bastille musique, just do it

Interviews 07.12.2023

Le label Berlinois bastille musique est depuis 2014 un des labels de musique contemporaine les plus dynamiques et les plus qualitatifs du paysage musical. Nous nous entretenons avec Sebastian Solte, son fondateur. Fortement intéressé par la musique de création, il n’hésite pas à aller puiser parfois dans le répertoire, ou à lorgner vers les frontières du jazz. 

Sebastian, que s’est-il passé dans ta tête pour avoir cette idée folle de créer un label de musique contemporaine en 2014, à l’heure de la crise du disque la plus sombre ?
Fais-le, c’est tout ! (Just do it!)

Pourquoi ce nom, « bastille musique » ?
Ce nom peut évoquer certaines associations, ce qui n’est ni involontaire ni un hasard.

D’où est venue l’idée de cette présentation si particulière des disques, comme des boîtes à chaussure ou des boîtes de vêtements, dans un carton agrafé, avec un papier de soie noir qui entoure le disque et le livret : une présentation à la fois luxueuse et intrigante, mais aussi dans son plus simple apparat pour la présentation extérieure ?
Le design minimaliste a été développé par un graphiste que je connais depuis longtemps. Il a travaillé de nombreuses années au Japon et a un grand sens de l’esthétique simple et substantielle. Lorsque l’idée de fonder le label est apparue, j’ai su que c’était lui qui devait s’occuper du design du produit. D’ailleurs, je qualifierais plutôt l’apparence comme une forme d’élégance discrète tout à fait reconnaissable. Et ne jamais oublier : le contenu est roi.

Quel est ton parcours, d’où viens-tu ?
Je suis un passionné de musique venu du sud-ouest de l’Allemagne. Et comme je suis économiste, je sais que la musique contemporaine est le meilleur moyen de s’enrichir rapidement!

Combien êtes-vous dans l’équipe du label ? Quels sont les profils et les postes ?
Nous avons un directeur artistique, un directeur général et un stagiaire, ainsi que le graphiste dont je parlais. Nous travaillons avec de nombreux créateurs : compositeurs, interprètes, interprètes, ensembles, orchestres, producteurs d’enregistrements, ingénieurs du son, experts en mixage et en mastering, écrivains, musicologues, photographes, cinéastes, archivistes, audiophiles.

Dès les premiers disques, vous faites souvent appel à des enregistrements réalisés par des radios, SWR ou WDR (le premier disque sort en 2016). Seuls certains disques sont produits par bastille musique. Comment se construisent ces partenariats ?
Cela dépend toujours du répertoire, des interprètes ainsi que de la meilleure approche conjuguée à la meilleure équipe à même de réaliser cet enregistrement. Nous recherchons toujours les solutions idéales lorsque nous planifions un projet d’enregistrement. D’autre part, on trouve également dans notre catalogue plusieurs enregistrements qui ont été réalisés parfois des années avant que le label n’existe. Cela reflète un autre aspect de notre travail, qui consiste à partir à la chasse au trésor.

Quel est votre système économique ?
Ne pas perdre notre temps sur de faux problèmes mais se concentrer sur l’essentiel et travailler dur.

Recevez-vous des aides en Allemagne ? Du mécénat ? Dans quelle proportion ?
Parfois, mais seulement à l’échelle d’un projet. Nous sommes toujours reconnaissants envers les institutions qui soutiennent nos projets, et tout particulièrement envers les individus et les donateurs qui nous offrent leur soutien. Mais surtout, nous prenons soin de nos acheteurs, ceux qui se procurent les enregistrements et les écoutent avec plaisir.

Est-ce que vos disques de musique contemporaine sont beaucoup achetés ? Quels sont vos auditrices et auditeurs ? Connaissez-vous leur profil ?
Cela peut surprendre, mais oui, les gens achètent encore de la musique! Et pas seulement des disques vinyles, mais aussi des CD et des téléchargements. Pour de nombreux fans de musique, c’est un choix conscient de soutenir directement les artistes et les labels qu’ils apprécient via des plateformes comme Bandcamp. J’ai remarqué qu’il s’agit de plus en plus d’un mouvement de résistance au pouvoir des monopoles ou des oligopoles qui tentent de contrôler l’ensemble d’un marché. Les gens en sont de plus en plus conscients.

Dans votre catalogue, vous avez beaucoup de compositeurs de la deuxième moitié du XXe siècle, aujourd’hui décédés, comme Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, Bernhard Alois Zimmerman, Iannis Xenakis ou même Gérard Grisey. D’autres sont encore en vie et en activité (Wolfgang Rihm, Rebecca Saunders ou Gérard Pesson). Quelle est votre ligne esthétique ? Comment choisissez-vous les sorties de disques ? Qui choisit les artistes, les compositeurs et les compositrices ?
C’est vrai, et c’est surtout une question d’intuition. À ce propos, tu as oublié de mentionner Brigitta Muntendorf, très vivante et très dynamique, une compositrice très spéciale dans le meilleur sens du terme ! Il y a beaucoup de choses formidables qui devraient être publiées et qui méritent plus d’attention, mais bien sûr nos ressources sont limitées. Néanmoins, c’est aussi une bonne chose, car cela nous oblige à nous concentrer sur les quelques projets que nous pouvons sélectionner. Moins, c’est plus (Less is more).

Il y a un peu de musique classique parmi vos disques (Bach, Beethoven, Schubert, Mahler et Scriabine) et aussi du jazz moderne ( Stefanovich-Dell-Lillinger-Westergaard, soit SDLW). Quelles sont les raisons de ces choix ? Quelles sont les proportions ?
Il s’agit essentiellement d’une sélection de musique que je trouve intéressante à écouter. Comme beaucoup de projets, la sortie de SDLW est le fruit de coïncidences et de rencontres personnelles : la pianiste Tamara Stefanovich m’a contacté me disant qu’elle avait commencé à jouer avec le trio de jazz d’avant-garde Dell-Lillinger-Westergaard. J’ai donc eu la chance d’être invité à l’une des premières répétitions de ces quatre compositeurs-interprètes exceptionnels. Leur répétition en 2019 m’a fait l’effet d’un coup de tonnerre ! Nous avons donc organisé des concerts, produit leur premier album et même été jusqu’à la salle Cortot à Paris, où nous nous sommes d’ailleurs rencontrés, Guillaume. La musique est et a toujours été une chaîne de rencontres (personnelles). Avec la musique du passé, des décennies ou des siècles passés, il s’agit de rencontres intertemporelles, un phénomène qui me fascine encore chaque jour.

Est-ce que ce label aurait pu voir le jour ailleurs qu’à Berlin ?
L’histoire de la naissance de SDLW est typiquement berlinoise. Cette rencontre idiosyncratique entre Christopher Dell, Christian Lillinger, Jonas Westergaard et Tamara Stefanovich ne pouvait avoir lieu qu’ici. Le processus de création de bastille musique a été étroitement lié à mon travail de manager de l’Ensemble Zafraan de 2012 à 2020, ce qui explique la présence de trois grands disques de cet ensemble sur le label. Grâce à eux, j’ai appris à connaître la musique de Christophe Bertrand, ce qui a conduit à l’énorme projet d’enregistrement à la WDR grâce au soutien d’Harry Vogt. Comme SDLW, Zafraan est un exemple de rencontres musicales internationales à Berlin, avec ses dix membres issus de cinq pays, dont Emmanuelle Bernard de France et Miguel Pérez Iñesta d’Espagne. J’ai d’ailleurs été heureux de voir que ce dernier vient de diriger le concert du jubilé des 50 ans de l’Ensemble l’Itinéraire à l’IRCAM. En 2019, nous avons organisé une série de concerts avec l’ensemble Zafraan, intitulée “Rencontres”, avec les ensembles parisiens Court-circuit et l’Itinéraire. Comme tu vois, il s’agit avant tout de rencontres.

Comment est la vie musicale à Berlin ? Est-ce que le label en profite ? Comment ?
Eh bien, c’est impressionnant. L’offre de concerts de tous genres et de spectacles en général est incroyablement diversifiée, de nos jours. C’est donc un véritable défi que de faire face à la peur permanente de manquer quelque chose. Bien entendu, un tel environnement est le terrain de jeu idéal pour lancer un label musical. C’est pourquoi il y a des centaines de grands labels ici (et je ne parle pas des oligopoles).

Parles-nous de votre avant-dernier disque, le n°25, sorti en septembre 2023, avec des œuvres de Rebecca Saunders, André Boucourechliev, James Clarke et Rolf Riehm. Quelles sont les raisons de l’association de ces artistes pour le programme d’un même disque ?
Il faut en attribuer l’entière responsabilité au grand pianiste britannique Nicolas Hodges, qui a élaboré ce programme pour les Donaueschinger Musiktage 2020. Lorsque le festival a été annulé à la dernière minute en raison du Covid, il a eu l’occasion d’enregistrer ce récital spécial, puis il m’a proposé ces enregistrements. J’ai été enthousiasmé dès la première écoute et nous avons décidé d’en faire un album sur bastille musique.         

Le Trio Catch est un autre exemple de programmes mixtes. Ils m’ont proposé leur programme pour l’album As if, qui est sorti en 2019 et qui comprend des œuvres de Gérard Pesson et Johannes Borowski, entre autres. Avec le Trio Catch, je présente depuis 2018, une série de concerts intitulée « Ohrknacker » (« craqueur d’oreilles ») à Berlin et Hambourg. L’année dernière, la violoncelliste suisse Eva Boesch et la pianiste coréenne Sun-Young Nam ont été rejointes par le clarinettiste slovaque Martin Adámek (qui est aussi membre de l’Ensemble intercontemporain) – successeur de la clarinettiste hongroise Boglárka Pecze, membre fondatrice du Trio Catch -, et en décembre, le Trio Catch jouera Sanh (2006) de Christophe Bertrand dans le cadre de cette série « Ohrknacker » à Berlin et à Hambourg. Encore une fois, tout cela est lié à des rencontres internationales.

Et qu’en est-il du disque n°26, qui est sorti le 24 novembre dernier, avec des œuvres de Franco Alfano, connu pour avoir complété les deux dernières scènes de Turandot de Puccini ?
Comme l’intégrale des Lieder d’Erwin Schulhoff parue en 2020, voici une autre sortie sous l’impulsion du pianiste Klaus Simon de Freiburg qui est l’un des défenseurs les plus originaux du répertoire négligé ou oublié du début du XXe siècle, outre son penchant pour les arrangements de chambre des œuvres de Mahler. Je travaille avec lui depuis dix ans, soutenant ses projets de concerts et produisant ou publiant certains de ses enregistrements les plus intéressants. Cette collection de l’intégrale des « liriche » (chansons d’art) de Franco Alfano sera une surprise pour de nombreux mélomanes, la plupart étant des enregistrements en première mondiale. Tout le monde connaît Alfano pour avoir achevé “Turandot” (certains connaissent peut-être même ses opéras), mais presque personne ne connaît ses œuvres de chambre et ses symphonies, ni les « liriche ». Grâce aux trois fantastiques chanteuses Alexandra Flood (soprano), Nina Tarandek (mezzo-soprano) et Tanja Ariane Baumgartner (mezzo-soprano), vous aurez la chance de découvrir ce répertoire unique de lieder, quelque part entre le romantisme tardif, l’impressionnisme tardif, le vérisme et le modernisme.

Propos recueillis par Guillaume Kosmicki

Photos © Bettina Schimmer

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