Les trois quatuors à cordes écrits à ce jour par Joan Magrané Figuera et réunis dans ce premier CD monographique du jeune trentenaire s’entendent sous les archets du Quatuor Diotima, une des phalanges les plus investies dans l‘univers de la musique d’aujourd’hui.
Le monde sonore du compositeur catalan Joan Magrané, particulièrement prolifique (plus de quatre-vingt œuvres sont déjà inscrites à son catalogue) rejoint celui de la poésie et de la voix qui laissent son empreinte, même dans la musique instrumentale. Ainsi en est-il de son premier quatuor à cordes, Madrigal, écrit en 2012 et révisé en 2019, qui donne son titre à l’album : musique intimiste, raffinée, attachée au timbre et au souffle, qui exige une écoute particulièrement attentive. « Par nature, ma pensée musicale tend vers la miniature et le détail », prévient le compositeur. La pièce d’un seul tenant procède par petits motifs, inflexions souples, figures presque plaintives confiées aux quatre instruments dont les sons tremblés, troublés (usage presque constant du trémolo) disent l’extrême fragilité. Le recours aux techniques de jeu étendues (sur le chevalet, glissades, frottement circulaire de l’archet) associent hauteurs déterminées et composantes bruiteuses. La citation affleure (c’est Gesualdo qui est convoqué), furtive et aussitôt effacée, dans les dernières minutes de la pièce.
« Cette façon d’invoquer les anciens à travers l’emprunt de modèles structurels, c’est une chose que j’ai volée à mon professeur Stefano Gervasoni », avoue Magrané qui a suivi les cours du maître italien au Conservatoire supérieur de Paris. Alguns cants orfics (Quelques chants orphiques), titre de son deuxième quatuor à cordes (2013) fait référence aux Canti orfici (1914) du poète italien Dino Campana (1885-1932), autre trame littéraire sur laquelle s’échafaude le quatuor à cordes. D’une même complexion délicate, l’écriture à quatre voix s’affole, atteignant des seuils de tension, avec cette attraction vers les aigus que l’on retrouvera dans le troisième quatuor. Des sourdines spécifiques au centre de la pièce filtrent le timbre des cordes qui citent un passage d’une sonate du Vénitien Dario Castello (1602-1631). La texture est d’une incomparable sensualité, dont les lignes vont progressivement s’effacer dans un lent processus d’immersion de la matière jusqu’à son dernier souffle.
La manière est plus véhémente dans Era, le quatuor à cordes n°3 secoué par des coups d’archets nerveux et bruiteux qui circulent aux différents instruments dans un registre médium-grave et une matière toute en aspérités. Elle s’oppose à une ligne ascendante beaucoup plus sereine et comme aimantée par les aigus du registre où viennent fusionner les quatre sonorités. La pièce dialectise l’opposition entre ces deux mondes irréductibles. Le retour des spiccatos et autres gettatos musclés scande les différentes phases de cette ascension menée toujours plus haut, dans les trémolos frissonnants des archets et jusqu’au seuil de l’audible. Comme dans le quatuor précédant, la sonorité des cordes filtrée, détimbrée, devient souffle avant de disparaître dans le silence.
Avec cette finesse alliée à la précision du jeu permettant le rendu sensible de la matière (le tremblé émotionnel du son), les Diotima restituent la délicate irisation des sonorités et font advenir l’aura poétique d’un univers minutieusement exploré par un compositeur qui nous fait ressentir à chaque instant la fragilité intrinsèque de l’existence et des choses. L’enregistrement très soigné du label barcelonais Neu Record (HD stéréo + Surround 5.1) offre à l’auditeur des conditions d’écoute optimales.
Michèle Tosi
Joan Magrané Figuera (né en 1988) : Madrigal, quatuor à cordes n°1 ; Era, quatuor à cordes n°3 ; Alguns cants òrfics, quatuor à cordes n°2. Quatuor Diotima : Yung-Peng Zhao, Léo Marillier, violon ; Franck Chevalier, alto ; Pierre Morlet, violoncelle. CD Neu Records Neu 0017 ; code barre 8308072022121 ; enregistré en format 3D dans la Salle Mozart de l’Auditorium de Zaragosa en avril 2022 ; texte anglais / catalan / italien ; 43′.
Photo © Daniel Campbell
Photo © Mario Maher