Développer ses racines avec Sarah Brabo-Durand

Portraits 29.08.2023

Sarah vît dans une périphérie de Strasbourg, près d’un parc. Nous nous retrouvons sur la butte qui borde la maison où elle habite. C’est une flopée de pissenlits qui émerge de la terre en train de se réchauffer. Sarah prépare un voyage. Réorganise sa vie professionnelle pour naviguer entre deux continents. Parle des distances, de ce qui se plante et se déplace. Des déplacements qui l’ont conduite d’une pratique de la voix lyrique à celles, multiples, au sein des musiques de création. 

L’entretien a eu lieu un 6 avril 2022, à Strasbourg, à son domicile. L’entrevue et le portrait vidéo de Sarah Brabo-Durand est le second à avoir été enregistré. Le quatrième à avoir été monté. Il fait parti d’une série de 12. Sarah Brabo-Durand est perfomeuse vocale et co-directrice de l’ensemble AxisModula. Les plans du film alternent entre son portrait et ses mains qui s’affairent dans la terre. Entre la question d’une pratique du chant lyrique et la recherche d’un repositionnement au service d’un projet de création collective.

SARAH BRABO-DURAND from CELINE PIERRE on Vimeo.

1. Quel événement, quelle situation, quelle rencontre t’a aidé à te sentir légitime dans ta pratique ? D’avoir cette confiance en toi que tu exprimes si fortement ?

Des personnes…

En commençant par les personnes, plusieurs d’entre elles m’ont aidée à construire cette confiance. J’ai eu la chance de venir d’un cadre familial qui était très soutenant. En général j’ai de bonnes intuitions et je sais m’entourer de personnes qui peuvent me soutenir. Bien sûr, d’autres ne m’ont pas soutenu, y compris dans l’enseignement. Cependant, la plupart de mes enseignantes ont été de grands soutiens. Pourtant, malgré toute la confiance, malgré tous les beaux retours qu’on pouvait me faire en tant qu’étudiante, le doute était encore là et extrêmement présent.

Des contradictions…

Notamment parce que je sentais un tas de contradictions entre ce que j’avais envie d’être et de faire dans ma pratique, et ce que je faisais réellement.  On a parlé du poids de l’histoire de l’instrument et je me voyais en train d’avoir des réflexes de chanteuse et des gestes clichés qui me désespéraient.
Le déclic est venu au Brésil lors d’un spectacle avec mon mari, Ronan Gil, avec lequel j’ai cofondé le duo Atomos. C’était la première fois que nous travaillions ensemble et nous n’avions que trois semaines pour créer le spectacle et monter le répertoire. C’est quelque chose de connaître quelqu’un dans la vie personnelle, et une autre de connaître cette personne au plateau ! C’était intense! Une amie brésilienne, Juliana Notari, qui préparait la mise en scène me demandait de faire certaines actions simples dont j’étais incapables même si je les comprenais. Traverser la scène par exemple prenait des proportions alambiquées avec de grands mouvements très romantiques !
Ce fut l’une des représentations les plus dures de toute ma vie. Puis nous avons beaucoup parlé et elle m’a dit droit dans les yeux : “mais Sarah, c’est normal, tu es vaine, et on est tous vains, mais tu es très vaine ! ” Sur le coup, ce fut extrêmement violent et j’étais furieuse.
Il m’a fallu six mois pour faire mon chemin à travers cette idée de la “beauté” que l’on est censée projeter, cette perfection romantique… Et au bout de six mois de réflexion, je me suis coupée les cheveux et cela a été une libération ! Je me suis libérée de cette grande chevelure romantique de la soprano. Et au-delà de l’image de la chanteuse, de cette construction de l’imaginaire féminin.

Un conservatoire à dimension humaine…

J’ai suivi mon parcours initial dans un petit conservatoire, celui de Brest, dans lequel j’ai très vite eu beaucoup d’autonomie, particulièrement dans le département chant, grâce à ma cheffe de choeur de l’époque, Cécile Le Métayer. Ma première professeure de chant, Geneviève Page, m’a aussi beaucoup soutenue. Elle était extrêmement solaire et ouverte, et me disait “part du principe que si tu veux faire quelque chose, et bien, vas-y, fais-le! Tu veux faire ce projet-là, tu veux travailler ce morceau-là, travaille-le !” Elle me guidait toujours, de manière extrêmement fine, extrêmement pointue et ajustée.

J’ai eu envie de monter un récital sur les femmes de caractères dans l’opéra, un spectacle sur des tubes de Disney avec pleins de chanteurs, et c’était parti ! Tout était ouverture et comme c’était un conservatoire à taille humaine, c’était possible. Mais cela a été plus difficile quand je suis arrivée à Strasbourg où j’arrivais dans une très grosse machine, très organisée, très fléchée. Ce fut compliqué de comprendre ce côté très segmenté, moins direct, moins “humain”. Pendant plusieurs années, cela m’a obligé à me confronter au fait que ce champ des possibles n’était pas automatique. C’est quelque chose qui se crée. Et comment le créer ?

Le désir d’explorer…

Il y a dix ans, on était beaucoup dans les multi-casquettes ! J’étais ingénieure du son et j’étais chanteuse. Mais, pour être ingénieure du son, il fallait travailler la nuit. Et pour être chanteuse, il fallait dormir ! J’ai trouvé la solution que je cherchais à la sortie du conservatoire. J’ai passé, et obtenu, les concours pour l’enseignement supérieur en France et en Allemagne. Était-ce vraiment le chemin que je voulais suivre ? L’intérêt était le réseau sur lequel s’appuyer professionnellement, l’inconvénient était de ne pas faire ce dont j’avais envie artistiquement Or, je savais exactement ce que j’avais envie d’explorer. Il me fallait choisir entre ces cadres-là ou créer ma propre structure. C’est le choix que j’ai fait, avec Nina Maghsoodloo, ma collègue à la tête de la compagnie AxisModula. Nous avons formé cette compagnie comme espace d’exploration. 

2. Quel conseil aimerais-tu donner à une jeune femme qui s’implique dans les musiques de création ?

J’ai plusieurs conseils à donner que j’aurais aimé recevoir quand je me suis lancée, notamment quand je me suis lancée hors des cases, comme de n’écouter que les critiques constructives.
En tant que femmes, on nous rappelle souvent quelles sont nos limites, quelles sont nos obligations, nos faiblesses. On nous rappelle beaucoup moins souvent nos capacités et ce que l’avenir peut nous apporter. Croire, c’est ce qui est important.
Quand on arrive dans un domaine comme la création où toute démarche créative est juste si elle est cohérente, si elle est sentie, personne n’a le droit de dire que ce que l’on fait n’est pas bon. On peut nous guider. On peut nous donner des conseils. Mais il faut faire attention à ne pas se laisser limiter par d’autres, ne pas accepter de toujours choisir, d’être discrète, qu’il faudrait être douce en tant que créatrice. Ce n’est pas parce qu’on est femme que cela doit déterminer notre manière de créer.
Je conseillerais à des jeunes créatrices d’être elles-mêmes, entièrement, en assumant leur droit à la faillibilité. On ne peut pas se construire sans se tromper. Se tromper, c’est pouvoir développer ses racines, s’ancrer et grandir ! C’est crucial. Tout autant que les hommes !

Nous avons le droit de nous lancer dans de grands projets et de les rater. Essayez sans cesse, jusqu’au moment où vous sentez quelque chose qui vous correspond, où cela résonne, à l’intérieur de soi. Et à ce moment-là, ne le lâchez plus jamais. Si seulement en tant que femmes créatrices on n’avait pas à se poser la question des conséquences lorsqu’on se trompe. C’est une injustice qui m’a tellement fait mal, pendant longtemps. 

Propos recueillis par Céline Pierre un 06 avril 2022 à Strasbourg.


Photos © Céline Pierre

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