L’écrit et l’improvisé : parcours en eaux mêlées

Témoignage 29.11.2022

Loin de s’exclure l’une l’autre, l’écriture et l’improvisation se sont de tout temps, dans l’histoire de la musique occidentale, nourries et fécondées mutuellement. Pourquoi les choses devraient-elles être différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient au Moyen Âge ou à l’époque de Jean-Sébastien Bach ? Plaidoyer subjectif en faveur de la curiosité et de la porosité.

Cela fait une vingtaine d’années que j’explore le champ de l’improvisation sur France Musique (émission À l’Improviste) et douze ans que je suis au gouvernail d’une émission qui met en lumière les musiques qui s’écrivent aujourd’hui (l’émission Alla Breve, devenue Création mondiale), et pourtant écrire sur ces deux approches du monde sonore m’est plutôt difficile, pourquoi ?
Les réflexions qui vont suivre sont une esquisse de réponse, plutôt improvisée  …

En préambule à ces divagations, pour renouer avec l’idée de prélude qu’ont toujours cultivée les improvisateurs à l’époque de Bach – et que pratiquent aujourd’hui encore les musiciens dans certaines cultures -, je voudrais livrer ces mots recueillis autrefois auprès du violoniste américain Malcolm Goldstein : « J’aime la musique de Bach parce que c’est la musique d’un improvisateur. Je ne sais pas pourquoi la pratique de l’improvisation a autant cessé d’être une chose naturelle, comme elle l’était autrefois, à l’époque de Bach par exemple. Être musicien voulait dire beaucoup plus de choses. Ce serait formidable de retrouver ça dans la formation des musiciens d’aujourd’hui ! »
Ce jour-là, Malcolm Goldstein m’avait rappelé qu’il ne commençait pas une journée sans jouer la musique de Bach, et qu’il lui semblait vital de renouer avec la « trilogie » des musiciens du passé : cette faculté d’être à la fois interprète (instrumentiste ou chanteur), improvisateur et compositeur, et de passer de l’un à l’autre avec l’évidence du ruisseau (Bach, en allemand).
Au XXe siècle, les musiciens qui ont incarné le plus immédiatement cette trilogie, sont sans doute les musiciens de jazz et des organistes. Le compositeur, organiste, improvisateur autrichien Wolfgang Mitterer a ces trois pratiques tellement ancrées en lui qu’il me disait ne pas concevoir l’activité de compositeur séparément de la pratique instrumentale, du contact avec l’instrument. Le fait est que tout organiste improvise, avec plus ou moins de science et d’enthousiasme, et qu’il apprend à le faire : c’est une pratique inhérente à l’instrument et à sa fonction d’accompagnement des offices religieux. L’un des anciens organistes titulaires de Notre-Dame de Paris, également professeur de composition au conservatoire de Dijon, Jean-Pierre Leguay, a écrit des lignes passionnantes sur sa pratique de l’improvisation, à l’intérieur de la liturgie comme en dehors.

Si l’on sort des églises pour se mettre en quête d’espaces où la pratique de l’improvisation est aujourd’hui bien vivace et spontanée, les repères se floutent. Pour les explorer, il faut avoir le goût de l’aventure et de la porosité, fréquenter tout à la fois les clubs et festivals de jazz, certains théâtres particulièrement curieux, les festivals d’improvisation (il y a même eu l’époque où coexistaient les deux appellations « jazz et musique improvisée »), ceux dédiés à la musique expérimentale, et s’intéresser aux nombreux collectifs (Coax, Umlaut…) qui, chacun à leur manière, incarnent l’esprit de Jean-Sébastien Bach en brouillant les séparations entre composition, improvisation et interprétation à force de naviguer sans tension entre ces trois pratiques..

On a pu aussi assister ces dernières années à l’éclosion d’orchestres d’improvisateurs de tout poil (venus du jazz, de la musique contemporaine, des musiques expérimentales) qui cultivent l’aller-retour entre les deux approches du sonore, l’improvisé et l’écrit. C’est le cas notamment de l‘ONCEIM, basé à Paris et fondé en 2011. Les musiciens de cet ensemble sont à la fois interprètes, improvisateurs et compositeurs. Je pense ne pas me tromper en disant qu’au départ, l’ONCEIM (Orchestre de Nouvelles Créations, Expérimentations et Improvisations Musicales) a surtout abordé l’idée de structure et de composition en invitant un.e musicien.ne de l’orchestre à inventer une forme plus ou moins ouverte, susceptible d’être jouée par celui-ci. Peu à peu, Frédéric Blondy, pianiste et directeur artistique de l’ensemble, s’est tourné vers des compositeurs extérieurs à l’orchestre, des figures importantes de la musique expérimentale telles que Stephen O’Malley, John Tilbury, Peter Ablinger, Éliane Radigue...  L’ONCEIM a son équivalent berlinois avec le Splitter Orchester, fondé en 2010, qui réunit une vingtaine de compositeurs/performers de dix nationalités différentes autour de processus de travail très proches, aux confins de l’improvisation et de la composition, avec pour axe fort l’exploration du son et sa projection dans l’espace.
La liste des ensembles/orchestres nés ces dix dernières années est longue. Évoquons ici le Un, collectif d’improvisateurs.trices installé à Bordeaux et initié par le contrebassiste David Chiesa, qui se définit comme « une société d’improvisation » : « Le UN improvise, invente des dispositifs de jeu, travaille avec l’image cinématographique » (note d’intention de l’ensemble). Un moment tenté par l’exploration de l’écrit, je crois que l’ensemble s’est resserré sur les situations d’improvisation.

Le UN – Jean-Christophe Leforestier from Ensemble UN on Vimeo.

Bien avant cette éclosion, des ensembles plus modestes dans leur taille ont montré le chemin, naviguant sans cesse entre oralité et écriture : je pense à ]h[iatus, ensemble international de musique contemporaine fondé en 2005 par la violoncelliste Martine Altenburger et le percussionniste Lê Quan Ninh. La majorité des membres de cette formation à géométrie variable possède à la fois une expérience d’interprète et d’improvisateur, ce qui les amène à proposer des parcours mêlant pièces écrites et improvisations, « dans une oscillation permanente entre les deux disciplines, mettant en valeur les cohérences ou les ruptures de pratiques artistiques que l’on considère trop souvent comme antinomiques »
Lê Quan Ninh définit en ces termes les explorations de  ]h[iatus:« Les expériences longuement éprouvées de l’interprétation et de l’improvisation fondent la vision singulière de la musique contemporaine que l’ensemble veut partager : une musique ne venant pas seulement de celles et ceux qui l’écrivent mais aussi de celles et ceux qui la jouent, qui sont, en quelque sorte, chaque jour sur le terrain du sonore, qui en éprouvent les transformations dues à une patiente proximité avec le matériau musical et l’instrument.
Force est de constater que l’approche du sonore par les improvisateurs est bien différente de celle des musiciens non-improvisateurs, car improviser c’est justement et avant tout questionner son rapport à l’instrument et à sa culture en s’emparant de lui comme outil de création à part entière, comme outil permettant de dégager sa propre poésie dans des circonstances artistiques toujours changeantes…
L’improvisateur acquiert une virtuosité de l’écoute, une faculté d’adaptation ainsi qu’un sens du matériau qui lui permettent, s’il est également interprète, une compréhension organique des œuvres et de leurs mouvements intérieurs. Ceux-ci deviennent en quelque sorte un faisceau de circonstances à traverser : circonstances de temps et d’espace, circonstances abstraites et concrètes de la matière musicale, circonstances des transitions, etc. qui sont comme d’autres aspects des circonstances avec lesquelles l’improvisateur doit travailler, comme par exemple l’acoustique permettant telle ou telle dynamique, les volumes d’air à déplacer, la nécessité du silence, le devoir de solidarité, le nécessaire partage des perceptions. C’est dans cette transversalité des circonstances, que se situe le travail de
l’ensemble]h[iatus, transversalité qui amène à confondre l’écrit et l’improvisé. »  

Laboratorium – bande annonce / teaser from Ryoanji Asso on Vimeo.

Très inspirée par mon compagnonnage avec ces ensembles, je serais bien incapable de vous aider à essayer de voir plus clair dans cet entrelacement des pratiques. Mieux encore, je reconnais n’avoir aucune envie d’opposer – ni même de comparer – l’écrit et l’improvisé, et préfère moi aussi privilégier une pensée transversale qui tend à les confondre. Que répondre en effet aux compositeurs rétifs à l’improvisation parce qu’ils la considèrent comme simple musique de gestes – la musique n’est-elle pas tout entière du geste, des gestes ? – ou comme une expression non réfléchie et imparfaite de l’instant, simple exutoire du musicien désireux de s’exprimer en musique, et tout simplement de jouer sa musique ? Que répondre à ceux qui préfèrent pointer du doigt les faiblesses formelles d’une improvisation plutôt que de reconnaître la richesse d’invention formelle de certains improvisateurs, non reproduisible sur le papier ? Que dire aussi aux improvisateurs qui oublient de nourrir leur pratique par l’écoute approfondie des musiques, qu’elles soient écrites ou« de tradition orale »?

Opposer oralité et écriture, comme on oppose de façon superficielle la forêt au jardin, n’a pas de sens : le jeu est perdu d’avance !  Qui nous dit que la forêt en tant qu’organisme vivant n’obéit pas à une organisation interne, et que le tracé d’un jardin – et c’est vrai même de nos jardins à la française – exclut toute fantaisie et invention ? Comment rester insensible à l’art des jardiniers du Moyen Âge, qui savaient si bien combiner le dessin, l’organisation des végétaux dans l’espace à l’herbe folle et sauvage ? Dans l’histoire des hommes, bien avant l’apparition de l’écriture, la musique est tout de même née de l’improvisation, et encore aujourd’hui, de nombreux compositeurs.trices improvisent mentalement ou sur l’instrument tout ou partie de leurs œuvres à venir avant de les coucher sur le papier à musique, et cela, quel que soit l’univers qu’ils.elles explorent. Un compositeur de musique électronique ou acousmatique ne passe-t-il pas par des phases d’improvisation avec les sons qu’il a enregistrés ou stockés dans sa sonothèque ? 

À cet endroit de mes divagations, je me permets un flot de questions.
En quoi le premier jet et l’organisation sont-ils incompatibles ? N’ont-ils pas en commun l’idée d’invention, de création ? Et ne peut-on concevoir qu’un improvisateur aguerri aille très loin dans l’organisation des sons quand il est en situation de performance ? J’ai vécu suffisamment de concerts de musique improvisée pour pouvoir dire que certains d’entre eux m’ont laissé le souvenir d’un monde sonore abouti, organisé et magnifique, me procurant un plaisir auditif, sensoriel et intellectuel aussi grand que la plus minutieuse des compositions. 

Dans la création, je crois aux jeux de vases communicants, à la porosité, aux allers-retours constants, aux liens organiques entre les pratiques, un peu comme il existe en physique les transitions de phase pour un même élément. Si l’eau est présente sous différentes formes – la glace, l’eau, la vapeur -, il en est de même du phénomène qu’on appelle musique et qui peut s’offrir à nos oreilles sous des formes qui ne s’excluent en aucune manière. Libre à chacun de privilégier un état ou l’autre, ou de s’y sentir plus à son aise. Dans la musique et l’expression artistique en général, je crois à ce qui circule : aux ouvertures dans un système apparemment clos, aux règles qui s’insinuent dans ce qui de prime abord ressemble au désordre. Je crois aux contaminations !

Bien avant les musiques expérimentales, on trouvait des illustrations de ces jeux de passe-passe dans la musique ancienne. Il fallait aux musiciens de l’époque du Chant sur le livre (Moyen Âge), de la Renaissance et de la période baroque (l’ornementation, la réalisation de la basse chiffrée) beaucoup d’imagination pour « fleurir et développer » les quelques notes ou lignes qu’ils avaient sous les yeux ! Par ailleurs, l’histoire de notre musique occidentale est pleine de moments contrastés et de périodes de transition qui ont laissé de la place à la liberté. Je pense à ces époquesoù les codes de l’écriture se sont assouplis pour laisser entrer l’herbe folle – le courant de l’Empfindsamkeit par exemple à l’époque d’un Carl Philipp Emanuel Bach

Et le jazz, me direz-vous ?
Je laisse aux spécialistes du jazz – ou plutôt des multiples visages du jazz – le soin de compléter ces réflexions et me contenterai d’esquisser une échappée vers des ensembles européens et français que j’ai pu approcher, des orchestres tels que le Globe Unity Orchestra du pianiste Alexander von Schlippenbach, le Barry Guy New Orchestra, le Tentet de Joëlle Léandre, les ensembles récents d’Ève Risser (White et Red Desert Orchestra), l’ensemble Nautilis de Christophe Rocher… dans lesquels on retrouve cet aller-retour constant, fructueux et réjouissant entre écriture et improvisation. 

ZONES LIBRES – Teaser from Ensemble Nautilis on Vimeo.

Il y a quelques jours, le compositeur et chef d’orchestre brésilien Januibe Tejera, autrefois très proche du collectif d’improvisation Warning avec lequel il a collaboré sur plusieurs projets, me confiait son intérêt profond pour l’improvisation : «Certains compositeurs se sentent trahis quand leur musique a l’air improvisée, car ils revendiquent un raffinement extrême de l’écriture. J’appartiens à l’autre clan. Plus une musique écrite semble spontanée, c’est-à-dire moins on sent qu’elle obéit à des structures imposées, plus je suis surpris et heureux. La difficulté est de conjuguer cette apparence de spontanéité avec le temps long qui est celui de l’écriture. Comme compositeur, je balance constamment entre ces deux énergies ; d’un côté la continuité vécue de l’œuvre, de l’autre notre réalité qui est plus distendue. Il faut mettre en relation les deux choses dans l’écriture. C’est un fait, j’essaie de ramener l’improvisation dans mon écriture : c’est un vrai désir !Sans parler du travail d’improvisation avec les instrumentistes, dans les formes solo et duo surtout, moments d’improvisation destinés à mieux connaître et l’instrument, et le musicien pour qui j’écris cette musique. »

En guise de point d’orgue à ce sujet « ouvert » par nature, un dernier regard : celui de l’interprète-improvisateur-compositeur Thierry Escaich, musicien qui a commencé son exploration des sons quand il était enfant sur l’accordéon avant de rencontrer son instrument, l’orgue, et avec qui les auditeurs d’À l’improviste ont partagé autrefois de grands moments d’improvisation : C’est l’improvisation qui nourrit la plupart de mes œuvres. Je parle souvent d’une espèce de jaillissement initial à toute expérience créatrice ; ce jaillissement, c’est l’improvisation – quelquefois, c’est aussi l’improvisation dans le métro, dans les embouteillages – c’est ce qui vient d’un coup, ce qui ne veut pas dire qu’on ne conçoit pas des formes complexes ! Ce qui donne le départ, c’est un geste, qu’il soit harmonique ou rythmique (…) Olivier Messiaen avait je crois un rapport assez spécial à l’improvisation, que j’analyse très bien moi-même comme compositeur ; il a toujours limité ses improvisations, sauf dans le courant de l’office, sans doute mû par une sorte de peur, comme si cette pratique pouvait lui prendre ses idées, ou l’empêcher de les réaliser ensuite dans ses propres œuvres. En tant que compositeur, j’ai eu cette même interrogation. Au départ, mes improvisations étaient assez éloignées de mes compositions. Par ailleurs, il y a une dizaine d’années encore, quand je composais, je me mettais volontairement dans une situation; c’était un peu comme si je me “regardais” composer ! Progressivement, ces deux mondes se sont rapprochés ; j’essaie de retrouver en tant que compositeur la spontanéité, le jaillissement qu’on peut espérer d’une improvisation, et quand j’improvise j’essaie de structurer – mais pas trop – pour essayer de garder cette espèce de flamme, ces froissements d’ailes… »

Anne Montaron

Photo article ONCEIM © OlivierOuadah

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