La digitale attitude de Kasper T.Toeplitz

Interviews 03.11.2021

Fidèle à ses instruments – la basse électrique et l’ordinateur – et accroché à ses convictions – un son électronique généré en live – Kasper T.Toeplitz (né en 1960) compose et joue une musique qui irrigue aujourd’hui tous les domaines de la scène artistique : en témoigne une discographie impressionnante et un foisonnement de projets transdisciplinaires qui multiplient les collaborations, artistiques autant qu’humaines. Au sortir de la pandémie, le musicien nous parle d’une expérience personnelle du temps dont il veut tirer les bénéfices.   

Michèle Tosi : Merci Kasper d’avoir accepté, pour la seconde fois, de répondre à mes questions. On avait parlé en 2012 de la Noise, de bassComputer, d’électronique live. Est-ce que tes outils ont changé depuis et tes orientations évolué avec le temps et la pratique?
Kasper T.Toeplitz : C’est compliqué à dire ; avec les progrès de l’informatique il y a eu forcément des modifications dans mes outils, une évolution peut-être dans ma recherche sonore sur l’ordinateur, mais il n’y a pas eu de changement radical dans ma pratique et c’est le même sillon que je creuse aujourd’hui.  Disons que les outils restent ce qu’ils sont – la basse que j’ai fait faire sur mesure (par le luthier Philippe Dubreuille) il ya une quinzaine d’années, et le logiciel Max, m’accompagnent toujours dans ma musique ; c’est la circulation que j’ai avec eux qui évolue et la pensée d’une musique qui prend de plus en plus de sens au fil du temps. J’ai l’impression que le monde musical a pas mal changé, ou peut-être est-ce ma propre vision de la musique qui s’est clarifiée… En tout cas, j’ai l’impression de faire autrement.

Peux-tu nous parler de cette vision du monde musical qui est la tienne?
C’est une idée que je charrie depuis une dizaine d’années, celle d’ “une pensée électronique” qui a ses répercussions sur le monde de la musique. Je m’explique : les jeunes générations ont certainement entendu plus de musique passant par l’électronique et le haut-parleur que de répertoire écrit, basé sur les hauteurs de notes et joué par des instruments acoustiques, hors amplification  ; et même s’il y a aujourd’hui un retour de leur part aux formations acoustiques, leur conception de l’instrumentarium n’est plus la même qu’auparavant. C’est ce que je nomme « la pensée électronique », une mutation dans les désirs du musicien, dans les lieux où sont pensés le son et la pratique. L’univers électronique a ébranlé les schémas pyramidaux de la musique classique, ceux du compositeur face aux musiciens, au chef d’orchestre et à la partition sacro-sainte. J’ai vraiment l’impression que cette situation est en train de changer ; ça ne remet pas en cause la validité de la notation musicale mais je dirais que la charge de l’invention est plus égalitairement partagée ou du moins que la responsabilité est commune.

As-tu le sentiment d’avoir toi même vécu cette mutation?
Absolument. Si je me remémore des choses que j’ai faites il y a quinze ans, j’étais encore à écrire pour une des formations données ; prenons l’exemple des mes trois quatuors à cordes que j’ai composés, une musique qui se définit d’abord par sa référence à la formation. Or ce qui m’intéresse, je m’en suis vite aperçu, c’est de travailler avec des personnes, considérant que l’instrument est le choix du musicien mais ne détermine pas mon projet compositionnel, c’est une affaire personnelle, propre à chaque instrumentiste. 
Prenons l’exemple de la musique composée pour Eric Drescher, Secteurs d’interférences, pour  « glissando-flûte » et électronique live, que j’ai écrite pour l’ami musicien. C’est beaucoup plus tard, au moment où je me suis mis à la table, que l’idée de l’instrument est arrivée, comme une contrainte, voire un stimulus, qui nourrit l’invention et canalise mon désir. Je ne débute jamais une pièce en plaçant des accords, en cherchant une ligne mélodique ou un alliage sonore. Je pars d’une idée très informelle au départ, où il n’y a pas a priori de musique, tout du moins pas de sonore et qui pourrait être un projet de tableau, si je savais peindre.

Ta démarche me fait penser à l’ « image » choisie au départ des pièces d‘Éliane Radigue
Oui, ce peut être un bon exemple, même si cette image, dans les Occam, est toujours liée à l’eau. Je citerais également Phill Niblock qui procède de cette façon, en adressant sa musique à une personne en particulier. Je l’ai fait pour le flûtiste Eric Drescher mais aussi pour Hélène Breschand  (harpiste), Bruno Chevillon (contrebassiste). Dans le cas du trio Zinc & Copper, pour qui j’ai écrit une pièce que l’on vient de créer à Berlin, l’ensemble est pour moi une entité en soi, presque « une » personne. Les questions techniques liées à l’instrumentarium (un tuba, un trombone et un cor) ne sont venues que dans un second temps. 

Tam évaporé” de Kasper T. Toeplits pour Didier Casamitjana, pour percussions solo, décembre 2021

Tu mentionnes dans ta newsletter du mois de septembre un projet à Césaré, Centre National de Création Musicale de Reims, avec un synthétiseur modulaire. Le retour à l’analogique est-elle une chose qui t’intéresse?
Ah non, pas vraiment! J’ai eu à l’époque des synthés modulaires et je les ai tous revendus. Il est aujourd’hui à la mode ; c’est un joli objet, plein de fils, avec des petites lumières… Mais ce n’est pas mon monde. Je suis peut-être une des rares personnes à préférer les distorsions digitales plutôt qu’analogiques, tout comme j’aime mieux écouter des CD que des Vinyles ; ce tranchant du son me plait davantage. Le synthé modulaire est une machine lente à « changer de monde »,  lourde lors des déplacements et assez chère. Musicalement, la solution d’un ordinateur, voire de deux, est beaucoup plus viable et réactive pour moi. J’ai passé quatre jours avec ces machines analogiques dans le studio de Césaré et j’ai fini par réécrire le module qui me plaisait le plus (le génerateur Benjolin, pour être plus précis) dans MaxMSP. Il n’est d’ailleurs pas exclu que je fasse évoluer le projet vers une solution en duo, avec une autre personne jouant en direct le synthétiseur.

Comment fait-on pour consulter ton catalogue étant donné qu’il n’apparait pas sur ton site?
C’est un vieux problème chez moi ; je n’ai jamais fait de catalogue, même pour moi ; je produis beaucoup et en continu et je ne sais pas quelle stratégie adopter en matière de classement. La présentation habituelle par genres et par formations n’aurait aucun sens ; j’ai beaucoup de pièces qui ne rentrent pas dans les cases. La seule chose envisageable serait de procéder chronologiquement… (soupir). 
Concernant mes compositions, je voudrais évoquer également la question de la forme elle-même,  qui reste ouverte au changement. Tout récemment, lors du spectacle Structure Souffle donné à la Chapelle royale du Château de Vincennes avec Myriam Gourfink, j’ai joué une pièce purement électronique et générée en direct dont la forme est évolutive ; un peu comme dans les concerts de rock où le déroulé peut être sensiblement différent d’un soir à l’autre quand la globalité reste la même. Si le début et la fin sont fixes, il y a au centre un certain nombre d’éléments qui ne sont pas toujours présents dans leur totalité et dont l’ordonnance est flexible ; de même que j’ai souhaité enregistrer deux fois Elemental II d’Éliane Radigue, des versions qui sont indéniablement une même musique mais qui, dans le détail, offrent des différences de l’ordre de la micro-composition. Je n’ai réalisé qu’une seule œuvre de sons fixés, « wolf Tone » une commande du Groupe de Recherche Musicale (GRM) en 2013 pour les concerts Akousma ; c’est une expérience que j’ai tenu à faire mais qui ne m’a pas entièrement convaincu ; je préfère que la pièce vive dans l’instant où elle est jouée.

Au vu des concerts que tu donnes, il semble que la bassComputer ait repris une importance certaine, voire le dessus par rapport à l’ordinateur.
C’est aujourd’hui ma « voix » préférée. Lorsque j’ai arrêté la basse, un arrêt de moins de deux ans, je découvrais les possibilités de l’électronique live et je trouvais à cette période que la guitare électrique était un peu trop assimilée à la « musique folklorique » du XXème siècle ; c’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait construire mon instrument sur mesure, de manière à ce qu’on puisse en jouer assis, en utilisant l’archet. J’ai rapidement pris conscience que tout ce temps passé à faire des gammes, à s’approprier une technique et à être à l’aise avec l’instrument devait être mis à profit, sans parler du plaisir évident à en jouer  ; même si, pour moi, l’ordinateur est aussi un instrument. L’avantage de cette bassComputer est qu’elle est plus souple et plus rapide que lui dans des situations d’improvisation, quand on veut changer les textures et le chemin, alors que l’outil électronique réclame du temps de programmation en amont. C’est un peu le cas du piano, façonné de telle façon qu’il ne permet pas de tout obtenir, à moins de prévoir à l’avance une préparation.      

À ce propos, j’ai vu que tu avais un projet de duo avec le pianiste allemand Reinhold Friedl. Quelle place prend l’ordinateur dans ce genre de situation?
Lorsque je joue de ma basse, l’ordinateur est toujours derrière, préparé pour transformer le son de la guitare basse, mais il n’est pas l’unique générateur de son, au contraire. Il devient l’extension de mon instrument. Concernant le projet avec Reinhold, je n’ai pas envie de transformer le son du piano même si mon intention est de faire de la synthèse croisée, de la ring-modulation en fait, un procédé que j’aime bien. Ce sera ma seule tentative d’intrusion dans l’univers sonore du piano (si je la réalise), la conception étant ici celle d’un duo d’instrumentistes. Ce qui n’est pas le cas de la pièce que j’ai écrite pour Hélène Breschand ou celle, très récente, de Zinc & Copper et pas mal d’autres, où je ne joue que de l’ordinateur qui a une double fonction, celle de générateur et celle de transformation du son des autres musiciens – c’est un peu ce qui longtemps s’est appelé Live-electronics ;  tandis qu’avec Reinhold, au contraire, je joue de ma basse (avec ordinateur) mais in fine n’interfère pas avec le son du piano.

Vents stellaires est le titre de la pièce que tu viens d’écrire pour Zinc & Copper, un trio de cuivres qui dit avoir développé un son caractérisé par « la chaleur des cuivres bas »… Tes dynamiques auraient-elles changé à leur contact?
« La chaleur des cuivres bas » fait référence aux tessitures de leurs instruments, le tuba, le trombone et le cor, des cuivres graves en trio, sans la présence de la trompette. Mais mes dynamiques restent les mêmes. D’ailleurs je ne trouve pas que ma musique soit très forte et j’ai plutôt l’impression de me balader dans des dynamiques très variées. Il m’est arrivé de faire une musique vraiment très forte, un peu démonstrative il est vrai, à un moment où la Noise était assimilée à une certaine forme de violence, de brutalité très affirmée. Elle ne l’est plus aujourd’hui. Et, chose étonnante peut-être, je range volontiers la musique d’Éliane Radigue dans la Noise. Je ne trouve pas que ce soit une question de volume mais plutôt de chemin, de choix de texture et de forme. Je sais que j’ai la réputation de faire une musique à très haut voltage, mais ça ne me dérange absolument pas, bien que je ne pense pas que ce soit vrai. On craint beaucoup le volume, or il y a en lui une puissance, bien sûr, mais aussi une force de pensée! 

J’évoquerai une fois encore Éliane Radigue revendiquant le volume bas pour une écoute plus fine et plus aigüe…
Oui, j’entends bien… mais je ne suis pas d’accord avec elle. Sur la base de statistiques, il est prouvé que les musiciens qui viennent de passer deux ou trois heures de répétition à haut volume, entendent mieux après qu’avant! Il est tout à fait possible de rentrer dans le son d’une musique qui joue très fort si elle n’agresse pas l’oreille par des changements brutaux et répétés. Prenons l’exemple de la harsh noise wall, un mur de son uniforme dont l’intensité ne va pas changer, permettant une écoute immersive et fine au même titre que celle de Radigue. Les musiques de Vomir ou celles de Merzbow, bien que très fortes, agissent de même. Une des plus belles révélations – une épiphanie – fut pour moi ce concert de CCCC au Japon où, les écoutant en live pour la première fois, j’ai eu la sensation que je pouvais m’allonger sur le son, avec une quiétude énorme… Je pense qu’il y a un a priori sur le volume comme si l’on s’interdisait certains mots ou une certaine manière de discourir.

Je mentionnerais également la distribution de bouchons d’oreilles à l’entrée des concerts…
Je demandais à ce propos à des plasticiens s’il leur viendrait à l’idée de distribuer des lunettes de soleil pour voir le travail de certains peintres de la lumière… Souvent, le public mal informé s’imagine qu’il y a une volonté de provocation. Mais il se trompe. Je prendrai un dernier exemple,  celui du groupe de rock américain Sunn O ))), qui joue d’ailleurs sans batterie, à volume élevé et constant, sans agression et dans la plénitude jouissive du son.

Tu collabores beaucoup avec les instrumentistes, avec les danseurs et chorégraphes mais ton travail transdisciplinaire s’étend bien au-delà de ces deux univers. Qu’en est-il de ton rapport à l’image, au texte, ou encore à la toile?
Si l’on parle d’image sur écran, j’ai fait beaucoup de projets avec le vidéaste Dominik Barbier dont un récent très beau travail au Mémorial des déportations-Musée d’Histoire de Marseille, une installation en multi-pistes pour la musique et multi-écrans. Pour Art Zoyd Studios où je suis compositeur en résidence, je remonte le spectacle « Paysages des enfers » dans une version scénique pour laquelle j’ai demandé au même Dominik Barbier de faire un film ; et ce ne sera pas tant un film sur de la musique qu’une musique avec film.

Paysages des enfers – Teaser (2021) from Art Zoyd on Vimeo.

À côté de l’image proprement dite, le domaine des arts plastiques est sans doute l’univers qui m’attire le plus. J’ai débuté dernièrement un travail avec une artiste américaine, Daria Gabriel, qui fait une peinture très texturale, expressive et traversée d’énergie. Un projet à trois, avec elle et le musicien suédois, Lars Akerlund, est prévu prochainement, projet qui consiste à prendre comme partition une version toujours différente de la toile peinte et à la jouer ; cela rejoint une autre collaboration avec Gabriela Morawetz, plasticienne polonaise, qui s’empare de mes propres partitions existantes qu’elle retravaille graphiquement, fait imploser de l’intérieur et déploie sur plusieurs toiles ; charge ensuite à l’instrumentiste qui connaît bien la version originale de jouer ce nouvel état de la partition, comme dynamitée. Un autre projet est en gestation avec elle,  prenant comme support l’idée de l’espace et d’une interaction entre musique et représentation visuelle passant par une évocation du vide intersidéral ; le détail est amusant car c’est l’endroit où précisément le son n’existe pas. 
Par contre, je n’ai jamais été attiré par la musique de film dont le côté narratif me rebute. C’est le même problème avec le théâtre et la linéarité du texte. J’aime davantage travailler sur les mots. J’ai remonté un vieux projet, « 135 façons de sauver la Terre »,  avec l’écrivain François Bon qui, sur ma musique, lit des textes, parfois sur plusieurs livres à la fois. 

Comment as-tu vécu les mois de confinement et quel est ton ressenti après la période de pandémie?
Globalement j’ai adoré! Dans la mesure, bien entendu, où je n’ai pas eu de personnes de mon entourage gravement malades et que je ne suis pas tombé dans une misère noire comme certains. J’ai réalisé, dans cette période où tout s’est arrêté brutalement, combien ma propre pratique artistique pouvait dangereusement passer derrière des préoccupations matérielles – planification des tournées, contraintes horaires, etc. – si l’on y prend pas garde! Et j’ai eu le temps de repenser à la façon dont étaient construites mes pièces, à la manière dont j’utilisais ma basse. À un niveau très concret, le confinement m’a permis d’optimiser l’efficacité de mes outils, des tâches chronophages que j’avais enfin le temps de faire. Et au final, j’ai l’impression de ne plus jouer de la basse comme avant. Je viens de composer une pièce soliste, Arche, que je n’aurais certainement pas écrite comme cela sans cette expérience inédite. Ce qui me désole le plus aujourd’hui, c’est cet empressement que l’on a de revenir au « comme avant » et de ne pas profiter des fruits d’une possible réflexion.   

Propos recueillis par Michèle Tosi

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