Au-delà de l’écriture

Eclairages 30.11.2022

Après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, la musique occidentale entreprend de se réinventer en remettant en question les règles héritées du passé. Dans ce contexte, la question de l’écriture est un enjeu central. Certaines évolutions vont dans le sens d’un contrôle absolu du compositeur, et d’une codification toujours plus poussée (qu’il s’agisse de la partition, des jeux instrumentaux, parfois même de la microstructure des sons). D’autres au contraire s’ouvrent à la liberté des interprètes, plus ou moins prononcée, par différents moyens. La confrontation des musiques savantes avec les nouvelles technologies, le jazz, la pop music et les musiques du monde ne va cesser de raviver cette question jusqu’à nos jours.

« De l’écriture, tout découle », c’est la première phrase que j’écrivais en 2012 pour introduire les trois tomes que j’allais consacrer aux musiques savantesoccidentales du XXe siècle (Musiques savantes,Le mot et le reste, 2012, 2015, 2017). En effet, l’écriture a été le formidable tremplin qui a permis, à partir du IXe siècle, d’insuffler à la musique une attitude de prospection : contrairement à la tradition orale, qui conserve ce qui doit l’être par la répétition pluriséculaire, l’écriture fixe immédiatement, quoiqu’imparfaitement, et la page peut se tourner. Plus encore, l’écriture dépasse cette mission première de fixer la mémoire pour devenir un puissant outil de création. Il existe bien sûr des cultures musicales savantes de l’oralité, par exemple en Inde du Nord et du Sud, en Iran, au Tadjikistan, en Afghanistan ou dans les traditions arabo-andalouses. Elles sont radicalement différentes des musiques savantes occidentales dans leur facture et leur diffusion. L’écriture permet le développement de polyphonies raffinées , les imitations entre les voix, les rappels, les miroirs, les renversements, les palindromes, les structures complexes, l’usage des mathématiques, de la gématrie (forme de numérologie religieuse), les symbolismes, les figuralismes, le riche développement des thèmes, la complexité de l’orchestration et des arrangements, etc. Il s’agit d’un territoire d’exploration infini, ce que montrent des expériences sans cesse renouvelées, jusqu’à nos jours. Pour en citer quelques-unes : la musique spectrale qui, à partir des années 1970, applique les modèles acoustiques des sons analysés par spectrogramme, puis par ordinateur, aux partitions, pour réaliser par exemple de la synthèse sonore instrumentale (Gérard Grisey) ou assurer des passages fondus entre masses sonores claires et bruitées, qui se substituent à la respiration consonance-dissonance (Kaija Saariaho) ; l’hyper-complexification et virtuosité du jeu (Brian Ferneyhough) ; la codification d’une palette sonore inouïe, véritable « musique concrète instrumentale » (Helmut Lachenmann) ; l’application du modèle des mathématiques fractales à la structuration musicale (Alberto Posadas, Enno Poppe…), etc.

L’enregistrement change la donne

L’évolution des usages de l’enregistrement, apparu à la fin du XIXe siècle, est strictement identique à celle que l’on évoquait à propos de l’écriture. Sa mission première était de fixer la mémoire, et notamment celle de la musique : l’interprétation, le concert, le morceau. Quelques décennies plus tard, on commence à créer avec ce nouvel outil, qui n’était pas inventé à cette fin. Cela se passe en amont de la sortie d’un disque, au niveau de l’esthétique de la prise de son et du travail de postproduction, qui font entendre des sonorités inouïes, ressortir des détails impossibles à reproduire en concert, aussi bien dans le rock, le jazz que la musique classique, mais aussi dans le cadre du field recording. Et puis l’enregistrement permet la création de nouvelles musiques fondées sur les techniques de mixage, montage et variations. Cette révolution marque la remise en question la plus évidente et la plus radicale de la partition dans le domaine des musiques savantes.

En 1948, Pierre Schaeffer, inventant la musique concrète dans les studios de la Radiodiffusion française, revendique le fait de travailler sur le sonore « concret » d’un bout à l’autre de la conception de sa musique : production du son, captation (enregistrement), traitement, montage, mixage, composition (en fin de chaîne seulement apparaît une part d’abstraction). Cette démarche s’oppose à l’abstraction de l’écriture, qui part de l’imagination d’un compositeur, passe par l’écriture et ne produit du sonore qu’en fin de parcours, lorsque la partition est donnée à jouer à un interprète. Dans les années soixante, Pierre Schaeffer écrit un solfège de l’objet sonore (Traité des objets musicaux, 1966).

L’enregistrement permet l’élaboration progressive d’une gigantesque sonothèque mondiale qui met toutes les musiques au même niveau (un même geste permet d’écouter une infinité de musiques différentes, hors contexte) et encourage un brassage des cultures sans précédent. Beatriz Ferreyra offre une poignante démonstration de ce que nous apporte l’enregistrement avec Echos, composé en 1978 à partir de la voix fixée de sa nièce, Mercedes Cornu, morte dans un accident de moto. Elle était venue quatre ans plus tôt en visite chez la compositrice argentine, installée en France depuis le début des années soixante. Son vœu était de devenir chanteuse, et Ferreyra avait enregistré quatre chansons traditionnelles. En hommage, sa composition puise dans ce corpus sans jamais faire écouter de mélodies complètes, seulement des bribes, des bouts de phrases hachurées, parfois coupées en plein élan, ou sublimées dans des effets de résonance. C’est une réflexion sur la mémoire, le souvenir, la trace, une parfaite illustration des enjeux de l’enregistrement. À la fin de la pièce, une seule phrase entière surgit, suivie d’un rire : un dernier souvenir. Cette construction très élaborée passe uniquement par le sonore, l’écoute, la manipulation des bandes, qui se substituent à la partition.
On prend la mesure du choc ressenti face à cette remise en question radicale des gestes de la composition opérée par Pierre Schaeffer lorsqu’on sait que Karlheinz Stockhausen, au sortir d’un essai qu’il avait réalisé en 1952 dans les studios de Schaeffer (l’Étude concrète dite « aux mille collants »), avait qualifié ce travail de la musique concrète de « bricolages misérables ».

John Cage, l’aléatoire et le happening

Figure de proue, l’Américain John Cage a secoué le monde de la musique en partageant sa vision originale de l’utilisation du hasard et d’une part d’aléatoire dans ses œuvres. Il débute ses expérimentations dès les années 1930 (Imaginary Lanscape n° 1, 1939), mais ce sont surtout ses voyages en Europe dans les années 1950, notamment à Darmstadt, qui contribuent à diffuser sa pensée, ainsi que les happenings musicaux qu’il organise aux États-Unis. Cette volonté de non-contrôle est au fondement de son œuvre, où le hasard et l’indétermination peuvent prendre place dans le principe compositionnel (utilisation de techniques d’écriture reposant sur le Yi-King, art divinatoire chinois, ou de tout autre procédé de choix aléatoire des valeurs musicales : jeu de dés, etc.) ; dans l’interprétation (œuvres aléatoires conduites par les choix des musiciens, partitions graphiques à la libre interprétation, jeux divers, superpositions simultanées de musiques différentes, etc.)  ou enfin dans l’interaction avec le public (naissance du happening musical avec Untitled Event de 1952, suivi par de nombreuses autres performances, comme 4’33’’ la même année, Theater Piece en 1960 ou 4’33’’ n° 2 – 0’00’’ en 1962). Le hasard, pour John Cage, permet de redonner toute sa liberté et sa place à l’interprète – voire au public – face à la dictature du compositeur. Tout processus d’interprétation musicale est déjà soumis au hasard (ambiance de la salle, bruits extérieurs, jeu des interprètes…). Cage dit ne faire qu’accentuer le phénomène.

4’33 (1952) comporte bien une partition, écrite en trois mouvements, qui consistent en un « Tacet » soigneusement minuté (« Se taire »). Cage invite les auditeurs à écouter leur environnement, et à se questionner sur ce que peut être la musique. « Tout est musique » selon lui, l’auditeur est invité à en prendre conscience avec cette œuvre. Cage suscite des situations où la musique peut surgir et être entendue

La littérature aussi emprunte les chemins du hasard, notamment avec la technique du cut-up initiée par Brion Gysin et William S. Burroughs. Umberto Eco théorise cette tendance avec l’essai publié en 1962, L’Œuvre ouverte : « L’œuvre ouverte devient une métaphore épistémologique. […] L’auteur offre à l’interprète une œuvre à achever. » On abandonne alors l’idée de l’artiste-créateur démiurge omnipotent, seul maître du sens de son œuvre face à une humanité en attente dont il se fait le sauveur, vision romantique s’il en est. En conséquence à de nombreux changements artistiques depuis le début du XXe siècle, l’interprète aussi bien que l’auditeur sont invités à participer à l’œuvre. On affirme alors que le sens d’une œuvre n’est jamais donné ni arrêté définitivement : il évolue constamment, il se construit en temps réel.

Postérité de Cage

Peu de compositeurs ont pu rester indifférents aux propositions de Cage. Autour de lui, beaucoup adoptent les partitions graphiques, qui laissent une part considérable de création à l’interprète : Earle Brown, David Tudor, Christian Wolff, Morton Feldman. On parle de l’« École de New York » (qui se mêle à la danse et aux arts plastiques). L’influence de Cage se fait ressentir jusque dans certaines œuvres de Pierre Boulez, pourtant attaché au contrôle absolu par l’écriture (Pli selon pli, 1957-1962, Domaines, 1968), qui laissent une part de décision libre aux interprètes (limitée). Beaucoup de compositeurs continuent dans la voie des partitions graphique, du happening et des performances dans les années soixante, cette décennie qui ose tout : en premier lieu Fluxus, mouvance dont l’aventure dure une vingtaine d’années, initiée en 1960 par George Maciunas avec entre autres Yoko Ono, Nam June Paik, La Monte Young, Joseph Beuys, Charlotte Moorman, Robert Filliou, George Brecht, Dick Higgins, Henry Flynt et le peintre Ben (Ben Vautier). Pour donner un aperçu de la liberté qui y règne, pour les interprètes comme pour le public, voici quelques exemples de Compositions de La Monte Young, happenings/performances donnés dans le loft de Yoko Ono en 1960 :

« Composition n° 1 pour piano – pour David Tudor : Apporter sur scène une balle de foin et un seau d’eau, pour que le piano puisse manger et boire. L’exécutant a le choix entre nourrir lui-même le piano ou le laisser se nourrir tout seul. Dans le premier cas, l’exécution est terminée une fois que le piano a été nourri. Dans le second, elle est terminée après que le piano se soit nourri ou ait refusé de le faire. »
« Composition 1960 n° 5 : Lâchez un papillon (ou n’importe quel nombre de papillons) dans la salle de concert. Lorsque la composition est terminée, prenez soin de laisser le papillon s’envoler dehors. La composition peut être de n’importe quelle durée mais si l’on dispose d’un temps illimité, les portes et les fenêtres peuvent être ouvertes avant que le papillon ne soit lâché et la composition peut être considérée comme terminée lorsque le papillon s’envole dehors. »
« Composition 1960 n° 10 – pour Bob Morris : Tracez une ligne droite et suivez-la. »

Les partitions graphiques sont adoptées par de nombreux artistes, à l’image de George Crumb, Mauricio Kagel, Krzysztof Penderecki, André Boucourechliev, Luciano Berio, Dieter Schnebel, Sylvano Bussotti, Costin Miereanu ou Cornelius Cardew. Selon les œuvres, les possibilités accordées aux interprètes sont plus ou moins grandes. Elles peuvent reposer sur des choix à faire au cours de la lecture, volontaires ou aléatoires (par exemple jouer où tombe le regard sur la partition, avec les indications de vitesse, de nuance et de timbre lues à la fin de la dernière séquence exécutée, dans le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, 1956), ou sur des passages improvisés avec des instructions plus ou moins précises.

C’est Karlheinz Stockhausen, sous l’influence du free jazz, qui ira probablement le plus loin dans l’écriture de la liberté avec Aus den sieben Tagen (« Des sept jours », mai 1968, ça ne s’invente pas), dont les instructions musicales reposent sur quelques phrases seulement. Cette œuvre méditative inaugure ce qu’il nomme « musique intuitive ». Il invite notamment les participants à jeûner et à méditer seuls avant de jouer ces quinze pièces. L’une d’entre elles, Unbegrenzt (« Illimité »), indique : « Joue un son avec la certitude que tu as tout le temps et l’espace nécessaire. » Une autre, Es (« Ça »), propose : « Ne pense rien. Attends que ça soit tout à fait silencieux en toi. Quand tu as atteint ça, commence à jouer. Dès que tu te remets à penser, arrête-toi. Essaie de retrouver l’état de non-pensée et puis continue à jouer. »

Musiciens passeurs

Dans le premier enregistrement de Aus den sieben Tagen, on trouve entre autres le clarinettiste Michel Portal, également musicien de jazz et de free jazz. Il est important de remarquer ces profils de musiciens curieux, touche-à-tout, ouverts aux différentes propositions et eux-mêmes passeurs, musiciens de l’écrit comme de l’oral, du théâtre, du happening, de la performance. C’est aussi le cas de la contrebassiste Joëlle Léandre, qui s’ouvre dans les années 1970 à l’improvisation tout en continuant à jouer de nombreuses pièces écrites, jusqu’à aujourd’hui, et qui compose elle-même, notamment des partitions graphiques. On peut encore évoquer le New-Yorkais John Zorn et les règles de composition/improvisation qu’il met en place dans les années 1980, reposant sur des cartes, ou des fiches, avec des indications plus ou moins précises, souvent poétiques, consensus entre la partition et le jeu improvisé. Ces profils se font de plus en plus fréquents aujourd’hui, à l’image de musiciennes françaises comme Élise Dabrowski ou Claudine Simon, ou de compositeurs/instrumentistes comme Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli. Tous les quatre ont été formés à la lecture classique des partitions aussi bien qu’à l’improvisation.

Œuvre ouverte et théâtre musical

« En somme, l’auteur offre à l’interprète une œuvre à achever. Il ignore de quelle façon précise elle se réalisera, mais il sait qu’elle restera son œuvre ; au terme du dialogue interprétatif, se concrétisera une forme organisée par un autre, mais une forme dont il reste l’auteur. Son rôle consiste à proposer des possibilités déjà rationnelles, orientées et dotées de certaines exigences organiques qui déterminent leur développement. » Ainsi s’exprime Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte, déjà évoqué. Ami de l’extraordinaire cantatrice Cathy Berberian, il partage avec elle son intérêt pour les bandes-dessinées (comic strips). Elle en tire Stripsody, qu’elle compose et interprète en 1966, reposant sur une partition graphique dessinée par Roberto Zamarin, représentant des petites séquences narratives, sous la forme de BD (le nom associe Strip – « bande » – et Rapsody). L’œuvre en appelle également au théâtre musical, donnant à la chanteuse un rôle d’actrice déterminant.

Le théâtre musical, lui aussi initié dès les années 1950, connaît ses grandes heures dans la décennie suivante avec entre autres John Cage (Variations II, 1961), György Ligeti (Aventures, 1963, Nouvelles Aventures, 1965), Mauricio Kagel (Match, 1964, Acustica, 1970) et Luciano Berio (Laborintus II, 1965), qui invitent dans certaines de leurs œuvres l’interprète à être acteur, suivant des indications figurant sur la partition. L’aventure se poursuit dans les années 1970, par exemple avec la fondation à Paris en 1972 de la Compagnie de théâtre musical des Ulis, avec le compositeur Michel Puig et les acteurs Michaël Lonsdale, Catherine Dasté et Edith Scob et jusqu’à nos jours, notamment avec Georges Aperghis et Vinko Globokar, et plus près de nous encore avec Olga Neuwirth et Samuel Sighicelli. Le théâtre musical ne quitte pas forcément le monde de la partition et peut, au contraire, la rendre encore plus dense.

Musiques savantes de transmission orale

Certains compositeurs reposent l’intégralité de leur pratique, de leurs œuvres et éventuellement de leurs spectacles sur une transmission entièrement orale. C’est le cas de la compositrice, chanteuse, réalisatrice, scénariste, actrice, danseuse et chorégraphe américaine Meredith Monk, avec sa troupe. Son travail repose sur les répétitions régulières et la connaissance des membres entre eux. Ce n’est que plus tard, au passage des années 2000, quand d’autres artistes ont voulu reprendre ses spectacles, que Monk s’est rendue compte de la part de non-dit et s’est employée à relever les éléments constitutifs de ses œuvres et à en noter certaines sur le papier.

Ce n’est pas le cas d’Éliane Radigue qui, depuis le début des années 2000, est approchée par de nombreux musiciens auxquels elle donne des consignes orales et avec lesquels elle travaille longuement jusqu’à obtenir la qualité sonore qu’elle souhaite. Sa musique de l’infime, profondément exigeante, n’est absolument pas notée, mais transmise à des interprètes choisis.

La composition assistée par ordinateur (CAO)

La composition assistée par ordinateur (CAO), dont l’utilisation se généralise au cours des années 1980 et 1990, notamment grâce à l’Ircam, ne supprime en général pas la partition, bien au contraire : elle lui ajoute tout un ensemble de contrôles, traitements et déclenchements supplémentaires à la simple émission de notes et de sons, la rendant bien plus complexe (effets, transformations du son, spatialisation, déclenchement de sons…).

Le temps réel a permis l’apparition des « partitions virtuelles » : l’ordinateur est capable de déclencher en direct un certain nombre de processus en réponse au jeu d’une partition par un interprète. Le principe est que l’ordinateur repère où le musicien en est et réagit, parfois aussi en fonction de la manière dont il joue. Là encore, on est face à une sorte de « super-partition », si virtuelle s’annonce-t-elle. Une telle partition virtuelle est à l’œuvre sur NoaNoa de Kaija Saariaho (1992), où l’ordinateur répond au jeu d’un flûtiste, qui peut aussi, plus simplement, suivant le matériel disponible, déclencher les réactions à l’aide de pédales.

Il existe néanmoins aujourd’hui des contrôleurs et des interfaces permettant toutes sortes d’accès par le geste à l’ordinateur, qui peuvent dans certains cas faire disparaître la partition, favoriser des attitudes d’improvisation et le rapport au corps. C’est le cas du Karlax, par exemple, entre autres.

Lorsque les compositeurs électroacoustiques travaillent avec l’ordinateur directement sur l’audio, la représentation graphique du son devient quasiment une partition à l’écran. Cela gêne en général les pionniers des magnétophones à bande, qui affirment que, ce faisant, on ne prête plus attention à l’écoute et on revient en quelque sorte à une musique de l’abstrait, déterminée par la lecture à l’écran, qui peut tromper complètement sur le résultat sonore réel. Beatriz Ferreyra incite ses étudiants à fermer les yeux pour mieux travailler : tout un symbole !

Les écueils de la liberté

Au-delà des musiques électroacoustiques, plusieurs compositeurs très impliqués dans ces différentes voies, improvisation, théâtre musical, aléatoire… évoquent parfois des déceptions face aux utopies de départ. Luciano Berio a écrit quatorze Sequenze de 1958 à 2002, chacune pour un instrument soliste, poussé au bout de sa virtuosité et faisant référence à son histoire et ses répertoires. Les premières font appel au théâtre musical. Berio, qui a rencontré John Cage et Earle Brown, introduit une part d’indétermination dans les rythmes, les hauteurs et les registres des huit premières (il ne met pas de clefs sur les lignes écrites, les portées se limitent parfois à trois lignes), mais il l’abandonne au tournant des années 1980 en raison des trop grandes libertés prises par certains interprètes, qui selon lui ne suivent pas assez scrupuleusement la partition en reprenant les œuvres. Il réécrit même certaines anciennes Sequenze

Samuel Sighicelli, très marqué par l’improvisation dans sa formation et ses premières œuvres, nous a fait part de ses doutes, de ses revirements. Son groupe Caravaggio, avec Bruno Chevillon, Éric Échampard et Benjamin de la Fuente, a débuté en 2000 sur une grande improvisation puis, d’album en albums, a opté ensuite pour la composition de morceaux. Dans un entretien récemment publié dans le livre La musique en prise directe, il m’expliquait : « Dans les partitions qui ouvrent à l’improvisation, il faut également faire attention au degré de liberté : improviser n’est pas donné à tout le monde. La liberté donnée sur un passage, qu’on imagine proprement libératoire pour un interprète, peut s’avérer au contraire bloquante, déstabilisante et finalement ne pas servir la pièce. Elle peut aussi révéler à l’interprète son éventuelle frustration et générer une sortie de cadre incongrue. L’improvisation n’est d’ailleurs aucunement une liberté vis-à-vis d’une règle ou un geste gratuit : c’est une pratique, une compréhension, un travail de longue haleine, comme l’interprétation. » 

Guillaume Kosmicki

Photo Des mondes construits Metz © Loïc Guénin

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