La compositrice Elsa Biston et l’ensemble strasbourgeois HANATSUmiroir ont en commun un esprit poétique qui les conduit à détourner les formes conventionnelles du concert, à faire de chaque moment de musique une expérience de partage, pleine et entière. Ce goût pour le détournement est à l’œuvre dans Attentifs, ensemble, une performance singulière proposée au public de La Pop à Paris en ce début avril.
Attentifs, ensemble : on a tous en mémoire ce message d’appel diffusé à répétition dans le métro, injonction sécuritaire tellement banalisée par ces temps de tension et de violence constantes, qu’on se demande si on a encore des oreilles pour l’écouter.
“L’écoute”, justement, est au cœur de la performance d’Elsa Biston et du trio d’HANATSUmiroir, et ce n’est pas une lapalissade ! Car il s’agit bel et bien d’une écoute particulière; une écoute guidée, orientée, profonde et collective, au-delà de ce qu’on imagine lorsqu’on pense à la traditionnelle relation “acteurs/écoutants”.
On est tout près, à certains égards, du deep listening de l’Américaine Pauline Oliveros, qui envisageait l’écoute comme un processus profond, qui engage à la fois l’audition, l’attention, la pleine conscience, la sensation, et par conséquent tous les organes sensoriels du corps.
Suivez le guide !
L’expérience collective d’écoute passe nécessairement par ce qu’on pourrait appeler l’adresse. Elle suppose des injonctions, ou disons des consignes, matérialisées ici par des phrases projetées en hauteur, au centre du dispositif, sortes de voix silencieuses. Ce sont ces textes qui orientent l’attention des écoutants, répartis en miroir de part et d’autre de l’espace de jeu.
Sur la scène, quatre musicien.ne.s, entouré.e.s “d’objets vibrants”, confectionnés par la compositrice Elsa Biston, et qu’elle actionne depuis son ordinateur. Parfois aussi, les musicien.ne.s manipulent les objets.
Ces “ objets vibrants “ – condensé d’art brut et de recherche sonore – dialoguent avec les instruments de musique d’HANATSUmiroir : la flûte contrebasse d’Ayako Okubo, les percussions d’Olivier Maurel et la contrebasse de Louis Siracusa.
La première phrase projetée donne le LA : “Ce soir nous tentons une expérience collective plutôt qu’un concert. Il s’agira de traverser ensemble différents modes d’écoute, au fur et à mesure que la musique se déroule. Sur cet écran, seront projetées des indications; invitations à différentes manières d’écouter. Vous pourrez les suivre comme vous l’entendez, à votre rythme…”.
Le collectif, c’est d’abord ce “vous”, puis très vite un “nous”, car le public fait route avec les musicien.ne.s : “Nous relâchons toute tension musculaire. Prenons conscience de notre assise…”
Embarquement immédiat !
Attentifs, ensemble est une plongée dans les sensations. Ce voyage sonore mis en espace par Maxime Kurvers superpose deux réalités. Il y a d’un côté, une forme évolutive, presque une sculpture sonore, pensée par la compositrice Elsa Biston, en interaction avec les trois musicien.ne.s de HANATSUmiroir. Et de l’autre, tout ce que les écoutants investissent dans ce voyage sonore, en se laissant guider par la voix silencieuse : “Nous pouvons guider notre attention, la focaliser sur ce qui nous intéresse, … par exemple la flûte”, puis : “Ayako s’apprête à jouer. Ecoutons le son, avant qu’il ne se produise”, ou “Que pensent les musiciens ? Quel est leur état intérieur ?”, et sur un autre registre : “Est-ce que votre présence importe aux musiciens ? ”, “Essayons d’écouter à travers les oreilles d’une personne assise à côté de nous…”, ou encore “Ressentons-nous les sons seulement par nos oreilles ou par une autre partie de notre corps ? Notre ventre, notre pied gauche, notre nuque ? ”. Plus loin encore dans le déroulement de l’expérience : ”Nos corps sont des surfaces vibrantes. Laissons les sons créer une empreinte sur nous…”, “Pouvons-nous nous remémorer le chemin parcouru depuis le début de la musique ? ”, “Frottons peut-être légèrement nos vêtements, afin de produire un bruissement léger, ensemble” et “Tentons progressivement de synchroniser nos mouvements, nos respirations. Tentons d’imaginer que nous sommes un seul et même organisme.”
Et vers la fin de la performance : “Retrouvons peu à peu notre posture de public, en silence contrôlé. Cherchons le plan d’écoute, ou la mobilité entre les plans d’écoute qui nous convient.”
Pendant ce voyage d’une heure, l’ouïe est sollicitée, mais aussi le regard. D’abord parce qu’il y a les fameuses vignettes projetées au-dessus des musicien.ne.s – ces phrases que nous ne pouvons nous empêcher de lire-, mais aussi parce que le travail de lumière de Raphaël Siefert et Léa Kreutzer met en relief la beauté des “objets vibrants” avec leurs parties mobiles : quantité de matériaux hétéroclites (végétaux, baguettes, papiers…), qui viennent danser et résonner sur les surfaces (plaque tonnerre, peau des tambours, cymbales…). Cette danse des éléments contamine aussi les musicien.ne.s, pour qui Elsa Biston a imaginé un monde sonore qui fait son miel de modes de jeux non traditionnels, explorés ensemble en amont: jeux de papier-alu, froissements de plastique, sifflements de baguettes…, le tout souvent dans le registre grave, celui des instruments mis en présence.
Amateurs de flottement, d’écoute passive, ou de rêverie solitaire, Attentifs, ensemble n’est pas pour vous ! Car si vous acceptez de jouer le jeu, vous n’êtes plus qu’une boule d’attention toute entière dirigée vers l’instant présent et vers le monde. Plus encore, vous devenez auteurs des sons, à part égale avec les musicien.ne.s !
Sur la péniche La Pop, Elsa Biston et HANATSUmiroir nous ont convié.e.s à un joli défi : jeu de balance délicat entre le lâcher prise et l’attention. On pense au yoga (mais oui !), ou aux Méditations soniques que Pauline Oliveros a composées dès les années 1980. Elle avait, elle aussi, cette attention poétique au monde. En témoigne cette injonction, radicale et magnifique : “Allez vous promener la nuit, et marchez le plus silencieusement possible, avec la sensation que vos plantes de pied deviennent des oreilles ! ”
Anne Montaron
Photos © La Pop