Un Janus nommé Nikel

Interviews 08.09.2022

Qui a rencontré une fois dans sa vie le guitariste Yaron Deutsch ne l’oublie pas. Voilà un musicien que la passion dévore, et que le feu de la découverte anime !
La saison dernière, il a frappé aux portes de Radio France, en proposant de créer trois pièces pour le programme de France Musique “Création Mondiale”. Ces trois pièces sont à l’image du répertoire de Nikel : ce sont trois mondes, aux antipodes l’un de l’autre. Peu de points commun en effet entre la musique de l’Autrichien Klaus Lang, du Français Sylvain Marty, et de l’Américain Matthew Shlomowitz, associé à l’Irlandaise Jennifer Walshe dans une création à quatre mains. Nikel aime jouer les grands écarts, ou disons “une forme d’éclectisme contrôlé”, pour reprendre les mots de Yaron Deutsch. 
Nikel a aussi une double identité sonore, qui lui vient de ses couleurs instrumentales : guitare électrique, piano ou/et claviers, saxophone, batterie ou/et percussion. 
C’est là que “Janus” entre en scène. L’identité de Nikel est bel et bien double : derrière le groupe de rock se cache l’ensemble de musique contemporaine, à moins que ce ne soit l’inverse…
Mouvement après mouvement, entrons dans les vies multiples de Nikel !

Ouverture : points de vue de compositeurs, avec Jennifer Walshe et Sylvain Marty.

Jennifer, vous avez collaboré pour la première fois avec Nikel en mai dernier, en enregistrant avec eux “Minor Characters”, cinq pièces co-composées avec votre ami de Londres Matthew Shlomowitz. Selon vous, quelle est l’identité sonore du groupe ?
Jennifer Walshe : On peut dire qu’il y a cette sorte de son rock fondamental, à cause de la guitare électrique jouée par Yaron et de la batterie de Brian, mais c’est aussi parce que la partie que Matthew a composée pour Brian dans “Minor Characters” utilise la batterie, ce qui n’est pas toujours le cas dans les musiques jouées par Nikel. 
Brian et Matthew ont en commun leur culture rock et punk ; ils ont joué cette musique, par conséquent, ils apportent avec eux des gestes spécifiques sur la batterie et la percussion. C’est très présent dans le groupe, c’est même l’essence de Nikel pour moi : c’est presque une forme de philosophie du groupe.

Sylvain, qu’est-ce que vous aimez dans le travail et le son de Nikel ?
Sylvain Marty : J’aime beaucoup de choses, mais par-dessus tout j’apprécie l’esprit des musiciens, leur façon d’aborder leur instrument. Les choses sont vraiment ouvertes. On peut proposer beaucoup de choses ; ils poussent les recherches vraiment loin. Ils accueillent avec beaucoup d’attention des propositions d’écriture qui, pour ma part, vont souvent loin en termes de verticalité, de mise en place, de succession de modes de jeux. Nous avons par ailleurs des affinités musicales. J’aime ce qu’ils font, leurs choix de compositeurs. Enfin, c’est une formation qui me renvoie à mes origines.
La percussion, le piano, le saxophone sont des instruments avec lesquels j’ai beaucoup improvisé dans le passé, la guitare aussi. Ce sont des sons que j’ai eus en moi aussi, ou en tout cas qui sont proches de moi. Il y avait une forme d’évidence à notre rencontre !

Développement, ou quand Nikel se raconte à quatre voix 

Voix n°1 : Yaron Deutsch, guitariste 
Yaron, quand tu as fondé ce groupe en 2006, l’idée première du groupe était de jouer des pièces totalement neuves, ce qui implique de découvrir des compositeurs et de leur passer des commandes. Au fil des années, Nikel a tissé des compagnonnages, entretenu une fidélité avec certains compositeurs. 
Le son du groupe a sans doute évolué aussi : comment le définirais-tu aujourd’hui
Yaron : On ne peut pas échapper au son du groupe. Nikel, c’est une fusion de sources sonores électroniques et acoustiques, à partir du moment où sont réunis  le saxophone, le piano, la percussion et la guitare électrique – et maintenant aussi les synthétiseurs et la batterie. Par ailleurs, Nikel propose une fusion d’esthétiques et de références psychologiques. Chacun apporte son propre parcours, sa sensibilité au groupe. 
On pourrait dire de Nikel que c’est un peu comme un nouveau modèle cognitif dans la musique d’aujourd’hui. Peut-être qu’aujourd’hui, quand on dit “quatuor”, on ne pense plus seulement “quatuor à cordes”. J’espère que ça peut faire changer les mentalités !
J’aime cette idée qu’en créant de nouvelles combinaisons sonores, on peut faire évoluer le vocabulaire musical. La couleur mixte de notre quartet attire l’attention de compositeurs avec lesquels on collabore de façon régulière.
Le mélange d’univers et de traditions est plus ou moins fort selon les pays. En France par exemple, cette fusion est assez répandue grâce à l’importance de la scène improvisée et de la scène jazz. C’est pour cela que notre collaboration avec des compositeurs tels que Philippe Hurel ou Hugues Dufourt est si riche. Les compositeurs font leur miel de toutes ces sonorités, et cela passe par nos instruments, avant de passer dans les machines et l’électronique. C’est un point de départ pour nous, et s’il y a confusion des genres, c’est une bonne chose !
Au sujet de la fidélité avec certains compositeurs tels que Sarah Nemtsov, Klaus Lang, Matthew Shlomowitz, Marco Momi.., je dirais que c’est un peu comme dans la vie ! Il est préférable d’avoir une poignée de bons amis plutôt que des centaines de relations superficielles. Et de fait, si je fais le point sur les musiques que j’ai jouées dans ma “carrière” de musicien, je retiendrai peut-être une vingtaine ou trentaine de compositeurs qui comptent vraiment et dont j’ai toujours plaisir à revisiter la musique.
La nuit dernière, j’ai regardé le catalogue du compositeur James Dillon. Tous les quatre ans environ, il écrivait un nouveau quatuor pour les Arditti (sauf un je crois, qui a été créé par le merveilleux Quatuor Diotima). J’aime penser que c’était sans doute à la demande des musiciens. Je vois bien Irvine Arditti appeler James Dillon et lui dire  : “Monsieur Dillon, encore un quatuor s’il vous plaît !”.
Parce que c’est aussi une aventure humaine ?
Yaron : En effet, et que ça se construit sur la durée, comme les relations amicales.


Comment a évolué le groupe ?
Yaron : Au début, je me suis beaucoup posé la question de l’esthétique de Nikel. Il y avait cette interrogation : est-ce que l’esthétique c’est le style de la musique, ou bien est-ce que c’est relié à la façon de jouer, à la qualité de jeu ? C‘est une vraie question ! L’un des principaux objectifs pour moi, musicien fondateur de Nikel, c’est de trouver une forme de balance entre d’un côté cette exigence du jeu, et de l’autre un éclectisme sur le plan des langages musicaux, qui ne soit jamais hasardeux ou accidentel. On choisit des compositeurs d’horizons très variés, mais ce n’est pas un fourre-tout pour avoir des concerts en plus. Il vaut mieux faire moins de concerts et créer un éclectisme “contrôlé”. Je tiens beaucoup à cette idée.
Quant à l’évolution de Nikel, je dirais qu’on s’est améliorés sur deux points au fil des années. Notre éclectisme s’est affiné : il est plus clair, plus défini. On joue de mieux en mieux aussi. Les deux fonctionnent ensemble de façon organique !

Voix n°2 : Patrick Stadler, saxophoniste 
Pourrais-tu définir ce qu’est pour toi le son du groupe ?
Patrick : C’est un son particulier à cause de la guitare électrique, les autres instruments étant plus “conventionnels”. Le son premier du quatuor est puissant, rond, chaud, mais il peut prendre aussi d’autres directions. On peut jouer très fin, très subtil, très doux. Quand on joue délicat, j’aime l’idée qu’on ne sait plus qui joue quoi. 
Dans Nikel, il y a ces deux versants. On peut jouer fort, mais aussi en finesse ! On joue ensemble depuis dix ans, donc on se connaît, et on sait quels univers sonores on peut créer. il n’y a pas UN son de groupe, il y en a plusieurs qu’on peut affiner. 

Le groupe a constitué lui-même son répertoire ? 
Patrick : Quand Nikel est né, il n’existait qu’une pièce pensée pour cette formation, elle a été composée par Louis Andriessen. Il a fallu donc créer un répertoire, passer des commandes. Nous ne disposions pas de catalogue sur lequel nous appuyer avant de créer les pièces nouvelles. Rien à voir avec la formation classique du quatuor à cordes, où le répertoire est immense ! C’est très stimulant de découvrir la musique des compositeurs d’aujourd’hui en se demandant lequel d’entre eux sera susceptible d’écrire pour Nikel. Parfois, certains choix ne se concrétisent pas, parce que ça ne marche pas. Mais ça fait partie du jeu !

Voix n°3 : Antoine Françoise, pianiste et claviériste
Pour toi Antoine,  Nikel a un son spécifique ?
Antoine : Je joue dans le groupe depuis 2014, je suis arrivé le dernier. Au début, je ne jouais que du piano – je suis pianiste classique de formation. Les claviers sont entrés peu à peu, et j’aime beaucoup le fait de découvrir les claviers, les synthés, dans ce contexte. Ajouter à la guitare électrique une sonorité électrique grâce aux claviers me semble naturel. Je trouve une place différente du coup ! 
J’aime beaucoup ce groupe : je joue aux côtés de trois musiciens exceptionnels, avec des parcours très différents. Patrick est un merveilleux chambriste dans sa façon de respirer, de chanter à l’instrument. J’aimerais parfois qu’il soit violoncelliste pour jouer avec lui les grandes sonates du répertoire ! De son côté, Brian vient du rock, mais il a un jeu de percussion classique dément ! Je sais qu’on pense la musique très différemment, mais justement j’aime ça : on se cherche, on s’inspire.
Quant à Yaron, c’est un peu un ovni… Il est en train d’amener la guitare électrique à un niveau jamais égalé dans la musique écrite, avec un perfectionnisme qui nous force à chercher toujours plus loin.
Je suis peut-être celui des quatre, qui se bat le plus contre l’image de “groupe de rock” qui nous colle à la peau, surtout depuis que je suis aux claviers ! J’aime traiter le groupe comme un quatuor à cordes, je trouve plus intéressant de chercher cette absurdité-là, cette confusion-là ! C’est pour ça que je suis heureux quand on reçoit des pièces dont l’approche est différente. Avec Nikel, on a un certain passé de pièces très “testostéronées”, qui finissait par nous fatiguer ! Et par exemple bosser avec Jennifer Walshe, qui a une énergie encore bien plus grande que la nôtre, ça nous emmène autre part ! 
Du coup, on ne peut rien définir à l’avance : je ne sais pas à quoi ressemblera le son de Nikel demain s’il entre au contact d’autres énergies de compositeurs, de compositrices, de performers tel.le.s que Jenny !

La plupart des ensembles de musique contemporaine jouent sur deux tableaux : le répertoire du 20ème siècle, dont ils proposent leur version et des créations. C’est un peu différent avec Nikel qui ne fait quasi que de la création…
Antoine : Personnellement, j’aimerais aussi qu’on développe ces deux approches, car aujourd’hui il existe d’autres formations de ce type (quatuor ou formation plus large) qui ont commandé des pièces que Nikel n’a pas encore jouées. Cela m’intéresserait beaucoup de faire ce travail d’interprète, de reprendre une partition déjà connue et jouée par un autre ensemble. Donc on deviendrait interprètes d’un répertoire existant, et parallèlement on continuerait à s’approprier les pièces qu’on commande, et qui à chaque fois qu’on les joue – et on en a souvent l’occasion – sont une redécouverte !
Je pense par exemple à Fleisch d’Enno Poppe, qu’on a joués presque une centaine de fois en cinq ans :  néanmoins, on la redécouvre à chaque fois !
Du fait de la double identité du groupe (rock et musique contemporaine), il arrive à Nikel de jouer dans des lieux estampillés “rock” ?
Antoine : Pas forcément ! On avait fait un travail avec Alexander Schubert qui avait été vraiment pensé comme un spectacle, avec lumières, machines à fumée, et le public debout avec des bières. Mais finalement, étant donné que le monde de la musique contemporaine est assez “fermé”, quoi qu’on fasse, c’est quand même le même public qui vient, même s’il est projeté dans un autre cadre. C’est difficile de trouver un nouveau public ! 
Je préfère voir les choses autrement. J’adorerais par exemple  jouer du Rebecca Saunders ou du Sylvain Marty dans une cave : amener ce côté chambriste, musique contemporaine écrite dans d’autres contextes, plutôt que d’essayer d’appartenir à un contexte qui n’est finalement pas le nôtre, celui du rock, et où l’on trouve tant de musiciens géniaux !

Voix N°4 : Brian Archinal, batteur, percussionniste
Chacune des créations de Nikel offre un visage très contrasté du groupe. Pour France Musique, vous avez joué coup sur coup la musique ciselée, plutôt “abstraite” de Sylvain Marty,  puis celle beaucoup plus pop, plus rock de Matthew Shlomowitz, en collaboration avec la vocaliste et performeuse Jennifer Walshe.
Brian : C’est vrai ! Certains compositeurs aiment parfois utiliser l’instrumentation de Nikel pour approcher une forme de Rock’n’roll, de jazz, ou disons un langage musical plus populaire que celui de la musique contemporaine. Matthew Shlomowitz par exemple a pris beaucoup de plaisir à composer pour ce groupe progressif, un peu bizarre, aventureux…mais qui a aussi la capacité de jouer des rythmes extrêmes, des phrasés expérimentaux, et de plonger dans l’exploration sonore. On a donc cette double identité : on en est à la fois un groupe rock et un quatuor au sens plus classique du terme. Mais ce qu’on veut surtout, c’est que ces musiques nous procurent du plaisir !
Que signifie pour toi l’aventure avec Nikel ?
C’est une aventure à laquelle je prends part depuis dix ans maintenant. On a beaucoup voyagé ensemble, dans le monde entier : Amérique du sud, Océanie, Europe, USA…
L’aventure est musicale bien sûr, mais elle est aussi humaine. On a fait la connaissance de tant de gens de cultures différentes ! Pendant les années de confinement, on a dû arrêter de voyager, de partager (à part via le web)… Maintenant, l’aventure Nikel peut repartir et j’en suis très reconnaissant : j’aime tant découvrir différentes cultures et faire l’expérience du monde. Pour moi la vraie aventure est là !
Le répertoire du quatuor est en construction. Vous créez beaucoup de pièces chaque année ?
On est heureux que notre travail – et on travaille dur – attire les programmateurs, de pouvoir jouer dans certains festivals, participer à des programmes imaginés par d’autres. Susciter des commandes, être en relation avec des compositeurs qui comprennent notre singularité. On va continuer à chercher, pour ne pas se contenter de la facette “groupe de rock”. On sait faire ça, bien entendu, c’est notre seconde nature. On a envie de développer un nouveau répertoire, de rencontrer des programmateurs qui nous feront découvrir de nouveaux compositeurs.


Le son de Nikel, c’est quoi pour toi ?
Brian : Comme on travaille depuis longtemps ensemble, on a trouvé un système de travail. Chacun travaille dur de son côté avant de retrouver les autres, car on vit dans trois pays différents, et c’est parfois compliqué de se retrouver pour jouer ensemble. Mais le son de Nikel est toujours en évolution, même quand on répète. C’est ce qui s’est produit pour ces deux sessions d’enregistrement pour Création Mondiale/France Musique. On a senti cela quand on a répété à Bern en Suisse, où je suis actif. On a amassé durant toutes ces années tellement d’instruments différents, utilisés dans l’univers “bizarre” de la musique contemporaine ! On a maintenant toute une collection de pédales de guitares, et différents synthés : tout cela nous permet d’étendre la palette sonore. 
D’ailleurs, en novembre prochain, Nikel va se transformer en une sorte de groupe de synthés. On sera trois aux synthés, Patrick, Antoine et moi, et on va faire ce qu’on aime faire, explorer au-delà de nos sons habituels…

Anne Montaron

CODA
Retrouvez trois visages du répertoire de Nikel sur France Musique, émission Création Mondiale
° Chanson lointaine et douce de Klaus Lang pour guitare électrique
° Aiguilles de Sylvain Marty pour quatre musiciens
° À venir dans Création Mondiale, semaine du 12 septembre : Minor Characters de Matthew Shlomowitz et Jennifer Walshe

Photo article © Amit Elkayam
Photos Festival Amplitudes © Pablo Fernandez

En lien

buy twitter accounts
betoffice