Les choeurs battent à la Biennale Musica de Venise

Concerts 06.10.2021

À la tête de la Biennale Musica de Venise pour quatre ans, la compositrice Lucia Ronchetti dédie sa première édition aux chœurs et ensemble vocaux, cernant une thématique autour de la dramaturgie vocale. 

La compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho est l’invitée d’honneur à qui la Biennale a remis le Lion d’or de cette 65ème édition. Elle est à trois reprises à l’affiche du festival : en ouverture, comme il se doit, mais aussi au Théâtre Malibran où est représenté, en création italienne et dans une nouvelle production, son opéra Only the sound remains. À l’Arsenal (Teatro delle Tese), c’est une création mondiale, Reconnaissance, qui est donnée, commande de l’ensemble français Accentus dirigé pour l’occasion par l’excellent Marcus Creed. Reconnaissance est une sorte de cantate sur des poèmes du fils de la compositrice, Aleksi Barrière. Il est question de mission de reconnaissance pour une illusoire migration de l’humanité sur Mars, qui s’achève sur un requiem. Le texte en plusieurs langues et en cinq parties s’affiche en blanc sur le mur de briques du théâtre, en connexion immédiate avec la dramaturgie chorale rehaussée par les couleurs d’une contrebasse, d’un set de percussions et d’une partie électronique live. L’œuvre impressionne par l’efficacité des moyens mis en œuvre et l’envergure quasi opératique superbement défendue par les chanteurs d’Accentus. Au même programme s’inscrit Tag des Jahrs (2001), une seconde pièce de Saariaho sur des poèmes d’Hölderlin où s’élabore entre l’écriture vocale et l’électronique live une texture aussi fusionnelle que poétique. La conception diffère dans After Arethusa de Sivan Eldar, la deuxième création mondiale du concert, où les voix, souvent solistes, évoluent sur la partie électronique pré-enregistrée. La compositrice israélienne y poursuit sa collaboration avec la poétesse anglaise Cordelia Lynn, nous mettant à l’écoute des voix intérieures dans un rapport très intimiste avec les mots de l’écrivaine.

Récompensés par un Lion d’argent, les Neue Vocalsolisten Stuttgart, également sur la scène de l’Arsenal, ont mis à leur programme Wölfli Kantata de Georges Aperghis, une des oeuvres les plus impressionnantes du compositeur qui prélève son matériau textuel des 25000 pages d’une biographie imaginée – « La légende de Saint Adolf » – écrite par l’artiste « brut » Adolf Wölfli, durant les longues années passées à l’asile d’aliénés de la Waldau près de Berne : un univers chaotique de mots et de sonorités qui s’entrechoquent et se combinent au-delà du sens. L’objet littéraire ne pouvait que saisir l’attention de Georges Aperghis qui n’a cessé de questionner le rapport du mot et de sa sonorité. L’œuvre réclame un ensemble de six solistes et un chœur mixte (le SWR Vocalensemble Stuttgart dirigé par Yuval Weinberg) qui interviennent en alternance au cours des cinq parties de cette longue fresque de 70 minutes. Le challenge est superbement relevé par les interprètes virtuoses qui ont gravé l’œuvre sous le label Cyprès. 
Jeune phalange vocale constituée il y a peu, les six solistes d’EVO Ensemble ont été coachés par leur tuteur Andreas Fischer (la basse des Neue Vocalsolisten) dans le cadre de la Biennale College. Ils investissent la scène du Teatro Piccolo de l’Arsenale dans un programme regardant vers le théâtre musical (Jennifer Walshe, Peter Ablinger et Claude Vivier), donné d’un seul tenant et dans le mélange des langues et des affects. Très convaincants sur le plan vocal et expressif, ils affichent également de réels talents scéniques dans A folk song collection (première italienne de la collection complète) de Jennifer Walshe, marchant sur les brisés de leurs aînés avec l’audace de la jeunesse et la fraîcheur de l’élan.     

A l’Arsenal toujours, Marta Gentilucci crée l’événement avec la première mondiale de son « itinéraire processionnel », commande de la Biennale Musica sur des textes de trois poétesses contemporaines, l’Italienne Elisa Biagini, l’Afro-américaine Evie Shockley et la Française Irène Gayraud : le projet artistique inclut les costumes (des aubes noires plutôt austères) et une procession du chœur, en extérieur, marquant trois « stations » jusqu’au Teatro delle Tese. Les slogans du chœur lancés au début de l’œuvre ciblent d’emblée le propos, les violences faites aux femmes auxquelles se réfère chacun des poèmes. Comme dans Songs cycle créé au festival Manifeste 2020, la compositrice sonde le potentiel sonore du texte parlé (« Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus »), exigeant des chanteurs une déclamation rythmée et à l’unisson conférant au texte une vibration et un grain singulier. Dans le théâtre, le chœur s’est disposé sur le pourtour de la salle, la cheffe Catherine Simonpietri officiant au centre du cercle formé par le public. Dans « Recoller », le long texte d’Irène Gayraud, cinq solistes prêtent leur voix (parlée toujours) à Laure, Nora, Julie, Alexandra et Sibilla, des victimes témoignant de leur agression dont les mots sont répercutés par les voix chantées du chœur, générant une épaisseur dramatique voire tragique du plus bel effet.

Autre genres, autres lieux

Les lieux se diversifient lors des concerts du soir qui investissent des espaces prestigieux telle la Basilique San Marco avec laquelle la Biennale Musica collabore pour la première fois. Une commande a été passée à l’artiste sonore allemande Christina Kubisch en lien avec la Cappella Marciana (le chœur mixte de San Marco), une éminente phalange spécialiste de la musique vénitienne du XVIème siècle. Travelling voices de Kubisch envisage un voyage dans le temps et dans l’espace, avec les musiques de Willaert, Zarlino, Andrea et Giovanni Gabrieli, Claudio Merulo et Claudio Monteverdi, tous ayant exploité les potentialités acoustiques offertes par l’architecture de la basilique où deux tribunes se font face, donnant à entendre, d’un chœur à l’autre, les premiers effets stéréophoniques de l’histoire : Ces « cori spezzatti » ont été enregistrés par Kubisch et retravaillés par l’artiste qui les diffuse ce soir dans l’espace de la basilique en alternance avec les voix de la Cappella Marciana, combinant le son naturel et son écho, déformé et virtuel.

La deuxième soirée nous fait quitter Venise pour le Teatro del Parco de Mestre, lieu alternatif où le DJ et chanteur égyptien Zuli a installé ses contrôleurs et autres machines électroniques pour mixer en direct. Les premières minutes sont à haut voltage, une manière un peu brutale d’entrer en contact avec le public avant qu’il ne règle les niveaux de manière plus soutenable : geste économe et concentration maximale ; Zuli joue de manière virtuose sur les capacités de ses outils numériques pour engendrer une source sonore polymorphe rehaussée d’une scénographie lumineuse très sophistiquée. De temps à autre, il approche son micro pour donner de la voix, derrière son masque qu’il n’a pas pris la peine d’enlever. Le chant n’en est pas moins beau, précisant des contours orientaux que l’on devine dans la partie électronique. La performance sera courte, à peine 50 minutes, Zuli quittant les lieux brusquement, sans un salut ni autre signe de sympathie à l’adresse de son public un rien décontenancé.

Plus avenante et souriante, la chanteuse albanaise aux pieds nus Elina Duni nous accueille dans la Sala delle Colonne de la Ca’ Giustinian, un des plus beaux palais de Venise (1471) bordant le grand canal où siègent les bureaux de la Biennale. Elena Duni nous parle d’exil (elle habite aujourd’hui en suisse), s’accompagnant à la guitare ou au piano. La voix est rayonnante, joliment timbrée et d’une grande flexibilité dans les passages improvisés où elle atteint des aigus liminaux. À la mélancolie/nostalgie de certains textes, en anglais ou en français, répond une inspiration plus populaire où s’entendent les accents de la tradition des Balkans rythmés par le tambourin qu’elle joue parfois avec le pied tout en s’accompagnant à la guitare. Son répertoire regarde également vers le jazz qu’elle a beaucoup pratiqué mais la manière reste très personnelle, élégante autant qu’envoûtante et plébiscitée par un public totalement conquis. 

Michèle Tosi

Photos © Andrea Avezzu

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