Je me souviens de… Kaija Saariaho

Témoignage 13.06.2023

Kaija Saariaho nous a quittés le 2 juin dernier. Figure majeure de la scène musicale contemporaine, la compositrice franco-finlandaise laisse à son catalogue quelques 170 partitions. Me reviennent à la mémoire des instants privilégiés, moments de grande émotion liés à l’écoute de sa musique comme à la lecture de ses écrits…

Passionnée
Je me souviens de son premier opéra, L’amour de loin, donné au Théâtre du Châtelet en décembre 2001 sur un livret d’Amin Maalouf et une mise en scène de Peter Sellars, avec les trois chanteurs solistes : la soprano américaine Dawn Upshaw pour qui la compositrice a écrit le rôle de Clémence, Lilli Paasikivi, en pèlerin et Gerald Finley incarnant le troubadour Jaufré Rudel de Blaye. Comment ne pas se passionner pour ce prince de Blaye dont je connaissais « la vida » et les « canso » que je faisais découvrir à mes élèves durant les cours d’histoire de la musique sur le Moyen âge. Si proche pour moi, L’Amour de loin fut une première révélation, une connaissance plus intime de l’art de la compositrice qui dit avoir révéler une part d’elle-même en donnant vie à ses personnages : « (…) je me rendis compte que chacun des trois personnages de l’opéra me correspondait d’une certaine manière : le troubadour Jaufré à la musicienne, Clémence à la femme nostalgique vivant loin de sa terre natale, et le Pèlerin au besoin d’unir ces deux destins ».

Impressionnée
Ce texte précieux de la compositrice figure dans Le passage des frontières, le livre d’écrits sur la musique de Kaija Saariaho établi par Stéphane Roth et paru aux éditions MF en 2013. Douze années se sont écoulées depuis la création de son premier opéra durant lesquelles trois autres ouvrages lyriques de la compositrice ont vu le jour : Adriana Mater en 2006 à l’Opéra Bastille, La Passion de Simone, à Vienne en 2006 également et Emilie en 2011 à l’Opéra de Lyon, trois destins de femmes renouvelant la collaboration avec le même librettiste Amin Maalouf.


En 2013, l’ouvrage de Stéphane Roth est un nouveau choc, intellectuel cette fois et révélateur quant à ma connaissance de l’univers de la compositrice, une prise de conscience de la somme de travail, de réflexion et d’engagement au sein d’une activité menée sans relâche depuis plus de quarante ans (1970-2013) par une compositrice qui avouait en toute lucidité que composer, pour elle, était « une question de vie ou de mort ».
Il s’agit pour l’auteur de rassembler et surtout de (faire) traduire, du finnois, du suédois, de l’anglais et de l’allemand, un ensemble de textes – la plupart totalement méconnus par les lecteurs francophones – que Kaija Saariaho rédige à l’occasion de conférences, colloques, résidences internationales et dans lesquels elle fixe ses options, précise sa démarche et éclaire la nature de ses travaux : un ouvrage essentiel, s’il en est, où l’on comprend mieux ce que composer veut dire pour notre musicienne.

Comblée
Je me souviens de ce concert au Musée de l’Orangerie, dans la salle des Nymphéas de Monet lors du festival Manifeste de L’Ircam en juin 2019. Les Béla y jouaient Nymphea, le quatuor à cordes avec électronique de Kaija Saariaho au côté du quatuor à cordes n°4 de Jonathan Harvey. J’ai toujours une émotion décuplée lors des concerts donnés au contact des œuvres d’art d’un musée. C’est la seconde salle des Nymphéas qu’ont investie les interprètes et la technique Ircam, puisque l’électronique modèle l’espace d’écoute dans les deux œuvres au programme. Si Saariaho n’évoque pas directement Monet dans sa pièce Nymphea (1987), c’est l’image du nénuphar et sa « symétrie cassée et transformée par le remous des flots » qui lui vient à l’esprit lors de l’élaboration de l’œuvre. Le quatuor est ici un méta-instrument à seize cordes au service des couleurs et des textures qui se font et se défont avec une plasticité remarquable. La poésie du Russe Arseni Tarkovski infiltre par deux fois la musique. Ce sont deux instants plus intimistes où les quatre interprètes murmurent le texte, respirant l’ombre avec souffle et sifflantes et intensifiant le mystère dans un espace où s’opère l’aller-retour du visuel et du sonore.

Intriguée
Je me souviens de cette nouvelle production du quatrième opéra de Kaija Saariaho, Only the sound remains, sur le plateau du Maillon à Strasbourg, dans la nouvelle production d’Aleksi Barrière (son fils) et la direction musicale d’Ernest Martínez Izquierdo, déjà présent à Garnier en 2018. Dans cet opéra de 2016, la compositrice va à la rencontre du théâtre Nō, choisissant deux contes très connus du répertoire traditionnel japonais, Always Strong (Toujours fort) et Feather Mantle (le manteau de plumes) dans l’adaptation qu’Ezra Pound réalise à partir de la traduction anglaise du japonologue Ernest Fenollosa. Les deux histoires chevauchent le réel et le surnaturel, comme un rêve lunaire qui contemple notre monde : à travers l’apparition d’un spectre, celui de Tsunemasa (« un son trouble qui seul demeure »), dialoguant avec le prêtre Giokei. Moins sombre, Feather Mantle met en scène la Tennin, sorte de messagère du ciel qui réclame au pêcheur son manteau de plume sans lequel elle ne peut planer dans le ciel pour regagner le palais de la lune. « Nous trouvons la beauté non pas dans la chose elle-même mais dans le motif de ses ombres, de la lumière et des ténèbres », nous dit Jun’ichiro Tanizaki dans L’éloge de l’ombre. C’est ce reflet des choses que traquent tout à la fois la musique de Saariaho, à travers ses textures fines souvent floutées par l’électronique, et la scénographie des deux complices, Aleksi Barrière et Étienne Exbrayat. Sur scène également et à jardin, l’effectif instrumental est réduit à l’essentiel : un quatuor à cordes (Quatuor Ardeo) et les percussions auxquels s’ajoute le kantele, instrument traditionnel finnois (Eija Kankaanranta) et la flûte (Camilla Hoitenga), deux sonorités tirant vers les instruments traditionnels du Japon, le koto et le shakuhachi. La flûte japonaise est évoquée à travers le timbre de la flûte basse et l’énergie du souffle qui la traverse. Curieusement, le Japon vers lequel regarde cet opéra est un pays avec lequel la compositrice se sentait pleinement en phase : dans l’appréciation de la nature, la pudeur et la politesse des gens, l’ombre et la lumière, le soin et la précision… 

Profondément touchée
Je me souviens de ce même automne 2022 où Aleksi Barrière faisait rouler à toute allure le fauteuil de Kaija Saariaho pour qu’elle soit sur scène avec les interprètes et qu’elle puisse saluer son public.
Je me souviens d’Innocence, son dernier opéra revu sur l’écran du Palais des fêtes de Strasbourg avec le même saisissement que lors de sa création.
Je me souviens de la ferveur avec laquelle sa fille, Aliisa Neige Barrière, violoniste et chef d’orchestre vivant aujourd’hui à Helsinki, a joué son Nocturne, une pièce soliste de 1994 écrite à la mémoire du compositeur polonais Witold Lutoslawski qui venait de mourir.

Et je relis avec une grande émotion les mots de la compositrice au sujet de sa musique : « Les harmoniques sont ici une métaphore de la fragilité de la vie et son chemin, qui parfois sont brusquement coupés, parfois s’affaiblissent doucement avant de disparaître »…

Michèle Tosi

Photos © Priska Ketterer
Photos © Theater Osnabrück
Photos © AEC

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