Bime! La friction des corps sonores entre Cairn et Totem Contemporain

Concerts 26.03.2022

Inventer, jouer, écouter : voilà trois actions en chaîne qui animent l’esprit de la Biennale des Musiques Exploratoires (BIME) emmenée par ses deux directeurs artistiques Anouck Avisse et Sebastian Rivas. En témoigne la rencontre féconde au Périscope entre l’ensemble Cairn de Jérôme Combier et le Totem Contemporain de Jean-François Laporte. 

Inventer : c’est ce à quoi s’emploie le Canadien Jean-François Laporte à partir de 1998, date à laquelle voient le jour ses premiers instruments : ils sont acoustiques (instruments à vent utilisant de l’air comprimé, membranes vivantes, oscillateurs, aérophones, etc.) « créés et élaborés avec soin grâce à notre amour et notre passion pour les matières premières et les matières sonores », précise cet inventeur passionné. « Le latex comme matière de vibration n’avait jamais été utilisé dans la musique », souligne-t-il encore. Trois instruments ont été retenus pour le concert : deux tables de Babel (multi-instrument très coloré composé de deux Bols à membranes, d’un Pipe, de huit « Insectes », de plusieurs Membranes vibrantes ainsi que d’un électron de latex libre), véritable orchestre à air comprimé placé à cour et à jardin (de chaque côté de la scène) ; entre les deux, l’orgue de sirènes, qui utilise lui-aussi l’air comprimé pulsé dans « des sirènes de camion lourd », n’est pas sans évoquer les machines à bruit des Futuristes italiens!

Totem_Instrument_Teaser from Totem Contemporain on Vimeo.

Jouer : impulsées par une politique de création, une centaine d’œuvres ont déjà été conçues pour le Totem Contemporain ; mais c’est sans doute la première fois que ses membres rencontrent les musiciens de l’ensemble Cairn, même si la collaboration entre Jean-François Laporte et Jérôme Combier ne date pas d’hier. Trois instrumentistes, Christelle Séry (guitare électrique), Ayumi Mori (clarinette sib et clarinette basse) et Sylvain Lemètre (percussion) relèvent le défi aux côtés des musiciens canadiens de Totem (Jean-François Laporte, Francis Leduc et Émilie Girard-Charest) dans cette co-production où chacun des partenaires a passé commande à deux compositeurs de son choix. 

Écouter : d’un côté, les instruments réglés de la lutherie classique répondant le plus précisément possible aux codes de l’écriture ; de l’autre, des instruments par essence fragiles voire imprévisibles, qui posent la question de la notation et dont les matériaux improbables (latex, notamment) peuvent facilement s’altérer en cours d’utilisation et modifier les perspectives d’écoute : autant de données de départ intégrées au projet de chaque compositeur entendu ce soir.

Le Suédois Jesper Nordin connait le Totem Contemporain pour lequel il a déjà écrit. Dans sa pièce d’une quinzaine de minutes au titre explicite, Close Encounter of the Second Kind (« Rencontre rapprochée du second type »), les instruments de Cairn émergent du flux sombre de Totem, notes égrenées de vibraphone, effluves de guitare électrique et ligne tremblée de la clarinette dans une texture flottante joliment colorée. Une déflagration sonore au mitan de l’œuvre – des pédales permettent ce genre d’impulsion – ouvre les vannes de l’air (comprimé) et du son (l’orgue de sirènes) avant la retombée de l’énergie et le retour au calme du début.
Ce sont les stridulations des « insectes » et un flux dense cerné par les graves de l’orgue de sirènes qui dominent dans le début de voir dans le secret du compositeur britannique Michael Edwards, présent dans la salle. La pièce intégrant une partie de sons fixés pèche par excès d’informations au sein d’une dramaturgie un rien confuse où l’écriture instrumentale peine à s’intégrer.
Le propos est tout autre chez la compositrice canadienne Émilie Girard-Charest, à l’œuvre sur une des tables de Babel pour jouer sa propre pièce aux côtés des cinq autres musiciens. Débutant dal niente, Limaille nous invite à une écoute aiguë, dans l’entre-deux du son et l’évolution lente du spectre jusqu’à son déploiement bruyant : battements, sons différentiels, aléas du souffle, phénomènes vibratoires et sons résultants s’entendent sous l’action commune des instruments du Totem, mis en valeur dans leur singularité, et ceux de Cairn. Limaille est une méditation tendue ouvrant sur des perspectives sonores inattendues. 

Chaque pièce nouvelle nécessite un ré-accordage du Totem. De Samuel Sighicelli, le titre Impetus Machine Overflow Rush Fallout, difficile à traduire, en dit long sur l’énergie du geste et la fulgurance du jeu qui s’exercent dans la composition : « On s’approprie assez vite cet instrument », confie-t-il à Guillaume Kosmicki en charge de la brochure de la biennale ; « Il n’est pas difficile d’accès mais la maîtrise du détail est plus ardue, bien entendu », ajoute-t-il. Dans cette proximité avec le jazz et son phrasé singulier, Sighicelli explore le Totem dans une dimension rythmique et articule de manière virtuose les deux sources sonores : vitalité des couleurs et plasticité du son avec l’activité du latex et celle de la guitare électrique engageant les effets de sept pédales! La ciselure des contours et le travail d’amplification et de spatialisation donnent un vrai relief aux instruments du Totem aux côtés de l’écriture instrumentale et ses perspectives mélodiques. Les séquences pulsées et souvent répétitives alternent avec les plages lisses et longues, moins écrites et plus performatives, laissant au timbre et au souffle de l’orgue de sirènes le temps de se déployer très librement : la friction des deux « peaux sonores » est aussi physique que jouissive, remarquablement opérée par nos six musiciens en parfaite osmose. 

Michèle Tosi

Biennale BIME
Le Périscope, Lyon,  23-03-2022
Jesper Nordin (né en 1971) : Close Encounter of the Second Kind (CM) ; Michael Edwards (né en 1968) : voir dans le secret (CM) ; Émilie Girard-Charest, Limaille (CM) ; Samuel Sighicelli : Impetus Machine Overflow Rush Fallout (CM) ; quatre pièces pour clarinette, guitare électrique, percussions, deux tables de Babel, orgue de sirènes. Ensemble Cairn : Christelle Séry, guitare électrique ; Sylvain Lemètre, percussions ; Ayumi Mori, clarinette ; Totem contemporain : Jean-François Laporte, Francis Leduc, Émilie Girard-Charest, tables de Babel et orgue de Sirènes. 

Photo © FAD. photography

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