Olga Neuwirth: Une musique comme protestation politique

Interviews 28.09.2022

Depuis son premier opéra, Bählamms Fest (An Animation-Opera) (1992/93-1997/98), Olga Neuwirth développe un genre musico-théâtral qui bouscule les formats traditionnels de la scène lyrique ; avec le désir toujours vif de représenter des espaces et des identités qui se transforment en permanence, elle cherche à effacer les frontières entre le réel et le virtuel, entre le passé et le présent, sollicitant les ressorts de l’électronique et de la vidéo. The Outcast charrie une matière hétérogène et riche que la compositrice modèle à son désir, relisant l’ouvrage sous l’angle de la crise politique, sociétale et environnementale que traverse notre monde actuel : « Secouer les sens, émouvoir l’âme, tel est mon objectif en composant The Outcast », écrit-elle en 2010, alors qu’elle s’attelle aux premières esquisses de l’œuvre : « éveiller les oreilles, les yeux et les pensées au-delà des frontières partout dressées et de nos contraintes économiques. Par le biais de la folie de Moby Dick et de Melville lui-même. »

Qu’est-ce qui a motivé votre intérêt pour le roman d’Herman Melville Moby Dick?
Olga Neuwirth : J’étais intriguée par le personnage de Melville qui, contrairement à son exact contemporain Whitman, ne se sentait plus chez lui dans son propre pays. Le destin de cet écrivain politique perspicace et sismographe de son temps, qui a tendu un miroir à son pays et provoqué de telles réactions défensives, a commencé à me fasciner. J’étais attirée par cet homme qui ne se conformait pas aux règles et aux conventions de son temps, ni en tant que personne ni en tant qu’auteur, et ne se lassait pas de brandir sa plume contre les pouvoirs en place. Avec Moby Dick, Melville montrait inexorablement au monde qui l’entourait ce qu’il refusait de voir. N’est-ce pas là un art comme protestation politique ?
Lors d’un séjour à Manhattan, j’ai assisté à la production de la pièce d’Orson Wells Moby-Dick-Rehearsed. La scène était presque vide, les acteurs en habit de ville et la scénographie très économe, engageant les spectateurs à imaginer l’océan, le pequod et la baleine ; cela m’a donné envie de mettre en scène ce gros livre et j’ai relu Moby-Dick dans sa version originale anglaise. La langue riche, complexe, polyvalente et souvent ironique de Melville, ainsi que sa structure narrative non uniforme et sa méthode descriptive de traçage des souvenirs, m’ont laissée stupéfaite.

Vous n’aviez pas à l’époque l’idée d’écrire un opéra?
J’ai, en effet, commencé à écrire un scénario de film car je voulais traduire mes propres visions de la solitude, de la haine, du désir, du chagrin et de la recherche d’identité en images. J’ai également entrepris des recherches approfondies. Je suis allée jusqu’à Arrowhead où Melville a écrit Moby Dick, et jusqu’au mont Greylock, cette « baleine blanche » qu’il pouvait voir depuis son bureau. J’ai fait d’Ishmaël le personnage central de l’histoire et j’ai transformé ce chercheur d’identité en une femme qui erre seule et découragée dans les canyons urbains de New York – car tous les personnages de Moby Dick sont des vagabonds.

Vous inventez également le personnage du Old Melville. Quelle place lui donnez-vous?
En inventant un personnage appelé Old Melville dans mon scénario, j’ai sorti Herman Melville de la tombe. Il avait été ré-enterré en grande pompe dans les années 1920, lorsqu’il fut immortalisé comme une star de la littérature américaine, alors qu’il a fini sa vie dans le mépris et l’oubli total. Old Melville dépeint son échec, sa recherche et son désespoir, son désir de comprendre et sa détermination à trouver la vérité, dans laquelle il persiste même s’il sait que les possibilités sont infinies. Sans parler de ses réflexions sur la soif de pouvoir et le désir de gouverner. Il regarde constamment derrière ce qui le tourmente, car il croit en la validité du fonctionnement de l’esprit humain lorsqu’il est confronté à des phénomènes réels. Il exprime son doute perpétuel, surtout quand il s’agit de la question de Dieu et des raisons de la conduite humaine.

Le film ne pourra finalement pas se faire mais la commande d’un opéra pour le Théâtre de Mannheim vous permet finalement de porter le projet sur la scène musicale. Vous faites alors appel à des collaborateurs…
Il m’est apparu clairement que je voulais, à tout le moins, conserver les personnages de Old Melville que j’avais créé à l’origine pour le film. En même temps, j’aspirais à porter un autre regard sur la complexité de « l’univers de Melville ». C’est pourquoi j’ai suivi l’exemple de John Huston (qui s’est tourné vers Ray Bradbury et Charles Olson pour le scénario de Moby-Dick) en adressant une demande à l’écrivain américain Barry Gifford. Je lui ai demandé de regarder Moby Dick à sa manière, tout en suivant mon idée du vieux Melville. J’ai aussi demandé à l’écrivaine autrichienne Anna Mitgutsch, qui avait passé des années à étudier Melville, d’écrire les monologues du vieux Melville. Pour moi, il ne s’agissait pas d’interpréter le texte à travers la musique, mais plutôt de positionner des références et des citations de la vie et de l’œuvre de Melville de manière évocatrice et émotionnelle dans un espace musical, non pas comme une évaluation, mais plutôt comme une base de discussion, peut-être sous la rubrique “A prendre ou à laisser”.

Il a fallu condenser, resserrer ce long récit ; comment se sont opérés les choix au sein du roman ?
Moby Dick est un conglomérat de styles, de jeux de mots, d’histoire naturelle, de philosophie, de langage luxuriant et effervescent, de processus conscients et subconscients dans l’esprit humain, et une critique de la destruction de la nature, de la cupidité et des illusions de grandeur humaines. Chaque chapitre, chaque phrase est un univers en soi. Comme c’est merveilleux ! La perspective narrative non uniforme, son matériau hétéroclite et la prose qui oscille entre les thèmes du calme plat et de la tempête, les flux et reflux inévitables et les nombreuses actions découlant d’un tel calme, tout cela a stimulé ma fantaisie musicale. Mais comme Orson Welles, je ne voulais pas mettre en scène dramatiquement la baleine ni la chasse à la baleine parce que le livre est si complexe et diversifié qu’il défie toute représentation sur scène. J’ai pensé qu’un affrontement entre l’amour et la perte de l’amour, les expériences traumatisantes, la douleur, le désir, la mort, la dissolution des frontières et la détresse exprimés dans une grande variété de passages et de perspectives musicales pourraient renvoyer les auditeurs à leurs propres associations et que, pendant le spectacle, ces « eaux musicales de l’âme » pourraient générer des images dans l’esprit de chacun…

Aux côtés des chanteurs, vous introduisez un récitant en charge des monologues…
Ces monologues – qui en ont agacé certains – sont dits par le comédien qui joue le rôle du Vieux Melville. Herman Melville avait également été critiqué pour ses longs segments documentaires « scientifiques » sur la chasse à la baleine, dans son roman. Même aujourd’hui, ils sont considérés comme des passages longs et ardus qui entravent le flux du récit. Pour ma part, je trouve que les inserts sur la chasse à la baleine sont parfaitement positionnés – cela se produit, pour ainsi dire, au fur et à mesure que le livre avance. Ces passages deviennent progressivement moins fréquents et sont entièrement abandonnés avant la catastrophe, la fin apocalyptique. Je voulais retenir ces interruptions de l’histoire occasionnées par des digressions sur la cétologie – bien que dans mon cas les interruptions résulteraient des réflexions du vieux Melville sur sa vie dans la tristesse d’une pièce vide, au milieu des décombres de ses rêves.

Comment concevez-vous musicalement ce foisonnement d’actions et de personnages qui parcourent le récit?
“Il y a des entreprises,” déclare Ishmaël, “dans lesquelles un désordre soigneux est la vraie méthode.” Il y a, en effet, un tissu de références d’une densité déconcertante comme un archipel. Cela peut aussi être vrai de la musique : un flux composé de lignes vocales solistes et de blocs de voix chorales, d’éclats sonores, de tissages subtils, de superpositions et de densifications, de paysages sonores parlés et chantés, orchestraux et électroniques, ainsi que des claquements qui reproduisent musicalement des cachalots. Au fil du temps, différents espaces musicaux s’ouvrent, car pour Melville l’espace n’est pas une abstraction mais une expérience centrale. Pour lui, le Pacifique était une expérience de l’espace.

Autre paria, le personnage d’Achab, commandant du Pequod qui a perdu une jambe dans un combat avec la baleine blanche, est central dans le roman…
Achab représente-t-il le rêve américain devenu fou ? Ou la croyance qu’il est le monde et que le monde est par conséquent sous ses ordres ? Est-ce quelqu’un qui n’a plus de cœur mais dont l’esprit est encore intact, et qui cherche à soumettre sa volonté à chaque ressource ? Je n’ai pas la réponse, mais ce que nous savons, c’est que la campagne de vengeance impitoyable d’Achab, sans scrupules, écrase tout. C’est une personne remplie de rage apoplectique et d’un sentiment de mortification narcissique et d’estime de soi endommagée. Alors que sa haine et sa folie des grandeurs l’empêchent de s’effondrer, ses états pathologiques attirent tout un équipage vers sa destruction. Achab est un démagogue qui manipule ses fidèles adorateurs avec des épisodes de flatterie et de fanfaronnades. Avec ses tirades et sa haine croissante et plus ciblée, il alimente la croyance des marins en l’importance de sa croisade pour la vengeance. Du point de vue du son, ce qui m’a intéressé chez Achab, c’est qu’au début, il parle d’une voix forte et affirmée, tandis que les membres de son équipe s’expriment avec hésitation et prudence. Ce n’est que lorsque Achab les attire avec de l’argent qu’ils se joignent à ses délires. Achab a rendu clair le but de son voyage : régner sur la nature. L’équipage ne saisit pas le prix des fantasmes de toute-puissance et de vengeance de cet homme, un homme solitaire qui refuse toute forme de consolation. Quand Achab aborde le besoin humain de trouver un sens à la souffrance sur terre, tout l’équipage se met à chanter une chanson pleine de haine. La prose chantée d’Ishmael, le bégaiement de Pip, l’énergie et les mélismes vifs et non dissimulés de Queequeg – en plus du Crew’s Choir et du Boys’ Choir – contrastent avec le discours laconique et déconnecté d’Achab. Ainsi, à bien des égards, les rôles chantés était déjà distribués dans le livre : dans la juxtaposition d’intonations et de formes d’expression contrastées.

Pourquoi Ishmaël, qui est un personnage du livre mais aussi le narrateur, devient-il, dans Outcast,  Ishmaëla ?
Les femmes n’étaient pas autorisées à travailler sur les navires et lorsqu’elles osaient le faire, elles devaient se déguiser et dissimuler leur identité. Cet élément de métamorphose, de transition, en a fait des figures énigmatiques entre mythe et réalité. D’où le tableau de G.F. Watts qui s’intitule : « Elle s’appellera femme ». Il montre la figure d’Eve au moment de sa création à partir d’une corne d’abondance de fleurs, d’oiseaux, d’eau et de nuages…  Pour moi, l’idée que chaque femme ait le droit de vivre une vie bonne et épanouie en toute liberté a toujours été cruciale. Et c’est quelque chose que j’ai essayé à plusieurs reprises d’exprimer à travers ma musique. Je pense qu’il est important de croire que tout le monde mérite une vie digne d’être vécue. Nous devons témoigner de cet état de chose. Melville l’a fait. Il était contre l’idée de confiner et de figer quiconque dans une seule identité.

The Outcast, comme Moby Dick, commence et se termine dans la solitude. Pour autant, vous parlez de message d’espoir!
Même si tout ce qui reste (comme dans mon opéra Lost Highway) est une chronique de violence, d’amour, de perte et de douleur, les parias – ceux qui sont désorientés et aliénés, comme Bartleby, Ishmaela, Queequeg, Pip, le Boys’ Choir et Herman Melville lui-même – sont pour moi des symboles d’espoir car ils parlent d’amour, chacun à leur manière. À une époque d’uniformité et de conformité, et du besoin constant de fonctionner sous pression financière, ce sont eux qui sont capables d’ouvrir un royaume édénique potentiellement différent, de révéler les étendues de l’âme et de dispenser la chaleur humaine.

Michèle Tosi

Photo Olga Neuwirth © Priska Ketterer.
Photo Orson Wells © Daily Mail/Shutterstock – Moby Dick Rehearsed

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