Amaury Cornut Moondog et l’art du métissage

Interviews 01.07.2021

Nous discutons de la figure de Moondog avec Amaury Cornut, le spécialiste français du compositeur, auteur d’un très remarqué Moondog chez Le mot et le reste, et initiateur depuis plus d’une dizaine d’années de nombreux projets autour de sa musique qui parcourent la France et s’exportent jusqu’aux États-Unis.

Lorsque tu as sorti ton ouvrage sur Moondog en mars 2014, sa diffusion était envisagée comme confidentielle. Finalement, ce livre a connu un beau succès et a même été réédité en 2017. Comment expliques-tu cet engouement ? Pourquoi Moondog est-il dans l’air du temps ?
Mon éditeur, Yves Jolivet, pense que les nombreuses conférences que j’ai données un peu partout en France sur Moondog (Partie 1 et Partie 2), et surtout les efforts que j’ai fait pour le « médiatiser » depuis dix ans ont pu avoir un impact. Aujourd’hui, ce compositeur est effectivement essentiellement joué en France. Mais plus que tout cela, Moondog a une trajectoire passionnante et unique. Il aimait élargir les spectres. Tu utilises l’expression « air du temps », cela n’est pas anodin. La musique de Moondog joue d’anachronismes et de paradoxes, il cherchait dans le passé quelque chose pour écrire l’avenir, mais il était diablement ancré dans le XXe siècle, qu’il le veuille ou non. Il a aussi fait du métissage musical le fer de lance de son travail, et force est de constater que c’est aussi dans l’air du temps. Si on s’intéresse aux musiques anciennes, on doit pouvoir trouver un intérêt à la musique de Moondog, et cela peut s’appliquer au jazz, et à de nombreuses autres formes de musiques dites « actuelles ». C’est une musique accessible et riche, produite qui plus est par un personnage attachant et singulier.

Qu’est-ce qui t’a attiré personnellement chez cet artiste ?
J’ai entendu du Moondog pour la première fois à une soirée chez un ami, c’était un album du milieu des années 50, pas la période la plus facile, qui m’a bien accroché l’oreille. J’avais tout juste 20 ans, et j’ai découvert qui se cachait derrière cette musique. J’ai pu me faire une idée de son parcours atypique, j’ai écouté différentes productions échelonnées sur une cinquantaine d’années, et je me suis rendu compte que tout cela n’avait fait l’objet d’aucun travail de promotion. Cette constatation que tout était à faire m’a particulièrement attiré.

Comment le décrirais-tu en quelques mots pour qui ne le connaît pas ?
C’est un compositeur américain né au début du XXe siècle et mort à sa toute fin. Il a composé pendant près de 50 ans, et compte à son actif un millier d’œuvres. Le chiffre de 81 symphonies est régulièrement cité, même si ce n’est pas forcément dans ce domaine que se trouve ce qui fait le charme de son travail. Il a été un touche-à-tout génial, mélangeur de sons, d’influences, inventeur d’instruments. Il a été une icône du New York des années 50 à 70. Par ailleurs, il était devenu aveugle à l’âge de 16 ans, et il vivait dans la rue le plus clair du temps, vêtu d’un costume de viking. Sa musique est à la croisée des musiques anciennes et classiques européennes, des musiques traditionnelles asiatiques, amérindiennes, et du jazz, ce mélange étant absolument sincère chez lui.

Peux-tu évoquer plus en détail cette synthèse qu’il opère ?
Il y a incontestablement l’influence de Jean-Sébastien Bach sur son travail. C’était son maître, même si Moondog avait régulièrement dans l’idée qu’il l’avait dépassé (notamment dans la rigueur de son contrepoint, et on entre là dans des sujets que je ne maîtrise vraiment pas). S’ajoute sa passion pour la musique tribale amérindienne, qui remonte à son enfance. Il connecte la pulsation des tambours indiens au jazz des années 20 et 30, une autre de ses influences. Son père écoutait énormément de ragtime, peut-être injustement mis de côté dans ses sources, alors qu’il représente déjà la fusion entre la musique classique européenne et une première forme de jazz. Et puis il y a aussi les percussions en général et les musiques asiatiques. On retrouve également parfois des couleurs caribéennes, celtes, orientales. 

Quelle est son influence sur le monde musical ?
J’ai toujours trouvé ça assez peu évident à établir clairement. Il est régulièrement cité par tout un tas de musiciennes et de musiciens comme une source d’influence, et pour autant, la musique de Moondog ne se retrouve pas clairement dans celle produite par celles et ceux qui le citent volontiers (il y a de rares exceptions, je pense notamment au musicien espagnol Borja Flames par exemple, notamment dans son premier album).

Je peux me lancer dans une évocation rapide et non exhaustive : « Take Five » de Paul Desmond et Dave Brubeck est une ode au cinq temps, métrique chère à Moondog, qui ouvrait justement un concert pour eux quelques années avant la composition de ce morceau.

Lorsque Janis Joplin intègre Big Bother and the Holding Compagny en 1966, elle impose une reprise de « All is Loneliness », une composition de Moondog.
Le groupe anglais Pentangle chante littéralement Moondog sur leur album Sweet Child à-peu-près au même moment. C’est Moondog qui signe un arrangement de « Guggisberglied » pour Stephan Eicher, qui s’intéresse aux cordes classiques après avoir vu Moondog à Rennes en 1988.
Le rythme de « Ma petite entreprise » de Bashung est-il inspiré du « Stamping Ground » de Moondog ?
Crois-moi, je pourrais continuer ainsi très longtemps ! Ça semble sans fin.


On classe souvent Moondog comme un compositeur de musique minimaliste. Je sais que tu n’aimes pas ce terme. Pourquoi ?
Ce sont surtout les compositeurs qu’on associe à ce courant qui n’aiment pas cette appellation (Steve Reich et Charlemagne Palestine en tête). Et Moondog lui-même n’aimait pas être considéré par Steve Reich et Philip Glass comme le père fondateur de la musique répétitive. Il considérait que la répétition existait depuis bien plus longtemps que lui. Steve Reich et Philip Glass le savaient évidemment, mais ce qu’ils voulaient dire est que Moondog avait assemblé tous les ingrédients qui fondent cette « musique minimaliste » : le retour à la pulsation, les bourdons, les phrases courtes qui reviennent régulièrement, une économie de moyens, etc. À ce titre, je pense que Moondog a bien sa place sous cette étiquette. Mais pas uniquement…

Tu as participé à plusieurs projets autour de Moondog, scéniques et discographiques, notamment avec l’Ensemble Minisym et l’ensemble 0, ou comme conseiller artistique à la ville de Toulouse pour la saison 2018-2019. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
Tout cela a été pendant ces 10 dernières années ma façon de faire vivre la musique de Moondog. Au-delà des conférences, il y a eu effectivement des dizaines de concerts et de projets parmi lesquels on peut aussi citer, avec la complicité de Marie-Pierre Bonniol, la rencontre entre la pianiste Dominique Ponty et le percussionniste Stefan Lakatos, tous les deux proches de Moondog qui ne s’étaient jamais rencontrés, et qui ont récemment sorti un album. J’ai mené aussi un gros travail de collectage des partitions, toujours sans savoir où se trouve un sol sur une clé de sol, qui a abouti à un fonds de plus de 300 pièces, que j’ouvre régulièrement à des écoles de musique, des conservatoires où des musiciens et ensembles.

Est-ce toi qui suscite ces collaborations, ou est-ce qu’on te contacte ?
Elles s’inscrivent presque systématiquement dans le cadre d’un fil rouge autour de Moondog impulsé par une salle et/ou une médiathèque. Ça a commencé par le conservatoire de Nantes, où j’ai organisé mon premier hommage à Moondog (mon premier concert se tenait en mai 2010 dans la cour du Château des ducs de Bretagne). En plus d’un groupe de musiciens professionnels venus d’Allemagne, je voulais la présence de musiciens locaux, qui découvraient Moondog pour l’occasion. Il se trouve que sa musique possède de véritables vertus pédagogiques. Par ailleurs, sa science du métissage rend vraiment agréable pour des conservatoires les temps communs autour de Moondog. Ils se révèlent profondément fédérateurs, parce que les profs de jazz s’y retrouvent autant que ceux de musiques actuelles et même les classes classique/baroque – je devrais dire naturellement mais ce n’est pas hélas si naturel que ça dans la plupart des cas. S’ajoute le fait qu’il a écrit pour quasiment tous les instruments possibles, ce qui permet d’imaginer des programmes riches et variés. J’ai ainsi travaillé avec les conservatoires de Saint Nazaire, Guérande, Châlon-sur-Saône, Châteaubriand, Laval, Poitiers beaucoup, Toulouse évidemment, mais aussi des écoles de musique à Rezé, Tournan-en-Brie, Challans… 

Quels sont tes liens avec le label Murailles Music ?
À l’origine Murailles Music s’occupait de la diffusion de ma conférence sur Moondog. Puis l’Ensemble Minisym a naturellement intégré le catalogue, ce qui donnait un beau projet. Ensuite, comme notre tourneur a quitté le label, j’ai accepté de le remplacer. Julien Courquin, son fondateur, est devenu un vrai allié pour promouvoir la musique de Moondog et imaginer des projets. Il s’est notamment battu pour que la création « Moondog on the Streets » avec Thomas Bonvalet, Jean-Brice Godet et Stéphane Garin puisse aller jouer à New York, et de manière générale Murailles Music était à mes côtés tout au long de la Saison Moondog à Toulouse, aussi bien sur des postes de production, d’administration et de communication.

Tu travailles depuis longtemps à un projet d’édition de partitions de Moondog non encore diffusées. Comment les as-tu obtenues ? Où en est le projet ? De quelles œuvres s’agit-il ?
C’est un travail de collectage mené auprès de ses amis, sa famille et ses musiciens. J’en ai désormais plus de 300, mais notre homme en a composé un millier. Ce sont des partitions qui pour la plupart viennent d’Allemagne et ont été mises au propre par Ilona Goebel, qui s’occupait de Moondog. Elle ne savait pas lire la musique, ce qui implique que quelques erreurs s’y cachent parfois, et que certaines notations peuvent sembler un peu… ésotériques aux musiciens qui les jouent aujourd’hui. Je n’ai pas pour souhait de les vendre, je les donne généralement en expliquant que les bénéficiaires sont libres de me faire un don qui peut m’aider, dans la mesure où tout ce travail se fait purement bénévolement. Je suis en contact régulier avec l’avocat de Moondog pour faire avancer cette affaire. Je pense que diffuser officiellement et correctement les partitions serait une bonne chose pour sa musique. Hélas, je suis aussi confronté à des gardiens du temple, et c’est une partie moins amusante, sur laquelle je ne souhaite vraiment pas m’étendre ici… Mais j’ai appris par l’avocat qu’un espace allait ouvrir en ligne, où il serait possible d’acheter des partitions. C’est quelque chose que je cherche à mettre en place depuis de nombreuses années. Je pense qu’il serait temps qu’on puisse se procurer des partitions de Moondog simplement en allant dans une bibliothèque musicale, notamment en raison de ses vertus pédagogiques incroyables, mais aussi parce que ça serait une façon merveilleuse de la partager et de la faire découvrir.

Propos recueillis par Guillaume Kosmicki.

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