Le quatuor Bozzini : une approche épicurienne du son

Interviews 05.10.2022

Le quatuor canadien fait son retour au GMEA d’Albi avec deux concerts les 8 et 9 octobre, l’un en quatuor, l’autre avec l’ensemble Dédalus et la soprano Peyee Chen. Entre Amérique et Suisse, le programme réunit trois compositeurs de cœur du quatuor Bozzini : Alvin Lucier, Tom Johnson et Jürg Frey, dont le quatuor a abondamment documenté la musique au disque.Voyage dans le son et l’espace du son garanti ! Avec ce diptyque, le quatuor Bozzini nous invite à partager une expérience d’écoute profonde et singulière.

Entretien avec Isabelle Bozzini, violoncelliste et Clemens Merkel, violoniste

Comment se sont construits vos deux programmes de concert au GMEA dans le cadre du festival riverrun ; le premier consacré aux compositeurs américains Alvin Lucier et Tom Johnson, le deuxième au compositeur suisse Jürg Frey ?
Isabelle Bozzini
: Nous partageons beaucoup d’affinités musicales avec Didier Aschour et Dedalus, dans l’esprit comme dans la façon de travailler. Cela fait une quinzaine d’années qu’on se suit de loin, et quatre ou cinq ans qu’on collabore plus directement. On s’est invités mutuellement (eux à Montréal, nous à Albi). Par ailleurs, on joue la musique d’Alvin Lucier depuis le début des années 2000. Clemens et Jürg Frey se connaissent depuis les années 1990. Avec Dedalus, on a en commun ces compositeurs, qui sont aussi des amis. 
Clemens Merkel : Le concert autour de Jürg Frey devait avoir lieu en 2020, puis au festival Archipel à Genève en 2021, mais cela n’a pas été possible. Heureusement, il y a eu la création à Nantes et Huddersfield en 2019, avec Dedalus.
Isabelle : La musique de Jürg Frey ne fait que se bonifier avec le temps. Je pense à la pièce du programme du 9 octobre avec Dedalus, Grounds of Memory, mais aussi à son octuor avec saxophonistes. Il a également composé pour nous un quatrième quatuor, qui dure aussi une heure : rien que des œuvres fantastiques !
Clemens : Ces œuvres sont le fruit d’une longue collaboration. Je connais Jürg depuis 1993 ; à cette époque, j’étais encore en Allemagne et n’avais pas d’expérience du quatuor. Dans ces années-là, personne ne parlait de Jürg Frey. A l’extérieur du petit cercle des Wandelweiser, c’était un inconnu !

Qu’est-ce qui vous attire le plus vers cette musique ?
Isabelle
: Le côté paisible. C’est une musique qui amène la paix et une beauté si tranquille ! On a besoin de ça, à une époque où tout est tellement assourdissant. On est tous submergés de bruits, d’informations, d’images… Cette musique justement prend le temps d’exister et nous ramène à l’essentiel. On l’a perçu dès le début. Au moment où on a sorti les premiers titres de Jürg Frey, au début des années 2000, on parlait beaucoup de slow food. On s’est dit : “cette musique, c’est de la slow music”, dans le sens où l’on prend le temps de déguster chaque son. Pourquoi faudrait-il en musique un drame toutes les dix mesures ? Ce n’est pas nécessaire… Pour moi, le courant Wandelweiser est un courant très important. Dans nos sociétés, on a besoin de se recentrer, de se calmer…
Clemens : Le point de départ du collectif Wandelweiser ressemble un peu au travail de John Cage, d’abord parce que comme toute musique expérimentale d’avant-garde, c’est une musique dont tu ne peux pas nécessairement prédire le résultat, mais aussi parce qu’il n’y a pas d’aspect narratif. La narration est omniprésente dans la musique contemporaine (l’idée de drame, d’émotions, de surprise…). Cela ne veut pas dire que dans cette musique il n’y a pas d’émotion, mais elle se trouve à un endroit différent.
Par ailleurs, la musique de Jürg Frey a beaucoup évolué. Dans les années 1990, elle était plus statique dans un sens. Aujourd’hui, il y a plus de mouvement, on pourrait même la trouver presque narrative ! 
Un jour, Jürg Frey a commenté ainsi l’évolution de sa musique :  “Autrefois, c’était comme si j’étais à un endroit et que je regardais autour de moi, alors qu’aujourd’hui j’explore cet espace en marchant”.

Est-ce qu’il cherche à mettre l’interprète et le public en état de réceptivité  ?
Clemens  : Pas exactement, je crois que c’est plutôt l’idée de : “don’t push the music around” ! Il n’y a pas de prescription pour le public ou l’auditeur : il ne donne aucune clef sur la manière dont on doit sentir sa musique.
Isabelle : En fait, cette musique, il faut juste la laisser exister ! Elle se déploie toute seule; il suffit de la laisser tranquille ! D’où l’importance du silence, surtout dans les premières œuvres, ce qui la situe dans l’héritage de l’école New-Yorkaise.
Clemens  : Quand tu joues, quand tu écoutes les musiques de Beethoven, Bruckner, Tchaïkovski, d’une certaine façon, le compositeur te prend par la main, un peu comme un guide touristique ; il t’amène d’un endroit à un autre ! Dans ce type de musique au contraire, on te dépose à un endroit, et tu dois explorer l’espace toi-même.

Est-ce que l’espace concret du concert est important pour jouer cette musique ?
Isabelle
: C’est une musique délicate, qu’on aime jouer dans un espace à la fois intime et résonnant. Ce qui compte, c’est l’espace qu’on crée et que le public crée avec nous : c’est vraiment une écoute commune. On pourrait parler de “communauté” ! On essaie d’introduire une autre façon d’écouter, on prend le temps…
Donc riverrun, est l’espace idéal, car il réunit tout ce dont cette musique a besoin; réflexion, écoute, calme, beauté…

Est-ce que Jürg Frey pense à cette idée de “communauté” ?
Isabelle
: Je crois que Jürg y pense, mais il n’en parle pas directement. Cette idée est présente dans le courant Wandelweiser, ça va de soi !
Clemens : L’important pour lui et les autres compositeurs de Wandelweiser c’est que les musiciens et le public soient “dedans”, et peu importe s’il s’agit de cinq personnes ou trois cents  ! Il faut que l’écoute soit là, et que personne ne soit contraint ; c’est le plus important.
Jürg va avoir soixante-dix ans cette année, et l’évolution de sa carrière depuis une dizaine d’années le surprend lui-même ! Depuis trente ans, il avait écrit exclusivement pour des amis et des collègues, et voilà que tout d’un coup, il reçoit des commandes de musiciens qu’il ne connaît pas. Pour lui c’est difficile ; il a besoin de connaître les musiciens !  Le fait de recevoir trop de commandes est également déstabilisant, car il a toujours composé juste ce qu’il voulait écrire, souvent sans recevoir de commande, pour les musiciens qui l’inspiraient. 

La pièce Grounds of Memory pour soprano et orchestre de chambre comporte un texte chanté par la formidable Peyee Chen: l’un des fameux poèmes-enveloppes d’Emily Dickinson ?
Clemens
: En effet, et ce travail avec le texte très intéressant, car justement, dans ce type de musique qu’est-ce que devient l’expression, autrement dit comment gérer l’expressivité du texte ? Dans un sens, il agit avec le texte comme il agit avec la musique. Le texte ne contrôle pas la musique, on ne “suit” pas le texte ; ça n’est pas un opéra. En revanche, il y a quand même dans la partition ce moment très touchant, un grand solo de chant; c’est le seul moment où l’on peut dire que Jürg “réagit” au texte. C’est vraiment beau ! La force de la composition vient aussi du fait que le poème retenu par Jürg Frey ici est un poème qu’on peut lire en trente secondes et qu’il distend sur une heure de musique !

On peut évoquer maintenant votre concert du 8 octobre autour d’Alvin Lucier ?
Isabelle
: On va jouer tous ses quatuors, sauf Group Tapper, et associer des pièces de Tom Johnson, dont on vient d’enregistrer au disque tous les quatuors. Tous deux sont des collaborateurs de longue date. Au moment d’enregistrer les pièces d’Alvin pour le dernier disque, on a beaucoup échangé avec lui par téléphone, et il était venu à Montréal auparavant, donc on avait pu jouer devant lui : c’est une très belle collaboration !
À Albi, on joue Navigations, un quatuor très écrit, et Disappearances, partition-texte avec une certaine liberté pour les interprètes. Dans les deux cas, on navigue entre microtonalité, battements, tension et résolution.
Clemens : Dans ces deux pièces-là, on retrouve le même phénomène acoustique. Navigations est un petit cluster qui devient un unisson (on va vers quelque-chose de plus en plus petit…), et l’écriture est vraiment précise.
Dans Disappearances, on va de l’unisson à quelque chose de plus ouvert ; c’est une pièce plus joyeuse en un sens, mais c’est un processus semblable. 
Unamuno, composée en 1994, est une pièce vocale arrangée pour quatuor et voix; donc on chante et on joue en même temps.

Je suppose qu’on est dans un état différent quand on joue la musique d’Alvin Lucier et celle de Jürg Frey ?
Isabelle
: Oui ! Pour jouer la musique d’Alvin Lucier il faut une concentration très intense et soutenue ; ce sont quinze minutes de flux (de sorte qu’à l’enregistrement, il n‘y a pas de montage possible), avec en plus le défi technique des glissandi.
Mais comme c’est une musique qui sollicite l’écoute intérieure, on n’est pas si loin de notre exploration des musiques de Jürg Frey non plus.

Vous avez joué des pièces d’Alvin Lucier avec électronique ?
Isabelle
: Oui, mais plutôt des pièces solos, et aussi Small Waves, un sextuor avec des bouteilles et des micros. Alvin nous avait envoyé ses bouteilles par la poste pour ce projet. On avait essayé de la jouer à Amsterdam, mais le groupe là-bas n’avait pas les bonnes bouteilles, ni les bons microphones. Donc il était difficile d’obtenir les bons micro-intervalles. C’était très compliqué et ça n’a pas complètement marché, mais quand il est venu à Montréal en 2015 c’était fantastique ! Je me souviens de sa propre performance de Bird and Person Dyning, dans laquelle il se déplace dans l’espace pendant vingt minutes : c’était vraiment magique, un morceau d’anthologie !
Clemens  : En effet, pour le sextuor Small Waves, il nous a envoyé un paquet avec six bouteilles, et on a réalisé que c’étaient vraiment des bouteilles bon marché : une des bouteilles était cassée et il l’avait recollée avec un bout de scotch ! Les microphones aussi, c’était un peu n’importe quoi ; en tout cas pas des micros de qualité… A la fin, c’est vraiment l’oreille qui décide ce qui est juste ou pas ; le super-équipement n’a rien à voir là !

C’est aussi une façon de regarder les choses avec distance, et aussi sans doute une forme d’humour ?
Clemens
: Oui, Alvin regardait tout avec un sourire en coin… Je pense que c’était comme un gamin, quand il trouve quelque chose. Toutes ses pièces sont finalement issues d’effets ou de phénomènes qu’il a trouvés ; il a fait de la musique avec !

Il a composé jusqu’à sa mort ?
Isabelle
: Il avait fait une très mauvaise chute pendant l’été 2019. Petit à petit, il a pu se remettre sur pied. Je suppose qu’il a continué à bricoler, et qu’il pensait encore à la musique. Il avait 89 ans… Bien sûr, on aurait été très heureux de créer une nouvelle pièce de lui, mais l’important c’est de l’avoir connu, d’avoir joué sa musique : les quatre quatuors, c’est une somme ! 
Clemens  : Oui, on est très chanceux : on a déjà tellement de musique ! Eliane Radigue a composé pour nous, Christian Wolff et Tom Johnson n’arrêtent pas d’écrire de la musique pour nous… c’est tellement précieux !

Vous allez associer la musique d’Alvin Lucier à celle de Tom Johnson dans ce programme du 8 octobre ?
Isabelle
: En effet, nous jouerons deux pièces de Tom Johnson.
Au programme, Formulas, un quatuor de 1994, qu’il a composé pour un quatuor suisse, une pièce plutôt classique. La partition est assez “ouverte”, elle ne comporte pas d’indication de tempo. Donc on a fait nos choix sur les nuances et les vitesses. Ce sont neuf mouvements “à la Tom Johnson” avec des développements cycliques, des canons, des vitesses… C’est très intéressant; ça sonne presque “classique” – c’est presque du Debussy par moments – mais en même temps, c’est du Tom Johnson ! 
On jouera également Four-Note Chords in four voices, composée en 2009. C’est une pièce qu’on a ajoutée sur le disque, à cause de la brièveté des trois quatuors. C’est lui-même qui a proposé qu’on ajoute cette page-là. C’est une pièce fantastique, basée uniquement sur des accords.
Clemens : Le point de rencontre avec Alvin Lucier, c’est que Tom s’appuie toujours sur des phénomènes qui sont déjà là. Souvent, il dit qu’il n’est pas nécessaire de composer la musique, qu’elle est juste là ! Dans cette page, les accords sont là, il a écrit le minimum : pas de tempo, pas d’ordre officiel, pas de durée des accords…. c’est à nous de trouver l’équilibre juste, de proposer une version qui fasse sens, de faire en sorte que ça sonne !
Isabelle : Il faut trouver le mood, un certain flow. Il faut qu’on ait le temps d’entendre chaque accord, mais sans jouer trop lentement…

Dans ce type de situation où le jeu est ouvert, vous êtes toujours d’accord entre vous ?
Clemens
: Pas du tout ! C’est là qu’est le travail. Si l’on demande leur sentiment aux musiciens d’un quatuor, il y a toujours au moins cinq réponses ! Mais on finit toujours pas se mettre tous d’accord, à force de travail..
Isabelle : La difficulté c’est ça. Comment doit sonner une œuvre ? Comment nous, quatuor Bozzini, on sonne ? Et comment on fait sonner cette musique ? Ce sont les questions qu’il faut se poser.
Clemens  : Car justement, ce qui est intéressant  dans ce type de pièces “nues”, c’est de trouver un équilibre : installer un certain flow et en même temps laisser assez de temps pour goûter chaque accord ! C’est beaucoup de travail et de temps.

Propos recueillis par Anne Montaron

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