Benjamin de la Fuente
La voie de la transversalité

Interviews 21.03.2021

Violoniste de formation, Benjamin de la Fuente suit très tôt des cours de composition à l’Université puis au Conservatoire de Toulouse, avec Bertrand Dubedout. Il entre ensuite dans la classe de Gérard Grisey au Conservatoire de Paris où il lie une amitié très forte avec Samuel Sighicelli, pianiste et compositeur. Ensemble, il fonde la compagnie Sphota puis Caravaggio.

Benjamin de la Fuente revient sur les étapes de cette belle aventure ..

Benjamin de la Fuente, c’est au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris que tu rencontres Samuel Sighicelli et que se précise ton parcours de musicien
Nous étions ensemble chez Grisey et nous nous inscrivions tous les deux dans la classe d’improvisation générative d’Alain Savouret, une classe qui n’existait jusque-là qu’en tant qu’option. C’est alors que je ressors mon violon et commence à envisager un parcours qui croiserait composition et improvisation. Dans la foulée, je fais le Cursus de composition à l’Ircam et je pars à la Villa Medicis en 2000. C’est à cette époque que nous décidons de fonder Sphota…

 … une compagnie qui regarde plutôt vers le théâtre.
Tout à fait. On sortait tous de la classe d’Alain Savouret, Benjamin Dupé à la guitare, Mié Ogura à la flûte, Mathieu Fèvre à la clarinette, Samuel Sighicelli aux claviers et moi-même au violon ; et l’on voulait aller plus loin dans le domaine de l’improvisation, en lien avec le geste, l’espace, la lumière, le son et l’électronique. Nous avions des idées et une belle ardeur au travail. Nos spectacles ont commencé à bien marcher et nous avons obtenu des résidences sur les scènes nationales et internationales, avec du temps pour répéter et toutes les conditions pour travailler. On a également collaboré avec le cinéma muet pour le Louvre, avec la danse… L’aventure a duré huit ans durant lesquelles nous avons beaucoup donné de nous-mêmes. Puis le groupe a éclaté car les charges de travail de chacun étaient devenues trop lourdes. 

Alors que Caravaggio existait depuis 2004! Dans quel contexte le groupe voit-il le jour?
J’avais écrit une pièce pour percussions et échantillonneur, Samuel Sighicelli en avait fait une autre pour contrebasse et échantillonneur et nous partons tous les quatre, Eric Echampard, le percussionniste, Bruno Chevillon, le contrebassiste, Samuel et moi-même à La Muse en Circuit (Centre National de Création Musicale) pour les enregistrer. Le travail se fait assez rapidement et nous mettons à profit les heures de studio qui nous restent pour improviser tous les quatre : avec Samuel, qui était alors à la Villa Médicis, nous prenons le temps de retravailler et de monter les sept heures d’enregistrement pour en faire un disque qui sera produit par le Groupe de Recherche Musical. L’album est entendu par le directeur du festival de jazz Mouvance de Marseille qui nous invite à nous produire sur scène. Le défi nous met au travail et engendre du même coup la naissance de Caravaggio. 

C’est en 2007 que Sphota mute au profit de Caravaggio…
Sphota devient en effet une coopérative de production qui prend en charge Caravaggio et gère nos projets personnels, à Samuel et à moi-même. C’est à cette époque que démarre véritablement l’activité de Caravaggio. Notre deuxième album vient aux oreilles des frères Larrieu qui nous commandent la musique de leur prochain film L’amour est un crime parfait. Nous gardons toujours une relation très forte avec l’image et le cinéma comme en témoigne notre quatrième CD Tempus fugit sorti au début de l’année. Voir la chronique de Michèle Tosi sur notre site

Pour découvrir leur précédent album, Turn up, paru en 2017

Comment se passe le travail au sein du groupe.
Dans l’amitié et avec la motivation de chacun. En tant que compositeurs, nous apportons, Samuel et moi, nos idées et une conception globale du projet. Mais la matière autant que la réalisation sont collectives et ne sauraient exister sans l’apport des deux improvisateurs que sont Bruno Chevillon et Eric Echampard. La difficulté est de porter cette énergie commune au plus haut niveau.

Est-ce que cette pratique de l’improvisation rejaillit dans ta composition?
Elle la nourrit bien évidemment mais j’essaie aujourd’hui de sérier plus nettement les deux domaines : en creusant l’abstraction et la dimension conceptuelle dans mes partitions, où je fais de moins en moins appel à l’improvisation ; en allant de plus en plus dans la non-composition – j’entends par là être dans le son et non pas dans la réflexion – quand je joue en live. Je n’ai pas envie d’être le même dans les deux situations. 

Dans un pays comme la France où l’on aime séparer les genres et créer des catégories, est-ce que tu estimes être reconnu dans les deux domaines de ton activité? 
Ce qui m’intéresse c’est la qualité des projets et le travail de collaboration avec des musiciens qui s’engagent dans la recherche et réfléchissent à de nouveaux formats de concert. Je pense à ma dernière collaboration avec l’ensemble Soundinitiative avec qui j’ai eu des échanges tellement enrichissants, tant humains qu’artistiques. J’aimerais également sortir de l’hexagone où l’on étouffe parfois : collaborer avec les ensemble Recherche ou Musikfabrik dont j’aime beaucoup le travail.

Vous venez de créer au Festival Présences à Radio France à Paris un nouveau projet avec Caravaggio et l’ensemble Court Circuit : l’écrit et le non-écrit s’y confrontent toujours!
C’est une commande de Radio France et nous en sommes très heureux. Les conditions ne sont pas les mêmes que pour Zones libres dans la mesure où il s’agit de notre propre ensemble Caravaggio. Fluid mechanics est une composition à deux têtes, celle de Samuel et la mienne, dans laquelle nous avons cherché les qualités de chaque groupe, sans demander beaucoup d’improvisation aux musiciens de Court-Circuit. Le spectacle est immersif avec un gros travail de spatialisation mené avec la technique Ircam. 

Fluid Mechanics, sur France Musique, à partir de la 45ème minute

Comment as-tu vécu ce second confinement. A t-il eu une incidence sur ton travail?
Des journées de 12h de composition, de répétitions, studio Ircam, production, interview, photos, texte à rédiger, etc, une vie dans l’urgence a fait que je n’ai pas eu le temps de souffrir véritablement de ce second confinement. Je pense que ce sera beaucoup plus dur ces prochains mois et dans les années à venir. 
Pour le moment, cela n’a pas eu d’incidence sur mon travail. J’ai travaillé avec la même conviction et une véritable excitation. Il était aussi important de garder cet état d’esprit pour fédérer toute l’équipe, musiciens et techniciens, et créer une belle ambiance de travail.  
Cependant, je réalise étrangement une petite chose : le thème de Fluid Mechanics est celui de la Ville et pourtant, avec Samuel, ce que nous avons retenu principalement dans nos phonographies (prises de son du réel) ce sont plutôt les rassemblements d’humains, stades, manifestations, gares, lieux de culte, places. Ce qui a disparu aujourd’hui. C’est totalement inconscient de notre part mais sûrement pas un hasard. 

Les concerts et spectacles prévus ont-ils pu voir le jour? Dans quelles conditions et dans quel état d’esprit?
Les concerts sont devenus de simples captations. Je le supporte pour l’instant mais ce métier prend tout son sens dans le partage avec un public en chair et en os. D’autant plus que notre musique s’appréhende plus difficilement en disque ou en streaming. C’est finalement bien le concert qui permet le meilleur contexte d’écoute pour la musique de création.

Sur quels projets travailles-tu aujourd’hui?
J’ai prévu d’écrire un autre quatuor à cordes, de faire un disque solo (violon, guitare ténor et électronique ) et de reprendre avec le metteur en scène Jos Houben un spectacle musical Crash Bang pour un percussionniste et électronique. Je veux profiter aussi du ralentissement de l’activité pour travailler l’instrument afin de “sonner” autrement et apporter à Caravaggio notamment de nouvelles propositions musicales. Et puis le lien charnel avec l’instrument est irremplaçable et indispensable pour moi.

Benjamin de la Fuente – Ex Nihilo- Festival Bruits Blancs 2020 from dautrescordes on Vimeo.

Enfin, malgré la période, j’ai commencé à réfléchir sur l’écriture d’un opéra. 

Un opéra! 
Je dois avouer que j’y ai pensé dernièrement. Mais je crains la lourdeur de l’institution et le travail avec les chanteurs qui sont souvent moins rodés que les instrumentistes en matière d’écriture contemporaine. J’ai mon metteur en scène mais pas encore mon sujet. Il me faut une bonne équipe, du temps et de la réflexion : l’idée devrait éclore, quelque chose qui nous touche, qui ne soit ni trop abstrait ni trop intellectuel. Je repense à ce texte de Malcom X que je fais dire en français par une femme, avec un piano et un orchestre qui explosent sous ses paroles dans One fire, créé lors du festival Présences 2015. C’est ce genre de sujet ancré dans la mémoire collective que j’aimerais traiter. 

Cela définit-il de nouveaux enjeux dans ta composition?
Il y aura moins de projets dans l’avenir pour tout le monde et de grandes difficultés pour les produire. C’est une certitude. Aussi je devrai soigneusement choisir celui dans lequel je suis prêt à mettre toute mon énergie et toute ma créativité et qui me semble essentiel dans mon chemin artistique et Fluid Mechanics est absolument représentatif de cet état d’esprit. Je ne pourrai plus me contenter d’écrire une bonne pièce, bien écrite en bon professionnel. Tout doit gagner en force, en beauté et me donner le sentiment de nécessité. D’ailleurs, avec Sphota, nous avons un adage : “produire moins mais (beaucoup) mieux “.
Je n’ai jamais autant ressenti à quel point chaque projet pourrait bien être le dernier. Mais, je n’en suis pas triste tant que cette nouvelle contrainte m’incite à creuser et à renforcer la dimension artistique de mon travail de compositeur et de musicien. 

Propos recueillis par Michèle Tosi

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