Alors que se tient la troisième édition du festival de musique contemporaine Superspectives à Lyon, qu’il dirige avec son ami Camille Rhonat, nous revenons sur le premier disque du jeune et talentueux pianiste François Mardirossian, consacré aux œuvres de Moondog. Passionné par la musique minimaliste, qui colore sous toutes ses formes la programmation de son festival depuis 2019, le musicien est également un formidable défricheur, toujours en quête de nouvelles partitions à poser devant son clavier.
Pourquoi t’intéresses-tu à Moondog, qu’est-ce qui te fascine dans son écriture pianistique, au point d’en faire le compositeur unique joué sur ton premier disque (ce qui n’est pas rien), paru en 2019 chez Megadisc Classics?
J’ai découvert Moondog par hasard. J’habitais Bruxelles et, en chinant dans une librairie d’occasion, je suis tombé sur la biographie d’Amaury Cornut ; la couverture avec la tête de Moondog m’a interpellé, j’ai lu le dos de couverture et en voyant pêle-mêle les noms de Philip Glass, Janis Joplin et Charlie Parker, je me suis dit que je voulais en savoir plus sur ce compositeur… Pour moi qui l’ignorais et qui déteste faire des impasses sur des compositeurs ou courants musicaux, ma curiosité a été plus que piquée. J’ai lu la biographie d’une traite et sa vie m’a fasciné : ses rencontres, ses échecs, ses influences etc. Tout ! Je n’avais toujours pas écouté une seule note de sa musique. J’ai rapidement découvert des morceaux sur internet qui m’ont énormément plu (Mood Montreux ; Elf Dance ; Chaconne in A) et j’ai contacté Amaury pour obtenir des partitions. J’ai eu la chance qu’il me réponde rapidement et positivement, car c’est un peu le parcours du combattant pour trouver des œuvres de Moondog. Rien n’est édité, et c’est un peu une chasse gardée entre les interprètes qui le jouent. J’en fais désormais partie, mais je me refuse à faire de la rétention. Une fois les partitions obtenues, j’en ai joué régulièrement en solo, et j’en ai même adapté en deux pianos. Je suis rentré en contact avec un label et je leur ai proposé trois programmes : les Études de Philip Glass ; un album solo consacré à Alan Hovhaness et Moondog en piano solo. Le producteur a choisi Moondog. Ça m’intéressait de proposer ça plutôt que de faire une énième version des Goyescas de Granados ou des trois dernières Sonates de Beethoven (quand on se veut être original en tant que jeune pianiste, c’est vers ce type de recueil qu’on se tourne j’ai l’impression). J’avais envie de participer à cette aventure initiée par Amaury : la redécouverte d’une personnalité musicale. Et puis j’adore le courant minimaliste et je m’y sens à l’aise pianistiquement.
Le personnage en lui-même est singulier, cela a-t-il aussi compté dans ton choix ?
Oui et non. Le personnage est un excellent argument marketing et rend curieux beaucoup de monde, mais ça n’est pas l’essentiel. Sa musique est plus forte que son excentricité. Une fois passée la curiosité du personnage, sa musique nous fait totalement oublier sa biographie et c’est tant mieux, car c’est gage de qualité pour un artiste. Parfois j’aimerais bien – tel un pianiste qui joue Mozart ou Haydn – ne pas raconter la vie de Moondog et simplement rentrer sur scène et le jouer. On n’y perdrait pas en intensité je crois. J’ai confiance en la force de sa musique.
Comment se sont déroulées les étapes de réalisation de ce CD ?
À partir de l’accord du label, les choses se sont mises en place pour sortir ce disque. Je suis allé tester le piano à Gap. J’ai travaillé énormément, même si j’étais beaucoup pris par la première édition de Superspectives, j’ai enregistré en mai et le disque est sorti en septembre 2019. Je suis content d’avoir écrit un livret en forme de dialogue avec Amaury Cornut, car il donne beaucoup d’informations. Nous avons fait quelques concerts pour le lancer, Paris, Bruxelles, Cherbourg etc. et il a eu une assez bonne réception auprès des critiques. De mon mail au label jusqu’à la sortie du disque, il s’est écoulé plus d’un an et demi. Il faut être patient !
Le son du disque est très soigné, peux-tu nous en dire un peu plus sur le travail de prise de son ?
J’ai eu la chance d’enregistrer avec un ingénieur du son extrêmement méticuleux et cultivé. On a passé beaucoup de temps à chercher le son parfait et à arranger certaines choses pour trouver cet idéal (couvercle demi-ouvert ; rideaux fermés pour un son plus mat ; changement de place du piano etc.). Le piano de Pascal Perrot du studio Alys près de Gap est aussi un très bel instrument (un Bechstein A228), sur lequel jouer du Moondog m’a paru convenir parfaitement. On a passé deux jours et demi et j’ai joué trois à cinq fois chaque morceau du début à la fin, afin de trouver la bonne version. Il y a vingt-huit pistes, donc je vous laisse compter… On a souhaité éviter les montages afin de conserver un naturel qui existe rarement aujourd’hui ; cela compte beaucoup pour la qualité d’un disque, la fraîcheur d’une interprétation. Une fois la pièce enregistrée, j’allais l’écouter et je la refaisais si besoin. Sinon, je continuais.
En lisant le livret du disque, on remarque que tu sembles très bien connaître le parcours de Moondog. Fais-tu toujours des recherches approfondies sur les artistes que tu abordes ?
Je fais partie de ces pianistes que l’on peut définir comme « geek ». J’ai des tonnes de partitions, de livres sur la musique, et j’ai une collection de plus de 2500 vinyles, sans compter les CD. Je suis vraiment atteint de collectionnite aigüe… Donc oui, j’approfondis clairement les compositeurs que j’aborde : biographies, écoutes diverses, témoignages d’interprètes etc. C’est un besoin vital de connaître au mieux la personne que je joue. Quitte à passer des heures derrière son instrument à se creuser la tête sur des œuvres, autant connaître à fond celui ou celle qui nous contraint à ce travail. Cela permet de mieux cerner l’esthétique du compositeur et d’aiguiller au mieux ma façon de jouer. Par exemple, jouer les pièces pour piano de Moondog en ignorant son rapport aux percussions, à la musique contrapuntique et au jazz donnerait une interprétation pauvre, voire tronquée même. En ce moment, j’approfondis un pan oublié de la musique française : l’école lyonnaise au début du siècle passé ! Des compositeurs comme Ennemond Trillat, Edouard Commette, Marcel Péhu ne disent plus rien à personne, et je suis tombé sur plusieurs de leurs œuvres que je trouve plus qu’intéressantes. Aussi, ma démarche consiste à chercher dans toutes les librairies d’occasion à Lyon des écrits, des vieux journaux qui en parleraient. Et bien évidemment des partitions. Je suis depuis plusieurs années sur un projet autour d’Alan Hovhaness, compositeur américain précurseur à plus d’un titre d’un certain minimalisme : mon prochain disque sera consacré à ses œuvres pour piano chez Advitam Records (je vais enregistrer ce que je joue le 27 juin 2021 à Superspectives). J’explore la majeure partie de ses œuvres pour piano grâce à sa veuve, qui me les envoie depuis les États-Unis. Et depuis quelques mois, je joue la musique d’un ami jazzman : Mario Stantchev (bien connu des Lyonnais et Bulgares), que j’adore et dont plusieurs pièces me sont dédiées, une musique riche de styles et très touchante. Les œuvres de Mario sont uniques, dans le sens où la multitude d’influences qui s’y trouvent n’empêchent pas une musique sincère, novatrice et intelligente. Et que dire de l’écriture pianistique en tant que telle, à part que mettre ses doigts derrière ceux de Mario est une gageure de funambule et que j’adore ça ! Voici le teaser que je dévoile d’une future campagne pour trouver des soutiens.
Lors de la première édition du festival Superspectives à Lyon en juin-juillet 2019, tu as assuré une nuit du minimalisme avec le pianiste Thibaut Crassin, performance impressionnante du soir au petit matin. Moondog se trouvait en bonne place dans le programme, aux côtés entre autres de Philip Glass, Steve Reich, Morton Feldman, John Cage, Frédéric Lagnau, Arvo Pärt, John Tavener, Erik Satie mais aussi Meredith Monk, Ryuichi Sakamoto, Brian Eno ou Aphex Twin. Quels liens établis-tu entre tous ces artistes, évoluant pourtant parfois dans des univers très différents ?
Durant cette nuit, j’ai souhaité regrouper (en bonne intelligence avec Thibaut Crassin) autour du terme – souvent rejeté d’ailleurs – « minimalisme », divers compositeurs qui pouvaient être rassemblés sous cette étiquette. Certains sont évidents : Glass, Adams, Reich, Pärt, mais pour d’autres, le lien est plus ténu et dépend de certaines œuvres à vrai dire. Cage, par exemple, n’est pas un compositeur minimaliste, mais quelques-unes de ses œuvres le sont clairement : Dream, A room, In A Landscape. Idem pour Satie. J’ai essayé de choisir des compositeurs que j’aimais et dont certaines de leurs œuvres remplissaient au moins un critère du « cahier des charges » minimaliste : répétition, retour à la tonalité, pulsation régulière, simplicité de la forme, inspiration extra-européenne et tant d’autres « concepts » qui peuvent illustrer ce courant. Je concède que c’est un choix éminemment personnel et qu’il est sujet à tergiversations, mais c’est une façon aussi de montrer à quel point ce courant a pu influencer toute sorte de compositeurs, et ce même avant son apparition… Ce qui est paradoxal, je le concède.
Lors de ce concert, tu as interprété l’intégralité des études de Philip Glass. Sur ton disque, tu joues un grand nombre des œuvres pianistiques de Moondog. Est-ce là une méthode de travail qui te caractérise : apprécies-tu le fait de te plonger dans des intégrales ?
Oui, j’aime assez l’idée de s’immerger à fond dans l’univers dans un compositeur, mais je ne suis pas un obsédé de l’intégrale. Jouer toutes les Études de Philip Glass a du sens, car ce cycle possède sa propre progression, une construction logique formelle qui n’existerait pas si elles n’étaient pas toutes jouées. Un peu comme les Préludes de Chopin. Pour Moondog, le label chez qui j’ai enregistré ne produit que des monographies, et la question ne s’est pas posée d’intégrer d’autres compositeurs. Mais enregistrer tout Moondog au piano ne serait pas une bonne idée à mon sens, ce serait même le desservir. Certains compositeurs supportent les intégrales : Bach, Brahms et Schumann, car il n’y a aucun déchet, mais dans le cas de Moondog, je ne verrai pas un intérêt de voir gravé – mis à part le sentiment d’avoir accompli une première – toutes ses œuvres pour piano qui ne sont pas toutes au même niveau musical. C’est un fait et ça n’enlève rien à son talent. Pour ça, les pistes choisies sur mon disque essaient d’illustrer les différentes facettes de Moondog. Cela pourrait aisément supporter un second et un troisième volume. Mais je connais déjà quelques pièces qui ne sont pas essentielles pour un enregistrement.
Quelle est la raison de ton engouement pour les musiques minimalistes ?
Pas vraiment de raison. Une découverte tout jeune du Concerto pour violon de Philip Glass et une évidence avec cette musique. Je n’ai pas vraiment envie et besoin de trouver des raisons objectives pour défendre cette musique parfois si décriée par des milieux conservateurs. Je l’aime, c’est tout, même si je lui reconnais parfois des faiblesses et des redites. Le plus grand problème, à mon avis, de cette musique – et je vais être cash – c’est qu’elle est parfois le repaire de musiciens médiocres qui se cherchent un créneau original pour exister et s’accaparent alors cette musique sans vraiment l’aimer et la comprendre, juste parce qu’elle est moins jouée mais qu’elle plaît au public.
Propos recueillis par Guillaume Kosmicki