Eurydice aux enfers

Concerts 15.04.2022



De Claudio Monteverdi à Pierre Henry, la lyre d’Orphée et les pouvoirs de la musique n’ont cessé d’abreuver l’inspiration des compositeurs. Avec l’opéra de chambre Eurydice, donné en création française sur le plateau de l’Athénée, Dmitri Kourliandski et Antoine Gindt se penche à leur tour sur le mythe, en donnant à l’histoire des prolongements inédits.

Le livret repose sur un long poème de l’écrivaine russe Nastya Rodionova. Il s’agit du monologue d’une femme à la recherche de l’être aimé qu’endosse le personnage principal de l’opéra. Eurydice, faut-il le rappeler, est l’épouse renvoyée aux enfers après l’injure faite aux dieux par Orphée lorsque, sur le chemin qui les ramène à la vie, il se retourne pour la voir. Dans cette « expérience du noir » – ténèbres des enfers et mouvement d’introspection – elle médite sur sa condition et sa solitude, dans le souvenir de celui qu’elle a perdu : « la mémoire est plus terrible que le destin », lit-on dans le beau texte de l’écrivaine.

Il était important pour le metteur en scène Antoine Gindt et sa fidèle équipe, Daniel Levy (lumières) Élise Capdenat (scénographie) et Fanny Brouste (costumes), d’inscrire le temps long de cette introspection qui passe par le chant de la soprano Jeanne Crousaud. Pas de drame ni d’évolution dans la narration mais un espace qui a besoin du temps pour exister. Il y a peu d’éléments sur le plateau – un banc, un fauteuil, la perspective d’un cabinet de toilette ainsi que quelques feuilles mortes amoncelées – et cette obscurité permanente, n’était la lumière crue de deux néons qui surplombent la scène. La travée d’eau et de fumigènes sur le sol apporte sa dimension onirique à un décor où l’élément aquatique est souvent suggéré. Gindt y ajoute la présence muette d’Orphée, toujours dans l’ombre d’Eurydice. C’est à Dominique Mercy, qui a dansé Orphée toute sa carrière dans la troupe de Pina Bausch, qu’a pensé le metteur en scène : tel un Orphée qui aurait vieilli, contrairement à la jeunesse éternelle de son épouse perdue, nous explique-t-il. Il est allongé sur le banc, lorsqu’elle commence à chanter, avant de tomber sur le sol ; voyageur dans l’errance, il ouvre un sac dont il explore le contenu ou suit dans ses pas son Eurydice qu’il essaie vainement de reconquérir. Dominique Mercy ne danse pas son rôle mais réincarne le mythe par sa présence.

Le livret sur lequel a travaillé Dmitri Kourliandski est articulé en sept « arias », comme autant de numéros chantés par la soprano dans des perspectives sonores différentes. Le compositeur n’en est pas à sa première expérience scénique. La partition d’Eurydice date de 2019, terminée juste avant le confinement et créée sur la scène italienne en 2021. Elle fait appel à une musique de sons fixés, diffusée et spatialisée dans la salle (à la faveur d’une installation sonore ad hoc), ainsi qu’à un piano (clavier électronique) joué sur la scène. Le spectacle débute d’ailleurs dans le noir par une superbe séquence purement électroacoustique, invitant l’auditeur à cette écoute singulière et immersive. On est confronté d’emblée à l’univers bruitiste d’un compositeur qui, depuis les années 2000, développe le concept de « musique objective » : un art sonore niant toute dramaturgie en vertu d’une « désubjectivation » volontaire de l’œuvre : pas de drame qui pourrait contredire l’action intérieure vécue par l’auditeur. Son écriture, où toute notion de hauteurs fixes est absente, adopte un système de notation relative, laissant une marge de liberté et de choix à l’interprète. Pour la soprano, le compositeur fixe au mieux un dessin mélodique, un tempo et certains modes d’énonciations. Kourliandski évoque l’ornementation monteverdienne s’agissant des stylisations vocales adoptées par la soprano pour chaque « aria » : étirement de la première syllabe du mot, tremblement au début ou en fin de phrase, ricochet sur les mots parlés, chantés, psalmodiés, etc. Le chant se fait plaintif, fantasque, incantatoire, à travers autant de figures exigeantes et virtuoses qu’assume pleinement la voix, certes amplifiée, de Jeanne Crousaud dont on note l’évolution certaine – ampleur et timbre – depuis sa prise de rôle dans Le Petit Prince de Michaël Levinas en 2014.

Dans la mise en scène d’Antoine Gindt, la pianiste (Bianca Chillemi) qui n’arrive qu’en cours de spectacle, tourne le dos au public, dans un espace où toute communication semble rompue. Elle joue sur le clavier des notes éparses dont les résonance et distorsion nous parviennent des haut-parleurs. Comme celle du piano, la partie vocale de Jeanne Crousaud a été pré-enregistrée par le compositeur et soumise aux logarithmes des logiciels qui réinjectent à travers les haut-parleurs le son, modulé et démultiplié, entendu en surimpression de la voix chanté en direct. Cet environnement sonore, tout à la fois diffus et impalpable, est entretenu durant toute la durée du spectacle (près d’une heure), donnant à entendre les voix intérieures du personnage dans un aller-retour troublant du dedans et du dehors.

Le processus aléatoire mis à l’œuvre par notre compositeur permet à chacune des soirées de renouveler sensiblement le rendu sonore. Une excellente raison pour aller voir et revoir ce spectacle onirique et captivant donné sur le plateau de l’Athénée jusqu’au 15 avril.

Michèle Tosi

Théâtre Athénée Louis-Jouvet, Paris, 13-04-2022
Dmitri Kourliandski (né en 1976) : Eurydice, une expérience du noir : opéra pour soprano, piano et électronique, sur un poème de Nastya Rodionova ; mise en scène Antoine Gindt ; collaboration à la mise en scène, Elodie Brémaud ; scénographie Élise Capdenat ; lumières Daniel Levy ; costumes Fanny Brouste. Eurydice, Jeanne Crousaud ; Orphée, Dominique Mercy ; piano, Bianca Chillemi.

Photos © Xavier Lambours

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