Une journée avec Rafaelle Rinaudo à l’Atlantique Jazz Festival

Concerts 24.10.2023

Depuis longtemps, Rafaelle Rinaudo a la harpe vagabonde. Devenir soliste d’un orchestre symphonique, ce n’était pas pour elle. Très tôt, en quête de liberté et d’expériences nouvelles, elle part sur les chemins de l’improvisation. Au cours de ses études, elle s’inscrit résolument dans les scènes underground et finit par choisir la harpe électrique, qu’elle augmente au fil du temps de nombreuses pédales d’effets et d’ustensiles divers, chambre à air, carte plastique, brosse, mailloches, baguettes, ventilateur, etc. Cette harpe aventureuse voyage au gré des styles, entre musique savante, musique expérimentale, mais aussi rock ou electro exigeants. Rafaelle Rinaudo est pour deux années l’artiste associée des Plages Magnétiques à Brest. Nous l’avons suivi toute la journée du 18 octobre 2023 à l’occasion d’Atlantique Jazz Festival, qui fête ses vingt ans cette année.

À 12h30, c’est la première Heure Magnétique du festival, sur le campus universitaire, dans la salle du Clous. Cet événement est organisé en partenariat avec l’ensemble Nautilis et le service culturel de l’Université de Bretagne Occidentale (UBO). Il s’agit de réunir des artistes qui n’ont jamais joué ensemble pour un temps d’improvisation libre. « Heure magnétique, heure hypnotique ! », nous promet le programme. Rafaelle Rinaudo se trouve à cette occasion aux côtés du trompettiste Sylvain Bardiau et de la guitariste Christelle Séry.

Comment rendre compte d’une improvisation libre dans toute sa richesse et sa diversité sans le support de l’enregistrement, et est-ce une nécessité ? En effet, il s’agit par essence de la musique la plus éphémère qui soit, et vouloir saisir l’instant par l’écrit, le relater dans toutes ses étapes, c’est en vérité trahir cette expérience. Certaines musiques supportent mieux l’analyse que d’autres, c’est notre conviction. D’autant que les musiciens ont joué le jeu, comme nous l’affirme Rafaelle Rinaudo : « Il n’y a eu aucune triche, c’était comme annoncé sur le programme. On se connaît parce qu’on se croise dans des festivals depuis longtemps, Je savais que le travail de Christelle est assez proche du mien, son travail de préparation des cordes, d’augmentation de l’instrument. Pour Sylvain, c’est plus éloigné dans la mesure où il maîtrise beaucoup plus certains langages du jazz. Mais il y avait de la place pour chacun, c’est ce qui est assez fou. »

Assister à la discussion en amont entre les musicien·ne·s fut pour nous un plus. Il et elles viennent d’univers très différents. L’Orchestre National de Jazz, le trio Journal Intime pour Sylvain Bardiau ; l’ensemble Cairn ou Nautilis pour Christelle Séry (entre autres) ; et de nombreux projets aux frontières des mondes pour Rafaelle, comme Single Room ou Nout. Juste une heure avant la performance, elles et il se rencontrent, évoquent leur installation dans l’espace, évaluent les possibilités et arrêtent leur choix : la harpe sera centrale, la trompette côté jardin et la guitare côté cour, un « bloc fusionnant de cordes d’un côté et Sylvain à la trompette de l’autre ». Sylvain Bardiau, qui n’a pas emmené d’effets face à la débauche de pédales des musiciennes, demande un deuxième micro avec une réverbération pour jouer sur deux plans. Mais surtout, il et elles ne se disent rien de plus sur la performance à venir : « Dans ces musiques, il n’y a pas de règles. Tu peux définir une trame, mais il se trouve qu’aujourd’hui, ce n’était pas le cas, c’était oreilles grandes ouvertes, boîte à outil avec tous les effets et palette sonore à disposition, et puis il se passe ce qu’il se passe… »

Et il s’en est passé, des choses, beaucoup d’étapes, de séquences, de tableaux, de complicités, de liens, d’échappées, de tensions, de ruptures, d’interrogations, de suspensions, de retrouvailles… Deux longues plages d’improvisation se sont succédées, où Sylvain Bardiau a changé d’instrument, trompette dans la première, bugle puis trombone soprano dans la suivante. Pour ses deux acolytes, de nombreux objets et effets ont été sollicités, chambre à air frottant sur les cordes de la harpe, brosses, archets électroniques, baguettes… La première plage a débuté par des interventions d’abord espacées, laissant toute place à la lente respiration générale du trio, puis une étape bruitée a précédé un passage aux sonorité mystérieuses, comme un calme avant la tempête, lors de laquelle Christelle Séry coupait les attaques de ses cordes à l’aide d’une pédale volume pour plonger les auditeurs dans des harmonies colorées. Début du voyage…

Ce qui est remarquable dans cette improvisation est que les musicien·ne·s n’ont pas suivi d’axe logique tension-climax-résolution mais ont sans cesse proposé des bifurcations, des ruptures, et sont sortis des chemins tracés d’avance. Ainsi, les territoires explorés ont permis de traverser des champs de frottements, caresses et souffles, des passages d’éclairs violents, de surgissement de la matière, et même des quasi-silences méditatifs. Plus nerveuse, la deuxième plage a débuté sur le bugle rugissant de Sylvain. Cette voix rauque a donné le ton pour des réponses en trémolos nerveux. Plus tard, Rafaelle Rinaudo a longuement marqué un ostinato grave, proche d’un riff de guitare metal, qui a permis à ses deux compagnons de s’exprimer en solo sur ce tapis électrique. C’est aussi une caractéristique de ce moment partagé avec les instrumentistes : au milieu du magma sonore, ici ou là, on s’accroche subrepticement à une branche stylistique familière, un gimmick jazz à la trompette, un phrasé blues à la guitare, un arpège classique dans les aigus de la harpe, avant que tout disparaisse presque aussitôt.

Sortant de là, on se dit que beaucoup de séquences auraient pu donner lieu à de véritables morceaux en étant retravaillés et structurés, que l’on écouterait avec plaisir. Rafaelle Rinaudo en est d’accord et elle ajoute : « Tu peux être frustrée en sortant de scène, te dire que tu aurais aimé faire ça comme ça, mais évidemment dans l’instant tu ne peux pas penser à tout. C’est à la fois assez galvanisant et frustrant. Ça ouvre une porte pour l’après. Ce n’est jamais vraiment un one-shot, il y a toujours des “revenez-y” dans d’autres contextes. » Et de surenchérir : « Souvent, cela crée des affinités musicales qui se retrouvent dans des projets plus pérennes. C’est comme ça que j’ai rencontré Fanny Lasfargues. Certains coups de foudre musicaux se révèlent évidents. » C’est donc de là qu’est parti ce duo qu’on écoute à 20h30 sur la scène de l’Espace Vauban, le lieu mythique du jazz à Brest. Five38 est un nom tiré du nombre de cordes de deux instruments en présence, la basse électroacoustique de Fanny Lasfargues, à cinq cordes, et la harpe électrique de Rafaelle Rinaudo, à trente-huit cordes (trente-six aujourd’hui, en vérité, nous souffle-t-elle, mais c’est un secret !). Le duo était en sommeil depuis dix ans, et la harpiste a eu l’idée de le réveiller à l’occasion de cette collaboration de deux ans avec Plages Magnétiques.

Il s’agit d’une riche idée, car les deux musiciennes en ont beaucoup sous les doigts à révéler, et leurs palettes sonores fonctionnent à merveille en association. Ce programme se déploie sous le régime de la boucle, boucles atmosphériques, boucles entêtantes, boucles énergisantes, boucles percutantes… Patiemment, les musiciennes construisent dans chaque morceau de nouveaux édifices sonores en partant du vide. Le départ est comme une petite invention de la musique, depuis les bruits sourds des mailloches et des brosses choquant les instruments, puis les sons bruités qui progressivement amènent aux harmonies les plus étincelantes. Un passage sublime mêle la subtilité des harmoniques de la basse avec un mini ventilateur caressant les cordes aiguës de la harpe. Cette même basse est capable par ailleurs, avec quelques effets bien choisis, d’incarner une batterie/boîte à rythme. Le ton est donné. Même le cliché des arpèges classiques à la harpe (il y en a !) est réinventé, surgissant dans des architectures sonores inattendues.

Il y a cette deuxième plage résolument rock, à la rythmique martiale, fondée sur des coups de brosse sur la basse de Fanny Lasfargues et le ventilateur griffant de ses pales les cordes graves de la harpe et produisant des sons distordus, des rugissements. Il y a aussi ce morceau aux sonorités minérales, toutes de tintillements, de grattements, de crissements, avant qu’un sentiment harmonique s’immisce dans le voyage. Il y a encore ce morceau à la carte plastique grattant les cordes de la harpe en un gros riff metal, dont Rafaelle Rinaudo raffole dans son jeu (oh que oui !), et qui tire sur l’indus et le bruitisme, tandis que Fanny Lasfargues fait chanter les fréquences infra basses qui tournent dans la salle. Le concert finit dans la saturation extrême sur un bel ostinato conclusif.

Il y a autre chose qui se dégage de ce programme, un sentiment que tout mélomane habitué des concerts de création a déjà rencontré. Five38, nous le disions, est une re-création, dix ans après, entre deux musiciennes qui se retrouvent et renouent leur relation artistique. Lorsqu’on est face à un tel moment, l’envol d’une œuvre en cours d’élaboration, qui mérite encore du temps et des expériences scéniques pour se roder, ce geste premier et cette mise à nu se révèlent particulièrement émouvantes. L’auditeur a comme l’impression de voir naître la musique devant lui et de participer par sa présence à sa genèse, avec toutes ses petites imperfections, sa fragilité touchante mais aussi son honnêteté et cette prise de risque assumée par les artistes. Au fil de ses projets, Rafaelle Rinaudo s’affirme comme une harpiste curieuse de tout, qui contribue activement à faire tomber les barrières. 

Guillaume Kosmicki

Photos © Hervé Le Gall
Photos © Guy Chuitton

En lien

buy twitter accounts
betoffice