La musique expérimentale est un art de vivre

Eclairages 23.09.2022

Si la musique expérimentale a bien une histoire et une généalogie – riches et ô combien passionnantes -, elle ne saurait pour autant constituer un « genre » musical en soi. Elle est bien davantage une attitude, une manière singulière d’envisager la création, mais aussi l’écoute, et de (ré)concilier l’art et la vie. Une attitude partagée par l’ensemble des artistes invités de l’édition 2022 du festival riverrun, organisé, entre Albi et Toulouse, par le GMEA.

Une généalogie de l’expérimentation musicale

La notion d’avant-garde a vécu, elle est histoire, comme disent les Américains ; elle participait d’une mythologie progressiste de l’art qui a fait son temps. A tous les sens du terme. Car les avant-gardes du XXe siècle, consubstantielles à la modernité, n’en ont pas moins permis à la création artistique, et même à la conception de l’art, d’accomplir des métamorphoses déterminantes. Cela, elles le doivent en grande partie à leur nature – leur vocation – expérimentale. 
L’expérimentation, serait-ce en fin de compte ce qui reste de l’avant-garde ?  Dada et Fluxus, pour ne citer qu’eux, ont en tout cas agrégé autour d’eux des personnalités artistiques qui aujourd’hui encore impressionnent par leur intrépidité. A commencer, bien entendu, par le compositeur américain John Cage (1912-1992), sorte de trait d’union entre ces deux mouvances, qui le premier a théorisé la notion de « musique expérimentale » dans un article de 1955,« Musique expérimentale : doctrine », la définissant comme « une action dont le résultat est inconnu »(1)
Certes, à la même décennie, Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète (ou électroacoustique), avait lui aussi employé l’expression de musique expérimentale ; mais c’était alors dans un sens qui se rapprochait davantage de l’acception scientifique, « laborantine », de l’épithète. Certes également, il est arrivé qu’on emploie le terme d’« expérimentale » pour désigner – de manière assez péjorative – l’ensemble de la musique occidentale de tradition écrite de l’après-guerre – comprenez : la musique contemporaine. Mais, si certains compositeurs tels que Pierre Boulez ont pu recourir à des procédés de nature expérimentale (œuvre ouverte, recours à l’aléatoire), la conception de Cage tranche radicalement avec la posture de ces représentants de ce que l’on a fini par appeler « l’avant-garde institutionnelle », ne serait-ce que par son ambition de réconcilier, à l’image des artistes de Dada et de Fluxus, l’art et la vie. 

Aussi la genèse de la musique expérimentale est-elle largement anglo-saxonne. Elle s’est principalement déployée en Caroline du Sud dans les années 1950, au sein du Black Mountain College (où Cage créa en 1952, avec Event #1, le premier happening de l’histoire, avec entre autres la complicité du pianiste David Tudor), puis à la décennie suivante en Californie, autour du fameux San Francisco Tape Music Center, que l’on peut considérer comme l’un des premiers foyers de ce qui allait devenir la musique minimaliste. Plusieurs compositeurs à l’honneur de cette édition 2022 de riverrun ont gravité autour de ce dernier : Pauline Oliveros (1932-2016), Alvin Lucier (1931-2021). De ces compositeurs, la musicienne électroacoustique suédoise Ellen Arkbro peut être considérée aujourd’hui comme l’une des héritières, qui n’a cessé d’explorer, notamment à l’orgue, les mystères et les vertiges du son continu…

Cette généalogie se ramifie concomitamment de l’autre côté de l’Atlantique, en Grande-Bretagne, autour de la figure de Cornelius Cardew (1936-1981), « disciple » de Cage et grand adepte des partitions graphiques – un musicien que le GMEA a fréquemment mis à l’honneur ces dernières années. Avec lui, l’expérimentation en matière musicale prend une valeur non seulement esthétique et ontologique, mais surtout politique. De cette histoire toujours en cours dans toutes les parties du globe, dont l’ouvrage essentiel du critique et compositeur Michael Nyman, Experimental Music, publié en 1974 avec une préface de Brian Eno, livre une passionnante analyse(2), il ressort un constat : la notion de « musique expérimentale » ne saurait se résumer à cette notion d’indétermination qui, pour Cage, la définissait au départ. Elle englobe une multiplicité de pratiques sonores hétérogènes, qui ont cependant en commun de bouleverser les concepts d’œuvre musicale, de notation, de temps et d’espace ; de redonner toute sa place au silence – à cet égard, la musique du Suisse Jürg Frey, dont l’ensemble Dedalus, la chanteuse Peyee Chen et le Quatuor Bozzini créeront la pièce Grounds of Memory, inspirée par la poésie d’Emily Dickinson, est particulièrement emblématique ; et, in fine, de transformer les rôles du compositeur, de l’interprète, mais aussi de l’auditeur. 
L’expérimentation en matière musicale peut par exemple concerner la lutherie : ainsi de l’instrumentarium (d)étonnant, hétérodoxe et tellement poétique, déployé par la Japonaise Rie Nakajima et le Belge Pierre Berthet. Elle peut aussi prendre pour objet la tradition : on pense aux étonnantes relectures que Deborah Walker et Silvia Tarozzi proposeront des « chants de guerre, de travail et d’amour » empruntés au folklore italien. Et ainsi de suite…

Une innocence de la musique

Matthieu Saladin résume très bien cette « absence d’un ‘genre’ musical distinctif à l’endroit des musiques expérimentales » dans l’introduction de son recueil L’Expérience de l’expérimentation, qui embrasse le minimalisme américain aussi bien que la noise japonaise, l’improvisation ou le field recording« Ce sont plutôt des rapports singuliers à la création musicale qui se font jour, nourris de différentes problématiques ou intérêts selon les musiciens et les artistes, traversant en outre une multiplicité de courants et de pratiques. » Il ajoute : « Si les musiques expérimentales ne représentent pas un genre, c’est aussi parce que l’expérimentation ne se manifeste pas exclusivement dans les musiques dites telles, et qu’à l’inverse des musiciens officiant dans des musiques qualifiées d’expérimentales par convention ou habitude, peuvent ne pas ou ne plus expérimenter du tout. Cette fragilité de l’expérimentation interdit en ce sens toute réduction à une pratique d’experts, l’ouvrant en contrepartie à la multitude des amateurs qui sauront à leur tour exploiter les failles. Penser les ‘musiques expérimentales’ à rebours d’une catégorie fermée nécessite de considérer les formes de l’expérimentation dans des musiques auxquelles on a souvent refusé une telle qualification, notamment en raison de leur ancrage populaire. »

Si elle a vocation à déjouer les étiquettes, les codes, les formats et les académismes de tout poil, la « musique-expérimentale » n’est pas exempte, en effet, de poncifs, de tics et de clichés. Et de fait, l’expérimentation a cours aujourd’hui dans tous les styles musicaux, du r’n’b aux folklores, en passant par le rock – du moins depuis le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui, en 1967, a imposé le studio comme un instrument à part entière.


Dans ce domaine, un point de non-retour semble avoir été atteint par Lou Reed en 1975 avec son cinquième album studio, Metal Machine Music : une heure de bruit blanc qui, à l’époque, s’apparentait de la part de l’ancien chanteur du Velvet Underground à un véritable suicide commercial (et critique). L’ensemble Zeitkratzer dirigé par Reinhold Friedl en proposera une lecture qui ne fait que souligner la modernité indémodable de ce geste radical.
Une dynamique expérimentale anime également bon nombre d’acteurs de la scène électronique : l’Allemande Antye Greie-Ripatti, alias AGF, en est un bon exemple, comme on pourra s’en rendre compte avec le concert des Lappetites, le trio qu’elle forme depuis 2005 avec l’Anglaise Kaffe Matthews et la Japonaise Ryoko Akama.On trouve certes chez beaucoup de disquaires des bacs “Expérimental” – qui regroupent en général les œuvres des héritiers de la musique industrielle du début des années 1980, mouvance elle-même protéiforme. Reste que l’expérimentation, c’est d’abord une curiosité, une faculté à rester ouvert au moment, à l’inconnu, à l’imprévu. C’est une disposition d’esprit, une attitude, au même titre que le punk finalement ; une pratique, comme l’est la méditation. C’est en quelque sorte, qu’il s’agisse ou non d’une de ces « pratiques d’experts » dont parle Matthieu Saladin, une forme d’innocence. Un mot qui nous ramène à Cornelius Cardew, qui entendait, avec sa pièce maîtresse Treatise (1963-67), s’adresser aux « innocents musicaux » – ces musiciens amateurs auquel était également destiné le Scratch Orchestra, sorte d’utopie démocratique qu’il initia à la fin des années 1960.

Un mot qui nous ramène aussi au philosophe Gilles Deleuze, maître à penser de Pascale Criton – compositrice qui n’a cessé d’explorer des sentiers de traverses en marge des usages institutionnels -, selon lequel l’expérimentation en art « paraît d’autant plus difficile et intellectuelle aux intellectuels qu’elle est accessible aux débiles, aux analphabètes, aux schizos »(4). Réputée difficile d’accès, la musique expérimentale n’est-elle au contraire la plus naturellement partageable ?
Ainsi l’innocence en question concerne-t-elle aussi bien les artistes que les spectateurs/auditeurs. Dans l’expérimentation, c’est l’écoute au moins autant que la création qui est en jeu. On en revient à John Cage, à cette fusion toujours renouvelée de l’art et de la vie, de l’œuvre et de son environnement, à laquelle il aspirait. « Nous sommes en réalité, techniquement outillés pour transformer notre conscience actuelle du mode opératoire de la nature en art. Nous ne devons pas craindre le futur de la musique », disait-il en 1957. L’expérimentation serait-elle l’enfance de l’art – ou, pour le dire de manière moins galvaudée, un authentique art de vivre ?

David Sanson

Festival riverrun du 24 septembre au 9 octobre 2022, un partenariat GMEA – Centre National de Création Musicale & Hémisphère son.

1. On peut trouver cet article, traduit en 1961, dans le recueil Silence. Conférences et écrits, Genève, Éditions Héros-Limite, 2003.
2. Experimental Music a paru en français aux éditions Allia.
3. Voir Matthieu Saladin, L’Expérience de l’expérimentation, Paris, Les Presses du réel, 2015, pp. 11-16.
4. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, cités par Matthieu Saladin, op. cit., p. 15.


Photo de l’article : Rie Nakajima et Pierre Berthet
Photo Mountain Collège © Barbara Morgan

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