Après avoir débuté sur la scène punk et industrielle, l’Anglais Chris Watson est devenu l’une des grandes figures du field recording. Mi-naturaliste, mi-spirite, il cherche, avec une extrême précision sonore, à capter l’esprit des lieux autant que les multiples strates de l’histoire, la symphonie parfois invisible des éléments autant que le murmure des présences disparues.
Musique sans instruments
Pour ses 14 ans, en 1966, le jeune Chris Watson reçut un cadeau bouleversant : un magnétophone portable avec lequel il se mit immédiatement à expérimenter. L’adolescent de Sheffield se passionne alors pour les compositeurs qui produisent de la musique à partir de sons fixés, notamment Karlheinz Stockhausen et Pierre Schaeffer. De ce dernier, la fameuse Étude pour chemins de fer (1948) le fascine parce qu’elle exprime parfaitement ce qu’il appelle maintenant (dans cette passionnante interview) le « message subliminal en forme de battement de cœur des sons, et des rythmes, des trains ». Ce « message subliminal », cet esprit des choses, des êtres et particulièrement des lieux (« spirit of places »), il a passé sa vie a essayer de le capturer.
Vers 1973, il s’embarque avec feu Richard H. Kirk et Stephen Mallinder dans l’aventure Cabaret Voltaire . L’idée de départ du trio est de produire une « musique sans instruments » (« music without musical instruments »). A l’instar de Fluxus dans le monde de l’art, ses musiciens recherchent une spontanéité créatrice très influencée par le mouvement dada (en témoigne le nom qu’ils se sont choisi), qu’ils expriment avec un actionnisme sonique hirsute, barbelé, distordu (les albums Mix-up et Three Mantras, les rééditions des premières démos, Attic Tapes). Parti de quelques hardies plaisanteries artistiques – comme des concerts à partir de magnétophones portables dans des toilettes publiques ou des diffusions terroristes depuis des systèmes son posés sur le toit d’une voiture –, Cabaret Voltaire devient à partir des années punk un symbole du fracas et de l’expérimentation bruitiste aux côté des fameux « broyeurs de la civilisation » venus de Londres, Throbbing Gristle. Avec ses field recordings et ses sons trouvés (found sounds) qu’il injecte dans leurs disques et leurs concerts, Watson impose un passager clandestin dans l’univers combinatoire de la musique : la matière pure, non maîtrisée. En 1981, alors que le groupe affirme son virage vers la pop et la dance, Watson le quitte, pour – après un passage au sein du Hafler Trio, le projet électroacoustique du musicien Andrew M. McKenzie,– se consacrer pleinement à sa passion originelle : la prise de son de terrain.
Il s’installe alors à Newcastle-upon-Tyne afin de profiter des vastes espaces de la campagne du Nothumberland et d’explorer le son, les sons, chaque son dans toute ses arcanes, dans son efflorescence, sa disparition, sa vie, son mystère. Il cite d’ailleurs John Cage : « Le monde a déjà assez de musique. » Quitter Cabaret Voltaire aura tout simplement permis à Chris Watson d’agrandir à l’infini l’espace de son observation des sons. L’air et tous les êtres qui en dépendent, l’eau et les fonds sous-marins avec les hydrophones, la vibration interne des choses que l’on capture avec les micro-contacts. La planète devient son jardin. Débute alors une carrière de perchman spécialisé dans les documentaires animaliers qui le conduira à travailler pour la BBC4, le National Geographic ou la fameuse série Life de David Attenborough.
Esprits et lieux
Depuis les années 1990, Watson mène en parallèle un important travail artistique dont témoignent cinq albums parus sur le label anglais Touch. Comme l’a écrit le journaliste de Time-Out Sasha Frere-Jones, il y propose d’« écouter le monde » plutôt que de chercher à lui échapper.
Très influencé par les travaux du parapsychologue Thomas Lethbridge et de l’essayiste Alfred Watkins (grand arpenteur de l’Angleterre, inventeur du posemètre, celui-ci avait théorisé à partir de ses observations l’existence d’un vaste réseau routier disparu, de « lignes » effacées, datant d’avant l’occupation romaine), Watson cherche à débusquer l’indicible mémoire des lieux, les traces auditives des événements qui les auraient marqués de leur sceau, leurs fantômes plus ou moins métaphoriques (il existe un projet de design sonore basé sur ses enregistrements nommé Haunted Spaces).
Un lieu-dit nommé Bloody Bush ou Murder Rock, par exemple, contient-il des vestiges audibles du passé qui lui a donnée une telle réputation ? Et, de manière plus ordinaire, lorsque l’on visite un appartement ou une maison, on peut parfois ressentir une ambiance qui nous attire ou nous repousse. Cette atmosphère a-t-elle une signature sonore ? Peut-on la piéger ? L’habitat, animal ou humain, actuel ou ancien, est l’une de ses obsessions. Son premier album, Stepping into the Dark (1996), propose de telles captures d’objets presque intangibles, étalées dans divers lieux choisis selon sa psycho-géographie personnelle. Il y respecte scrupuleusement sa recette de « composition » d’un field recording (voir cette conférence, à 6’34) : une ambiance sonore posée comme une fondation sur laquelle bruissent des traces sonique d’habitats souvent animaliers, dotées d’une plus grande dynamique, et par-dessus ces deux couches, au pinacle, un objet particulier, plus présent encore, qui donne à la pièce son individualité. « Une acoustique chatoyante, un timbre spécial, parfois des sons animaux rythmiques, percussifs, fugaces. » Tour à tour venteux, mouillé, sec, resserré, élargi, chaud, froid, diurne, nocturne, serein, menaçant, habité de milles voix animales, de coassements, de chants, de grincements, de mugissements, de cette collision infinie de formes de vies et d’éléments que nous appelons « nature », Stepping into the Dark possède une puissance élémentaire au sens magique du terme. Nos sens, le souvenir que le corps en a, sont éveillés par le son. Watson y prend finalement à contrepied la musique concrète et son rêve un peu démiurgique de pure création sonore détachée de toute causalité, suspendue dans un espace transcendant absolument sa genèse (faire s’évanouir le « contexte dramatique » du son fixé, selon la méthode de Schaeffer). Il lui substitue une rêverie orphique d’exploration des profondeurs, des pliures physiques autant que mémorielles du monde. Sa carte sonore (Sound Map) de Sheffield, réalisée en 2013 pour la Millennium Gallery, appartient à un registre similaire.
Watson préfère en général les pièces « naturalistes » les moins post-produites possibles et les « formes longues » d’un enregistrement brut où le travail artistique, en sus du choix des microphones et de leur placement, revient à décider du début et de la fin de l’enregistrement. On retrouve cette façon de faire dans les étranges plans rapprochés (close-ups) sur des sons animaux comme le ronronnement d’un singe (!) ou le raclement des dents d’un cheval d’Outside the Circle of Fire (1998). « Peut-on écouter une écoute ? », interroge Peter Szendy dans son livre Ecoute, une histoire de nos oreilles. Watson réduit effectivement le plus possible l’œuvre sonique à la transmission d’une expérience acoustique du réel. C’est une vie en soi, l’écoute. Une sagesse qui s’acquiert, un apprentissage de la perception, un genre de réduction phénoménologique appliquée. Il faut parfois savoir ne pas enregistrer pour bien enregistrer : « Plus je deviens vieux, moins j’enregistre. Je suis très attentif au moment d’appuyer sur ‘record’ », déclarait Chris Watson en 2015. Cette philosophie baigne le très simple In St Cuthbert’s Time (2013), disque sur lequel il s’essaie à reproduire l’environnement sonore de l’île sacrée de Lindisfrane, vers l’an 700. Il lui a donc fallu n’enregistrer aucun des parasites sonores de la vie moderne, une mission qui a dû demander, comme le soulignait le site a closer listen, « une patience de saint ».
Les plis du réel
Mais Watson utilise également des techniques de postproduction, de collage, de mixage, de filtrage. La captation de l’esprit d’un lieu n’a pas à être « pure », elle reste une approche subjective du réel, avec des problématiques de cadrage similaires à celles d’une peinture, d’une photographie voire d’un tournage, pour employer un terme du musicien et théoricien Michel Chion. Il joue donc aussi avec des formes constructivistes plus ou moins déclarées comme le time-lapse (collages de sons d’un seul lieu pris à différents moments de la journée, voire de l’année, pour « comprimer » le temps) ou l’assemblage de diverses sources. En 2010, à la demande de la National Gallery de Londres, il a même construit intégralement le son d’un célèbre paysage peint par Constable en 1826, The Cornfield.
Avec ses années de pratique documentaire, Chris Watson a acquis un savoir impressionnant qui lui permet une grande précision dans ses choix de dispositifs techniques. Mais il possède aussi une expérience musicale de l’occupation du temps (et l’on a envie de dire : du volume) qui lui permet d’exceller dans ses montages, de leur conférer de bout en bout une fluidité presque narrative. Sur Weather Report (2003), il tente ainsi de capter la substance sonore, « l’humeur et le caractère » de régions météorologiques très différentes les unes des autres. Il y agence amoureusement, sur une suite de pièces d’un peu moins de vingt minutes chacune, les sons d’un même lieu étalés sur des durées variant d’une journée à plusieurs mois, au Kenya (la moite Ol-ooolol-O), en Écosse (la très pastorale The Laipach) et en Islande (la très froide, très venteuse, très forte Vatnajokull).
Enfin, Tren Fantasma (2011), son œuvre la plus construite, est une progéniture directe de son amour de jeunesse, l’Étude pour chemins de fer de Schaeffer. Watson a fabriqué un poème sonore (Tone Poem) à partir d’un mois de prises de sons sur une ligne de train mexicaine maintenant abandonnée, composant ainsi « la musique d’un voyage passé dans l’histoire. » On pourrait bien sûr dire : l’esprit d’un train. Il y recompose à loisir les émanations vivantes de la machine, joue avec les percussions du moteur et les harmonies ambiantes, filtre certaines répétitions périodiques à la manière des musiciens électro (El divisadero). Il rêve son sujet au moins autant qu’il ne l’enregistre. Les choses sont ainsi presque inversées par rapport à l’époque de Cabaret Voltaire : la musique est devenue sur ce disque le passager clandestin du travail de field recording. Comme si elle avait émergée d’elle-même de l’observation fascinée des secrets de la matière, de ce qu’Henri Michaux nommait en son temps « la vie dans les plis ».
Guillaume Ollendorff