À la source du son

Pochettes vinyles 03.03.2022

« You don’t have to call it music if the term shocks you. » *
C’est sous cette citation de John Cage pleine de sens (comme toujours) que l’on a réuni pour ce second épisode consacré aux pochettes de vinyles cinq disques aux musiques étranges et intrigantes mais toutes novatrices en leur temps – et encore aujourd’hui.

Le propre de l’amateur de 33 tours est d’être autant attiré par la musique que par le geste de choisir, de tenir son vinyle entre les mains et de chercher perpétuellement une qualité de son optimale. Sa curiosité le pousse à s’intéresser à certaines musiques seulement parce que la pochette l’attire : une couleur, un visage, un tableau peuvent faire beaucoup pour susciter l’intérêt. Amoureux du vinyle, voici cinq aventuriers du son qui ont pris un soin particulier à diffuser leur musique autant par l’enregistrement que par la partition et dont le choix de pochette peut en dire long sur leur art.
Parlons d’art exploratoire afin de satisfaire les mélomanes et d’évacuer tout débat sémantique bien souvent frustrant. L’étiquette est collée. Mis à part ça, qu’ont en commun Charlemagne Palestine, Alain Kremski, Luc Ferrari, Sofia Goubaïdulina et Dick Hyman si ce n’est d’être de notre temps et d’avoir usé leurs vies à constamment chercher les confins du son.

theeOorgannnissstheeGgreattestttSsynthesizerrrEverrrrrrrr est un disque du musicien maximaliste américain (performer/plasticien/carillonneur) Charlemagne Palestine sorti en 2020 dans le label Meakusma. C’est une performance unique sur l’orgue de l’église de la Paix à Eupen en Belgique. On y retrouve tout ce qui fait l’art de Charlemagne Palestine : des notes tenues telles un bourdon (drone), la voix de Charlemagne Palestine lui-même qui oscille entre le mystique nostalgique et le comique underground, des harmonies dissonantes qui vacillent, oscillent sans jamais se résoudre mais surtout une ambiance sonore captivante qui en quelques secondes nous happe et nous transporte durant plus d’une demie-heure. Tout se transforme en une immense vibration spirituelle et à la vue des photos du public contenues dans le beau livret, on se dit que ce jour-là, sa fameuse quête du « son d’or » devait être atteinte. La pochette de ce disque nous rappelle le jaune de cet or tant recherché avec cette manie – qui est une signature – de doubler, tripler, quadrupler la plupart de ses lettres.

Trois lettres (ANS) pour définir un synthétiseur russe à l’univers sonore hors du commun – presque irréel – et plus qu’utopique rendant hommage au compositeur synesthésique Alexandre Nikolaïevitch Scriabine dont le nom acronymique s’inspire. Yevgeny Murzin a l’idée de ce synthétiseur en 1938 mais mettra plus de vingt ans à le réaliser. Son principe est assez simple mais l’application est plus que complexe : cet instrument permet l’enregistrement photo-électrique et transforme toute image dessinée sur une plaque en une suite de sons élaborés. Les plaques sont réutilisables à l’infini. Cet instrument a été rendu célèbre (toute proportion gardée) par le compositeur Edward Artemiev de plusieurs bandes originales de films de Tarkovski. La grande compositrice Sofia Goubaïdoulina utilise cet instrument aux grandes dimensions pour une pièce incroyable : Vivente-Non Vivente sur un disque sorti en 1990 chez Melodiya. Mise aux côtés de deux autres grandes oeuvres, celle-ci est certainement la plus méconnue de la compositrice et pourtant la plus novatrice en termes de sonorités. Il est difficile d’imaginer une musique plus terrifiante, angoissée et mystérieuse. Des sons percussifs qui laissent place à des sons industriels, des voix presqu’humaines comme un choeur russe disloqué, des rires répétitifs diaboliques, des bruits de moteurs, des cloches, une voix de femme expirant etc. : un malaise rarement atteint que la pochette ne laissait pas deviner. On n’ose imaginer le dessin de la compositrice sur la plaque de verre…

Cinq ombres symétriques sur fond gris pour illustrer la musique de Luc Ferrari aux multiples facettes. La harpiste Hélène Breschand – avec l’Ensemble Laborintus – s’intéresse depuis de nombreuses années à la figure fascinante de Luc Ferrari avec qui elle a eu la chance travailler. Elle lui consacre une large place dans son répertoire, lui-même vaste et éclectique. Elle est aussi une grande interprète de l’œuvre d’Éliane Radigue. Disparu en 2005 Luc Ferrari n’est jamais totalement entré au purgatoire des musiciens mais n’a jamais non plus franchi les portes des grandes salles de concert et c’est bien dommage car il fut un peu à la France ce que John Cage fut aux États-Unis en son temps : un précurseur protéiforme de génie. Cet ancien élève de Cortot et Messiaen qui a co-fondé le GRM (Groupe de recherches musicales) est un pionnier de la musique concrète et expérimentale qui a su à la fois se forger un langage très personnel – mais de son temps – et engagé d’un point de vue social. Ce double-disque nommé …Et Après (paru chez Alga Marghen) réunit également des pièces du clarinettiste et compositeur Sylvain Kassap (une pièce hommage au compositeur) et d’Hélène Breschand elle-même. Plusieurs œuvres initialement pour piano sont adaptées pour harpe – avec l’aval de Ferrari – et nous valent une version d’anthologie du magnifique À la recherche du rythme perdu. Cette compilation – ou plutôt collection de petites pièces pour reprendre un titre d’une des œuvres les plus intéressantes de Luc Ferrari – est idéale pour aborder une nouvelle facette de la riche production de ce compositeur.

Un visage sérieux, derrière des cloches et des grosses lunettes qui nous interpelle : c’est celui d’Alain Kremski, compositeur et pianiste français dont la disparition n’a malheureusement pas permis au grand public de le redécouvrir et aux musiciens de réévaluer son importance historique. Le temps de sa redécouverte n’est pas encore venu mais un disque pourrait l’aider : Musique pour un Temple inconnu est sorti en 1978 pour le label prestige Auvidis. Grand Prix de Rome à 22 ans, Alain Kremski faisait autant l’admiration de Nadia Boulanger, Aaron Copland qu’Olivier Messiaen ou Igor Stravinsky. Son attrait pour la spiritualité bouddhiste, les musiques de Gurdjieff ou Nietzsche l’ont mené sur un chemin loin des cénacles de la musique contemporaine de son époque. Musique pour un Temple inconnu est une œuvre en quatre mouvements pour cloches anciennes d’Iran, gongs et cymbales tibétaines toutes joués par Kremski lui-même dans une immense improvisation ou composition spontanée. Selon ses dires, cette musique serait l’occasion de « faire naître chez l’auditeur un sentiment de paix, de sérénité, l’amener à une certaine tranquillité mentale, tout en le faisant vibrer intérieurement d’une manière très active. » Entre l’ambient naturaliste, la musique méditative et les tintinnabulis d’Arvo Pärt, il est temps de considérer la musique d’Alain Kremski comme un pan important de la musique minimaliste en France.

À 95 ans Dick Hyman est le dernier musicien encore vivant à avoir joué avec Charlie Parker. Il est la mémoire vivante du jazz – tous styles confondus. Ses nombreux disques en tant que jazzman (plus de 250), ses ouvrages pédagogiques, ses compositions originales mêlant jazz et classique, ses fameux « à la manière de » grands jazzmen, ses musiques de films (Woody Allen), ses conférences sur les origines du ragtime et du boogie-woogie et son attrait marqué pour le synthétiseur naissant dans les années 60 font de Dick Hyman un incroyable caméléon et donc un méconnu. Il est pourtant l’un des grands précurseurs et vulgarisateurs du synthétiseur Moog. Il a sorti plusieurs disques consacrés à ce nouvel instrument si difficile à maîtriser. Il y mélange allègrement des influences jazz, pop et classiques tout en tentant d’intégrer des atmosphères contemporaines peu démodées – ce qui est une gageure quand on parle du synthétiseur Moog. The Age of Electronicus est sorti en 1969 chez Command et connut un petit succès. Ce disque contient plusieurs pistes qui sont des reprises de tubes pop de l’époque (Beatles, Joni Mitchell, James Brown, Hair) tous joués avec des sonorités explorant les possibilités (parfois comiques) du Moog mais un morceau est largement au-dessus du lot et mériterait une analyse à lui tout seul : Kolumbo. Composition originale de Dick Hyman, ce morceau long de plus de sept minutes explore des sons qui nous plongent dans le synthétiseur lui-même, dans ses méandres filaires, dans sa stridence répétitive qui annonce la techno ou l’électro avec une rythmique industrielle obsédante samplée et reprise bien des décennies plus tard par un certain Kanye West dans God Level.

François Mardirossian

*Vous n’êtes pas obligé d’appeler ça de la musique si le terme vous choque.

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