Les mirages de George Benjamin

Concerts 15.07.2023

Poursuivant sa collaboration fructueuse avec le dramaturge Martin Crimp, Sir George Benjamin revient à Aix-en-Provence, onze ans après Written on skin, pour diriger en création mondiale son quatrième ouvrage lyrique, Picture a day like this auquel le plateau du Théâtre du Jeu de Paume offre un écrin idéal.

De dimension réduite par rapport à ses deux derniers opéras, Picture a day like this (« Imagine un jour comme celui-ci ») renoue avec la forme ramassée et l’esprit de légende de son premier ouvrage Into the little Hill (tiré du Joueur de flûte d’Hamelin) commandé par le Festival d’Automne de Paris en 2006. « Picture » est un conte de fée pour adultes écrit à partir de trois sources littéraires, l’histoire populaire intitulée La chemise de l’homme heureux, le Roman d’Alexandre et le conte de Kisā Gotamī (Livre VIII, numéro 13) qui vont nourrir l’imaginaire du dramaturge. « J’ai laissé ces différentes traditions se rencontrer librement pour faire quelque chose de nouveau », souligne-t-il. Le récit est initiatique, d’une écriture résolument contemporaine avec une bonne dose d’humour voire de dérision malgré la gravité du sujet. 

Incapable d’accepter la mort de son enfant, La Femme (c’est ainsi qu’elle est nommée) s’est laissée dire que si, dans l’espace de 24 heures, elle ramenait un bouton appartenant à la manche de l’habit d’une personne heureuse, son enfant retrouverait la vie. Ainsi débute-elle son voyage, avec en main une page arrachée d’un vieux livre qui lui indiquera où diriger ses pas. C’est ce qu’elle nous dit dans le monologue d’introduction, débuté a cappella dans une déclamation très sobre. Le timbre est chaud et la voix envoûtante, celle de la mezzo Maria Crebassa, prête à parcourir le monde pour sauver son enfant. 

Au fil des rencontres

La quête de La Femme passe par une série de rencontres et autant de scènes distinctes dans cet opéra de chambre en un acte d’une heure et quelques minutes. Les Amants sont les premiers de la liste : Stores baissés / Près d’un tas de vêtements tu trouveras deux amants sur le sol, lit-elle sur sa page. En bottines noires, avec son imperméable beige sur sa robe tombant à mi-mollet (les costumes sont signés Marie La Rocca), l’allure de La Femme est austère face au luxe et au chatoiement du décor des deux amants (le haute-contre Cameron Shahbazi et la soprano Beate Mordal en pleine extase). Ils affichent leur bonheur avant que les mots engageants de l’amant envers La Femme ne créent la discorde dans le couple et la confusion dans les voix. Dans la mise en scène de Daniel Jeanneteau (déjà présent dans Into the litlle Hill) et Marie-Christine Soma, les changements de plateau se font à vue durant les interludes de l’orchestre. 

L’Artisan, et heureux de l’être (John Brancy), est le deuxième de la liste, installé dans une sorte de cage de verre. Il est revêtu d’un habit qui étincelle, entièrement cousu de boutons : « en corne, en verre, en argent, chacun coulé dans un creuset de feu », chante le baryton rejoint par l’alchimie des timbres de l’orchestre (le fidèle Mahler Chamber Orchestra sous la baguette de Benjamin) qui viennent ourler la voix sans jamais la submerger. Le baryton très en verve fait son numéro (ligne mélodique ornementale et sophistiquée atteignant des aigus vertigineux) mais refuse de donner un seul de ses boutons avant d’avoir sa molécule (Chlopromazine, dose maximale), découvrant des bras pleins de cicatrices et un corps mutilé. La résonance des cloches tubes, qui n’augure jamais rien de bon, signe l’échec de chacune des tentatives. 

L’espace scénique est de nouveau remodelé. Du fond de la scène, flanquée de son assistant (retour de Cameron Shahbazi avec sa partenaire Beate Mordal) arrive la Compositrice marchant sur un tapis roulant : « Connue dans le monde entier, jeune et idolâtrée, compositrice de génie », renseigne la page. Son soprano est agile et conquérant, qui ne tarde pas à fléchir, la Compositrice auto-centrée avouant ses doutes et sa fragilité que soulignent avec humour les bois dans la fosse. « Dites que vous êtes heureuse, » supplie La Femme… « Nous n’avons plus de temps à vous consacrer », signifie l’implacable carriériste, peu concernée par les malheurs d’autrui.

Le constat est amer : L’Aria de La Femme ressassant son refrain (« Terre froide – les tiges mortes des fleurs reprennent vie – pourquoi pas mon fils? ») prend des allures de révolte, soutenu par les cordes offensives de l’orchestre : « je voulais des miracles », s’apitoie-t-elle. L’apparition de la harpe évoque soudainement Monteverdi et l’air d’Orphée tentant de séduire Caron pour franchir le fleuve des enfers! 

La rencontre avec le Collectionneur (John Brancy, sinistre et manipulateur) n’est pas plus fructueuse. L’homme mise sur son pouvoir de séduction et la valeur marchande de ses tableaux (il a des salles pleines de miracles!). Comme Judith dans le Château de Barbe Bleue, La Femme lui demande expressément d’ouvrir la porte. Sur la page qu’elle vient de jeter est inscrit le nom de Zabelle, le dernier de la liste…

La luxuriance trompeuse du jardin enchanté

La fable prend une autre tournure avec l’entrée de La Femme dans le jardin de Zabelle qui l’engage à regarder le monde autrement. Un tulle est installé en bord de scène, accueillant le monde végétal et les manifestations les plus luxuriantes (des paysages aquatiques activés chimiquement dans des cuves en verre) du vidéaste Hicham Berrada. Le chant de Zabelle (Anna Prohaska rayonnante) est généreux, déployant ses arabesques vers des sphères lumineuses ; le mezzo de Marianne Crebassa découvre quant à lui le registre très pur de ses aigus. Mais le ton change quand Zabelle fait le récit de ses malheurs : « je suis heureuse seulement parce que je n’existe pas », finit-elle par avouer. 

Les cloches-tubes sont plus insistantes que jamais après un climax orchestral où s’entrechoquent, dans la dissonance pure, toutes les lignes instrumentales. L’ultime monologue de La Femme est sublime, Marianna Crebassa, au terme d’une performance hors norme, y déployant une palette expressive qui gagne toute l’étendue de son registre et allie puissance et profondeur de l’émotion. De la fosse monte une musique éminemment sensuelle (le velouté émotionnel de la flûte basse) apportant les dernières touches à ce bijou ciselé à quatre mains, aussi précieux que le bouton qui brille dans la main de l’héroïne. 

Michèle Tosi

Festival d’Aix-en -Provence, Théâtre du jeu de Paume, le 11-07-2023
George Benjamin (né en 1960) : Picture a day like this, opéra en un acte et sept scènes ; texte original de Martin Crimp ; mise en scène et scénographie, dramaturgie, lumière, Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma ; costumes Marie La Rocca ; vidéo Hicham Berrada. Woman, Marianne Crebassa ; Zabelle, Anna Prohaska ; Lover 1 / composer, Beate Mordal ; Lover 2 / composer’s Assistant, Cameron Shahbazi ; Artisan / Collector, John Brancy ; Comédiennes et comédiens : Lisa Grandmottet, Eulalie Rambaud, Matthieu Baquey ; Mahler Chamber Orchestra ; direction, George Benjamin.

Photos © Jean-Louis Fernandez

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