Boulevard de la Dordogne, une petite musique de l’exil à la croisée de l’histoire et de la poésie.
Le compositeur italien Gualtiero Dazzi a quitté Milan à 22 ans, à la fin des années 1970. Après une étape à Paris, multiplie les projets – résidences, créations – à Strasbourg, où il s’installe en 2001. En 2019, l’histoire de sa ville pendant la Seconde guerre mondiale le bouleverse et lui inspire une œuvre aussi lyrique que symphonique : Boulevard de la Dordogne. Plongée dans les coulisses de la création.
« Cet « opératorio » a été créé à Strasbourg les 25 et 26 novembre 2019, à l’occasion des commémorations de l’évacuation de 1939 et de la rafle du 25 novembre 1943 à Clermont Ferrand. Sur scène, les jeunes musiciens de l’Orchestre Universitaire et leur remarquable cheffe : Corinna Niemeyer. Un “operatorio” c’est comme un grand opéra, avec un effectif important – 160 musiciens sur scène – mais sans mise en scène, en version de concert. La gestation a été rapide et, surtout… très intense : j’ai composé cette œuvre de deux heures pour grand orchestre, grand chœur et chanteurs solistes entre mai et octobre 2019 : six mois. Je travaillais dix à douze heures par jour, j’étais complètement habité. Une fois la partition achevée, j’ai eu un sérieux baby blues… puis la pandémie nous est tombée dessus. Mon operatorio devait être repris à Clermont-Ferrand en novembre dernier, mais, situation sanitaire oblige, les représentations ont été annulées.
C’est une pièce historique, mais, plus généralement, c’est une œuvre sur l’exil, un sujet plus que jamais d’actualité. L’idée m’est venue un matin que je sortais de chez moi, à Strasbourg. Comme chaque jour, je traversais le boulevard de la Dordogne, à hauteur du pont du même nom, qui enjambe l’Ill. Je me suis souvent demandé d’où venait son nom, jusqu’au jour où un monsieur très distingué m’a apostrophé en me demandant si mon téléphone pouvait prendre des photos et si je voulais bien capter une image de la plaque accrochée sur le bord du pont. Le texte de cette plaque nous explique qu’elle a été gravée et inaugurée à l’occasion du cinquantenaire de l’évacuation d’une partie de la population strasbourgeoise vers la ville de Périgueux. Il rend hommage à l’hospitalité du département de la Dordogne, à l’occasion de l’arrivée de ces réfugiés. Un épisode finalement peu connu de la Seconde guerre mondiale.
Extrait du livret de Michelle Finck, Shéhé …
Poésie. Dire ce qui est. Se dresser
Se soulever. Poésie : croquis
Hurlé. Se soulever. Silex.
Poésie. Mais faudra écrire presque
Sans image. Pas beauté. Presque sans
Image. Juste le rythme. Le nu
Du rythme. L’os du rythme
Le blanc entre les mots le silence.
Cette rencontre sur le pont de la Dordogne m’a fait beaucoup réfléchir : il fallait un projet musical qui raconterait cet épisode et, plus généralement, qui raconterait l’exil. Le livret a été confié à Elisabeth Kaess, qui a réalisé un énorme travail de recherche et de compilation : elle a utilisé différents textes d’Hannah Arendt, de Walter Benjamin, de L’Enéide de Virgile et des poèmes de Michèle Finck sur le parcours d’une Shéhé, une étudiante syrienne. Elisabeth a aussi utilisé des témoignages collectés auprès de personnes de différentes époques, aux parcours très divers : ceux qui ont vécu l’évacuation de septembre 1939 et qui ont été expulsés d’Alsace, de Moselle et des Ardennes au moment de l’Occupation, ceux qui ont quitté l’Espagne au moment de la « Retirada », en 1939 et, plus proches de nous, les témoignages des réfugiés et demandeurs d’asile qui fuient les conflits actuels, en Syrie par exemple.
Un tel livret n’aurait pas pu voir le jour sans le concours d’une association strasbourgeoise, La Cimade, créée en 1939 pour organiser le déplacement des quelques 700 000 personnes évacuées de Strasbourg vers Périgueux et qui est aujourd’hui en première ligne en matière d’accueil de migrants et de respect du droit des étrangers. La Cimade a organisé la collecte des témoignages des migrants. A l’heure actuelle, je ne sais pas quand Boulevard de la Dordogne sera de nouveau à l’affiche : une telle œuvre n’est pas vraiment compatible avec les mesures sanitaires sur scène… Il s’agit en tout cas d’une grande réflexion sur le statut de réfugié, d’une œuvre politique. En temps de crise, il est plus que jamais indispensable de résister avec les armes qui sont les nôtres, les armes de la poésie, pour paraphraser les mots de Pasolini. »
Propos recueillis par Suzanne Gervais