Tiré de la pièce de théâtre de Nina Bouraoui, Otages, le troisième ouvrage scénique de Sebastian Rivas mis en scène par Richard Brunel nous séduit par la puissance de son discours et la subtilité des moyens mis en œuvre.
C’est Sebastian Rivas (co-directeur du GRAME de Lyon et de la Biennale des Musiques Exploratoires B!ME) qui écrit le livret (trois actes et quinze scènes), taillant sur mesure un texte qu’il ne fait pas chanter de bout en bout. On serait même tenté de parler de mélodrame (voix parlée sur la musique) tant le récit (toujours fidèle au texte de Nina Bouraoui) est fréquent. Mais le chant advient, sans prévenir pour autant, inscrit dans un autre temps et une autre logique de discours (répétition, fragmentation et autre stylisation), cette sur-expressivité de la voix dont parle le compositeur et qui sert la dramaturgie.
Anti-héroïne, se conformant à ce que son entourage veut d’elle, Sylvie Meyer est une femme sans histoire, modeste, banale, comme elle se plait à le dire : « Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai cinquante-trois ans. Je suis mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire ». Les mots de Sylvie apparaissent en première page de la pièce de théâtre et du roman de Nina Bouraoui tout comme ils figurent au début des deux premiers actes dans le livret de Rivas. Mais le vent tourne dans le troisième, lorsqu’elle décide un matin de prendre le couteau (« Il y avait en moi cette force nouvelle »), accessoire indispensable, quoique symbolique dans l’histoire, pour le passage à l’acte, condamnable mais libérateur.
Dominants et dominés
Richard Brunel, qui avait déjà mis en scène cette pièce en 2019, reprend pour l’essentiel son dispositif originel. Sur la scène, le décor (celui de Stephan Zimmerli) est a minima, froid et sans apparat, qui consiste en deux pièces attenantes dont on ouvre et referme en alternance les stores vénitiens : les vidéos de surveillance de l’usine sont projetées sur les quatre murs dans le bureau de Victor Andrieu qui jouxte le local des ouvrières ; une table et des chaises sont au premier plan où se font face le mari et la femme, au matin de la séparation (acte I), puis le patron et la responsable du personnel lorsqu’Andrieu lui demande de constituer des « viviers » (acte II “je veux que vous trouviez celles et ceux qui nuisent ou pas à la Cagex”) ; On pense à Wozzeck (qui est un modèle pour Rivas) et sa relation malsaine avec le Docteur.
Sous la direction de la cheffe argentine Rut Schereiner, l’ensemble instrumental amplifié est en fond de scène, masqué par le décor ; pour autant, les neuf musiciennes choisies à dessein se feront voir et entendre puisqu’elles sont aussi figurantes dans la mise en scène de Brunel (les « abeilles » ouvrières de Sylvie Meyer) ainsi que voix du chœur, voix fantômes qui passent par les haut-parleurs et font monter la tension. Si l’Homme est en position de force dans les affrontements avec Sylvie, c’est elle qui domine, filmée en gros plan par une caméra live lors de ses superbes monologues où toute l’attention est concentrée sur son visage et où l’on sent le discours se construire et la personnalité de Sylvie se découvrir.
D’origine allemande, la soprano et magnifique tragédienne Nicola Beller Carbone conserve ce léger accent (rappelant celui de Marthe Keller dans la Cassandre de Michael Jarrell) qui ajoute une note singulière à ce qui se dit. La voix est longue et puissante et l’aisance étonnante avec laquelle elle passe de l’intensité du chant à l’autorité de la voix parlée. Trois mots suffiront à son mari/le baryton britannique Ivan Lublow, « Je m’en vais », chantés en notes égales et répétés à l’envi comme un cantus firmus : le ton est noble et le chant aisé. La voix passe au-dessus du récit de Sylvie qui analyse avec lucidité comment s’est dressé un mur entre elle et son conjoint. On retrouve dans le chant d’Andrieu cette propension à la répétition, souvent sur un simple mot, « Sylvie, Sylvie, Sylvie »… Son grand « air » du deuxième acte révèle l’envergure du baryton dont la partie chantée qui trémole (« J’ai beaucoup réfléchi ») rappelle la stylisation vocale du premier des Quatre chants pour franchir le seuil de Grisey.
Mettre en scène l’ambivalence
Autre strate dramaturgique, la musique de Rivas est en flux continu où fusionnent les deux sources, instrumentale et électronique. Elle donne une résonance à la voix parlée et colore l’espace (sound design) mais elle est surtout agent de tension, entendue dans le détail de l’écriture (accordéon, percussions et claviers très en dehors) à la faveur d’un bon équilibre entre la musique et le plateau.
Quant au troisième acte, plus court, il obéit davantage à la logique du rêve (la séquestration a-t-elle vraiment eu lieu?), la musique fortement réverbérée et les voix fantômes entretenant cette ambivalence. « C’était la nuit dans ma tête, comme si j’avais mélangé l’extérieur avec l’intérieur de moi-même », dit in fine Sylvie Meyer, laissant planer l’incertitude dans la nôtre.
Michèle Tosi
Les deux dernières représentations d’Otages de Sebastian Rivas sont à voir le 22 mars à 20h et le 23 mars à 16h au Théâtre de la Croix Rousse à Lyon.
Théâtre de la Croix rousse, Lyon, le 18-03-2024
Sebastian Rivas (né en 1975) : Otages, opéra en trois actes, livret du compositeur d’après le texte de théâtre de Nina Bouraoui (CM) ; mise en scène Richard Brunel ; décors, Stephan Zimmerli ; costumes , Mathieu Trappler ; lumières Laurent Castaingt ; vidéo, Yann Philippe ; dramaturgie, Catherine Ailloud-Nicolas. Sylvie Meyer, Nicola Beller Carbone, soprano ; L’homme, Ivan Ludlow, baryton ; Juliette Adam, clarinette basse ; Lise Baudouin, piano ; Irène Blanc-Rocher, flûtes ; Mélanie Brégant, accordéon ; Faustine Charles, violoncelle ; Camille Coello, alto et violon ; Bera Romairone, saxophone ; Beltane Ruiz Molina, contrebasse ; Yi-Ping Yang, percussion ; direction Rut Schereiner ; réalisateur en informatique musicale, Alexeï Nadzharov.
Photos © Jean-Louis Fernandez