Compositeur, interprète et artiste sonore, Loïc Guénin (né en 1976) aime susciter les échanges et le travail collaboratif avec ses interprètes dans une approche qui mêle recherche et expérimentation, installation sonore et performance. Son désir de création et d’exploration l’a conduit à inventer, à côté des partitions traditionnelles, d’autres supports de lectures, planches graphiques et grilles d’interprétation situées entre l’écrit et le non-écrit, un entre-deux qu’il tente, pour nous, de définir.
Loïc Guénin, votre travail d’écriture graphique et vos projets liant architecture et univers sonore vous situent à la frontière ténue entre musique et arts plastiques…
J’ai le sentiment que ma façon d’appréhender le son peut parfois être plus proche de celle des plasticiens sonores qui font des installations et des happenings que d’une musique dite « contemporaine », très écrite, avec un travail spécifique sur la technique instrumentale et bien souvent construite et transmise dans un geste assez descendant, du compositeur.trice vers les interprètes puis le public. On m’associe davantage à un artiste qui explore le son et invente des concepts plus qu’à un compositeur d’écriture purement classique.
Vous soulignez souvent la présence, dans l’environnement où nous vivons, de « sons fonctionnels » qui, selon vous, « uniformisent peu à peu notre environnement et transforment notre écoute »…
Cette constatation est liée au projet Walden. Nous évoluons dans un monde de plus en plus bruyant qui envahit notre quotidien ; des manifestations proches du design sonore qui peuvent être porteuses d’informations ou impliquer des comportements spécifiques ; des sons envoyés pour nous faire réagir, sonneries de portable et autres jingles signalétiques ; bref, tout un univers phonique qui prend le dessus et banalise l’écoute plus qu’il n’invite à tendre l’oreille. J’essaie pour ma part de lui redonner sa part active et de stimuler une écoute aiguë en s’attachant à porter attention à tous les sons. Comme j’aime à le dire et l’écrire, je suis persuadé que l’écoute est la clé du rapport social, du positionnement au monde qui nous entoure.
J’aimerais que vous nous présentiez plus en détail ce projet Walden [un lieu] qui vous occupe depuis près de dix ans…
Le premier Walden a été porté à la scène en mai 2015. Il a été créé par l’ensemble C Barré dirigé par Sébastien Boin et a été accueilli par le GMEM-CNCM de Marseille dans le cadre du festival Les Musiques. C’est Christian Sébille et Paul Fournier qui m’ont donné, les premiers, les moyens de faire vivre ce projet un peu fou. Il existe aujourd’hui 14 Walden et autant de lieux que j’ai pu investir avec des interprètes de renom pour partager cette expérience en commun : Ars Nova, L’Instant Donné, l’Intercontemporain et autres musicien.ne.s hors ensembles.
En quoi consiste-t-il plus précisément ?
Walden fait référence au récit publié en 1854 par Henry David Thoreau (1817-1862), Walden où la vie dans les bois, un best-seller de l’écologie citoyenne et de la réflexion autour de la place de l’homme dans son environnement. Le livre est un journal de bord où l’écrivain et philosophe américain raconte son existence, seul pendant deux ans dans sa cabane au bord du lac Walden, dans l’État du Massachusetts où il a passé ses journées à écouter, arpenter les lieux, marcher, dessiner, enregistrer, penser et écrire. C’est cette posture, cette porosité avec les lieux, mais aussi les gens, que j’ai cherché à adopter dans chacun des projets de Walden [un lieu]. Cela implique de longues résidences (parfois un an) dans les lieux concernés, qui me permettent de m’imprégner de l’atmosphère, de la configuration des bâtiments et de collecter des formes, des matières et des mots, une multitude de choses et de matières que j’amasse dans des petits carnets et qui me servent ensuite à écrire des partitions que j’appelle des planches graphiques.
Comment se présentent-elles ?
Ce sont des partitions qui n’utilisent pas ou peu l’écriture traditionnelle. Les partitions sont très différentes l’une de l’autre et chacune est unique en son genre, dérivée du collectage que j’ai réalisé et attachée au lieu où elle a pris forme : le Château de Ranrouët pour le centre Athénor, la cité radieuse de Marseille, l’Abbaye de Noirlac, les jardins de Royaumont, le mont Ventoux, la Cité de la Musique de Metz ou la Philharmonie de Paris, etc. Ces représentations graphiques en couleurs utilisent des symboles en lien avec mes collectages. Elles sont destinées à être interprétées dans le lieu même de leur création, et pour des nomenclatures instrumentales variées et parfois même libres. Ce sont vraiment les partitions qui sont posées sur les pupitres et jouées par les musicien.ne.s, ce ne sont pas juste des schémas ou des dessins qui laisseraient libre cours aux interprètes, ce sont tout simplement les partitions, pleines de contraintes.
Le processus n’est pas sans évoquer le travail d’Éliane Radigue avec ses interprètes et cette part de transmission orale qu’elle revendique ?
À ma connaissance, Éliane Radigue part d’images partagées avec les musiciens mais ne conçoit pas forcément de supports graphiques. Pour autant, je suis bien conscient que ma façon de faire nécessite de longs moments d’échanges et de partage avec les interprètes. Cela véhicule des choses non dites parce qu’on ne peut pas les (d)écrire mais elles apparaissent peu à peu, dans la discussion et parfois même simplement dans le ressenti de l’épaisseur d’un lieu, d’une ligne graphique. Ces partitions que je soumets aux interprètes nécessitent un long travail de maturation : je tiens à ce qu’ils voient les lieux avant les répétitions, pour mieux s’imprégner du matériau collecté. Il faut du temps pour qu’ils se familiarisent avec la complexité des symboles utilisés, qu’ils décryptent les signes et en saisissent le sens profond. Il s’opère ainsi un aller-retour permanent entre architecture, son, écriture et création. Cette transmission orale est également effective dans le cas où d’autres musicien.nes – le cas s’est déjà présenté – voudraient rejouer une partition, dans le lieu même ou, pourquoi pas, dans d’autres structures. Mais j’aime particulièrement l’idée que le concert qui est donné in situ soit aussi le moment unique où le lieu résonne, dans l’instant de la performance. Les Walden n’ont pas forcément vocation à être rejoués ni à être enregistrés au disque.
Reste-t-il, dans le temps du concert, un espace pour l’improvisation ?
Il y a, en amont, et pour chaque instrumentiste, des choix à opérer mais une fois les décisions prises, l’écriture est fixée et mesurée et ne laisse pas vraiment d’espace pour une réelle improvisation libre. En revanche, certaines partitions permettent des choix de circulation en fonction desquels le parcours global peut changer dans les limites d’un aléatoire contrôlé.
Vous mentionnez également deux principes fondamentaux dans le travail qui s’opère à partir de vos planches graphiques : « Ici, chacun à son rôle à jouer, sa liberté d’interprétation, de lecture et d’écoute, en respectant le double principe cher à John Cage de l’interpénétration et de la non-obstruction. » Qu’entendez-vous par là ?
Ce sont les principes de son maître Suzuki édictés par la philosophie zen bouddhiste (dans l’Avantamsaka sutra). Dans le travail collectif, ces principes s’appliquent ici à la pratique sonore : ce que je fais doit se fondre et interagir avec le travail des autres (interpénétration) ; j’évite de faire quelque chose qui viendrait obstruer les propositions de mon entourage (non-obstruction). En tant que porteur du projet, je suis parfois amené à modérer certains élans et à réguler les choses quand des problèmes d’ego viennent perturber l’effort collectif…
Le Walden (Philharmonie), donné en juin dernier, réunissait sous votre direction sept solistes de l’Ensemble Intercontemporain et un groupe d’amateurs qui a participé au collectage des matériaux et à l’élaboration de certaines parties de la planche graphique. Ils avaient à disposition des objets sonores et de petites percussions et ont travaillé en binôme avec les membres de l’EIC. L’idée de confronter la fine fleur de la scène contemporaine avec des musiciens non-professionnels n’était-elle pas risquée ?
J’aime les défis. La qualité de la restitution sonore a récompensé mes attentes et le travail en binôme entre professionnels et amateurs a confirmé les bienfaits de la transmission orale. En travaillant ainsi et en confiant aux interprètes mes partitions graphiques, je cherche à repositionner les rôles prédéfinis par une histoire sociale de la musique. Le compositeur, le chef d’orchestre, les musiciens, les auditeurs… J’ai aujourd’hui dans mes cartons une trentaine de partitions graphiques que j’aimerais faire publier pour que les musiciens puissent s’en emparer : ce serait une manière de clore ce projet qui m’a tenu durant dix ans et m’a fait travailler avec des ensembles fabuleux en France, à l’étranger et dans des lieux chaque fois différents.
Le Cri d’Antigone, votre spectacle musical mis en scène par Anne Monfort, a été créé en mai dernier à Marseille et vient d’être redonné à l’Arsenal de Metz. La partition mêle notation traditionnelle et planches graphiques, par exemple dans le tableau 2, pour le guitariste qui n’est pas lecteur. Elle fait apparaître également de la matière dessinée guidant le jeu des interprètes avec le polystyrène ou les feuilles mortes qu’ils ont à portée de main. On se situe une fois encore dans un entre-deux aux frontières poreuses…
L’espace est en effet difficile à définir. J’ai autour de moi des interprètes qui sont très à l’aise avec les codes de la musique écrite et qui ont aussi cette écoute de l’autre et cette capacité à réagir aux sollicitations de l’instant. Ils sont nombreux aujourd’hui à lier ces deux dimensions dans leur pratique. Je tiens à leur laisser la possibilité de s’affirmer en tant qu’artiste unique en ménageant cet entre-deux qui fait que la musique ne va pas sonner exactement comme on pouvait s’y attendre mais avec ce petit plus amené par la singularité de la personne. C’est le sens premier de l’interprétation, me semble-t-il. Dans Le Cri d’Antigone, cela s’entend particulièrement dans les solos que j’ai écrits pour certain.nes et également dans le tableau 6, le dernier, dans les passages d’un palier à un autre qui impliquent la responsabilité de chacun et une écoute collective ; ce n’est pas écrit, ça ne s’explique pas mais ça se sent et ça se travaille au nez, « à la feuille » comme on dit entre nous… Ce qui m’intéresse à travers la notation que je propose, c’est de tirer de l’humanité de chacun quelque chose d’unique au service d’un projet collectif.
À côté de votre travail de compositeur, vous vous adonnez également à l’improvisation au sein du duo noise NOORG ou avec des musicien.ne.s comme Serge Tessot-Gay, Audrey Chen ou eRikm…
Dans son ouvrage Improviser librement, abécédaire d’une expérience, le musicien improvisateur et penseur Le Quan Ninh, avec lequel j’ai eu la chance de travailler il y a déjà quelques années, pose cette question : « Que faut-il abandonner pour me mettre à improviser librement ? Le faut-il ? Ne faut-il pas laisser ce que je sais, pour de bon ? » J’ai vraiment ce sentiment d’abandon et de lâcher-prise vers un état de porosité totale et absolue quand j’improvise par exemple dans le duo NOORG, aux côtés d’Éric Brochard. Avant chacun des concerts de ce duo, nous ne parlons jamais de musique, ni même de forme, de direction ou d’objets à traverser. Nous plongeons littéralement corps et âme dans le son sans que rien ni personne ne semble piloter quoi que ce soit. C’est une expérience qui n’accepte aucune concession. Il est très difficile d’en parler et de décrire l’état dans lequel l’improvisation libre nous place.
Comment cette pratique s’articule-t-elle chez vous avec la composition ?
Je n’ai pas cette sensation que l’improvisation libre puisse réclamer que l’on abandonne totalement une autre pratique, par exemple celle de la composition, de l’écriture ou d’une approche de jeu sous contraintes. Je navigue pour ma part dans différentes pratiques qui se nourrissent les unes et les autres. Mon approche de la composition et du partage avec des interprètes pour faire naître des objets sonores, des parcours, des formes ou encore des épaisseurs et des matières, ne me place jamais à l’endroit du sachant, du génie démiurge et intouchable qui maîtriserait la totalité des paramètres du son et ferait naitre la musique de son geste reconnaissable et admirable… Dans les projets qui m’animent, la frontière entre l’écrit et le non-écrit est très floue. Le résultat sonore d’une expérience collective autour d’une partition, qu’elle soit graphique, aléatoire, ouverte ou plus classique, sera bien entendu très différent de ce qui se jouera dans une improvisation libre, si tant est que nous puissions vraiment imaginer pouvoir être totalement libres dans l’improvisation. Ces deux expériences me rendent heureux et transforment mon rapport aux choses, aux autres.
Propos recueillis par Michèle Tosi
Photos article © Vincent Beaume
Photos partitions © Loïc Guénin