémisphère Son pour cet article : « Le caractère de la musique de « Ritual » donne certainement une grande marge de manœuvre pour des interprétations variées et les questions de phrasé, d’équilibre et de dynamique peuvent et doivent être résolues différemment par chaque interprète et chaque performance. Keith a toujours strictement séparé ses interprétations de musique notée (Mozart, J.S. Bach, Chostakovitch) de son travail d’improvisateur. En effet, dans ses merveilleux enregistrements de six concertos pour piano de Mozart pour ECM, il a invariablement interprété des cadences composées par Mozart. Son jeu mélodique de Mozart révèle son génie de chanter avec un sentiment de spontanéité. C’était mon objectif avec cette oeuvre. « Ritual » n’est pas une improvisation écrite, mais l’écoute des performances de Keith en trio, de ses improvisations en solo et de ses performances classiques peut servir de guide pour aborder cette œuvre entièrement notée qui révèle pleinement son amour pour le piano moderne. »

Mais alors, que manque-t-il à cette pièce afin qu’elle obtienne une juste reconnaissance des mélomanes et des musiciens ? Le toucher de Keith Jarret lui-même ? L’ « ambiance » quasi magique des improvisations solo live ? La poésie sonore spontanée et inexplicable qui naît de l’ineffabilité d’un concert non préparé ?

Une des réponses à ce manque d’enthousiasme peut venir du malentendu musical qui demeure chez Keith Jarrett. Le monde du jazz lui dénie le fait d’être un vrai jazzman car ses improvisations vont puiser à la fois dans le classique, le rock, le folk et les musiques minimalistes et indiennes. Les amateurs de jazz lui reprochent aussi son incroyable sens de l’exploration sonore pas assez rigoureux ni jazz. Et le monde classique lui refuse tout crédit quant à ses interprétations des grands compositeurs. Aujourd’hui, près de 45 ans après sa composition , Ritual de par la richesse de son inspiration, la rigueur de son écriture et l’hybridation géniale de styles divers devrait intéresser plus d’un pianiste et charmer tous les mélomanes de 2022. En attendant la réalisation de ce voeu (pieu), voici la seconde version qui existe de cette pièce par Richard Trythall pianiste moins connu que Davies mais tout aussi talentueux et qui a bien saisi l’univers de Keith Jarrett. Il eut l’immense honneur d’obtenir de Keith Jarrett lui-même la partition originale. En attendant la création française par Maki Namekawa, espérons une prochaine édition de la pièce pour la populariser comme fut édité le Köln Concert et son merveilleux The Melody At Night With You. 

François Mardirossian

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