C’est le quatrième et dernier concert de cette semaine festive à l’Ircam qui consacre la réouverture de l’Espro (Espace de projection) après huit années de silence. Le programme de l’ensemble TM+ dirigé par Laurent Cuniot affiche la création attendue de Florent Caron Darras, Transfert, mettant à l’œuvre tous les ressorts de la technique ambisonique 3D développés dans les studios de recherche de l’Institut.
Pour Laurent Cuniot qui en a conçu le déroulement sans pause, le concert devient une entité poétique traversée d’une thématique et rehaussée de lumière. Ainsi l’écriture-oiseau d’Olivier Messiaen illustrée par deux « espèces ailées » de son Catalogue d’Oiseaux (1956-1958) entre-t-elle en résonance avec les sons du vivant récoltés en forêt d’Anjou par Florent Caron Darras et le pépiement volatile des voix de femmes chez Natasha Barrett.
Si le piano de Messiaen (La Rousserolle effarvatte puis Le Courlis cendré) sous les doigts de Julien Le Pape manque un rien d’éclat et de clarté dans les attaques et les articulations – le piano est-il vraiment bien accordé? – le confort d’écoute est idéal dans la pièce acousmatique (entendue uniquement à travers les haut-parleurs) Hidden Values (2012) de la compositrice britannique Natasha Barrett. La pièce en deux parties sonne avec une finesse remarquable, magnifiée par la diffusion ambisonique 3D* de l’Espro pour laquelle elle a été pensée : ambiance aquatique et théâtralité fantasque dans The Umbrella. Optical Tubes balance entre rumeur extérieure et sonorités plus intimistes (voix féminine et percussions résonnantes), modifiant les espaces et les temporalités dans un va-et-vient étrange et fantasmagorique.
Assis dans l’ombre durant les trente premières minutes du concert, les musiciens de TM+ apparaissent dans un éclairage tamisé dont l’intensité variera au cours de l’exécution. Ils enchaînent sans même un silence avec la pièce de Florent Caron Darras qui débute dal’niente sur un léger trémolo des wood-blocks (petites percussions de bois).
À la base, il y a un enregistrement ambisonique de 30 minutes de sons de nature captés par le compositeur dans la forêt d’Anjou et au petit matin (Field recording) avec un micro comprenant 32 capsules équidistantes sur une sphère, chacune étant orientée dans une direction particulière de l’espace. La bande-son va servir de grille spatio-temporelle pour l’œuvre à venir.
Transfert, le titre de la pièce, désigne précisément ce passage des sons naturels aux sons modélisés par les outils de synthèse (c’est l’enjeu principal de la composition) obtenus avec l’aide du Réalisateur en Informatique Musicale (RIM) Augustin Muller dans les murs de l’Ircam. Ainsi les oiseaux provenant des haut-parleurs et distribués dans l’espace sont-ils artificiels comme ces morphologies étranges qui recréent, via la synthèse spatiale, l’environnement sonore du vivant dans sa diversité et son imprévisibilité.
À la partie électronique, Florent Caron Darras associe un ensemble de dix instruments amplifiés : 2 flûtes, 2 trompettes, 2 clarinettes (prenant aussi la clarinette basse), 2 percussions, un piano et une contrebasse qui contribuent au même processus de transfert via l’écriture et le geste instrumental. Les deux parties autonomes vont se croiser, s’imbriquer et se nourrir l’une l’autre (l’ambiguïté des sources est bluffante!) pour donner à entendre le foisonnement de la faune peuplant cette forêt artificielle : et ça bourdonne, ça tourne, ça tinte, ça turbine, ça bouillonne, ça éclate, ça ricoche, ça grésille, ça pépie, ça remue, ça frémit… dans un rythme toujours soutenu (le compositeur évoque l’empreinte des musiques techno) et une temporalité étirée qu’il appelle de ses vœux.
Elle est particulièrement ressentie durant cette séquence immersive à évolution lente entendue à travers les haut-parleurs et animée de micro-variations rythmiques qui débouche sur une superbe coda où la trame électronique s’enrichit des interventions périodiques des instruments, avec ce supplément de volupté apporté à l’univers grouillant des sons de synthèse.
Sous le geste très investi de Laurent Cuniot, les musiciens de TM+ sont exemplaires tout comme la diffusion sonore de Sylvain Cadars offrant au public tout le confort moderne de l’écoute via la voûte ambisonique et la centaine de haut-parleurs déployés ce soir dans l’Espro.
Michèle Tosi
Paris, Ircam Espace de projection, le 7-01-2023
Olivier Messiaen (1908-1992) : La Rousserolle effarvatte (2ème partie) ; Le Courlis cendré, extrait du Catalogue d’oiseaux pour piano ; Natasha Barrett (née en 1972) : Hidden values, pour dispositif ambisonics 3D ; Florent Caron Darras (né en 1986) : Transfert pour ensemble et dispositif électroacoustique spatialisé. Julien Le Pape, piano ; ensemble TM+ ; direction Laurent Cuniot.
*La diffusion ambisonique est un procédé de reproduction dit holophonique, par analogie avec les hologrammes. Dans l’Espace de projection, un dôme de 75 haut-parleurs a été installé pour ce genre de diffusion tridimentionnelle dit Ambisonique.
Photos © Quentin Chevrier